Bien sûr qu'Oliver a pardonné. Comment aurait-il pu en être autrement ? Il aurait voulu avoir gardé cette rancoeur comme il l'avait cru, mais il n'avait suffi que d'une poignée de regards et quelques excuses balbutiées pour faire fondre comme neige au soleil la totalité de ses incertitudes et de sa colère. Ce coup de poing qu'il lui a balancé en pleine figure, il l'a même regretté ensuite, de ne pas avoir demandé des explications avant de lui balancer sa haine dans la gueule. Sauf qu'il a du mal à l'accepter, quand bien même Gaspar ferait tout pour se rattraper, c'est encore bien là, le doute, et la peur de le voir disparaître à chaque matin où il se réveille à côté de lui. Puis il ouvre les yeux et un rayon de soleil filtre sur d'épais cheveux blonds, et il oublie. Mais un secret comme celui-là ? « Tu crois que tu sais, mais t'as pas la moindre idée de ce qu'il aurait pu se passer si t'avais pas fait ça. » Il a raté quelque chose, il en est sûr.

Si Cassandre l'avait appelé, que se serait-il passé ? Oliver ne le saura jamais, mais là où il devrait simplement l'accepter et passer à autre chose, ce n'est pas possible dans le cas présent. Il a passé des années à regretter. Des années à se demander si à un moment, il aurait dû dire quelque chose, faire quelque chose pour le retenir. Durant quatre ans il a menti à un garçon qui l'aimait au moins autant que lui en aimait un autre. Tout ça pour rien. Et sa mère n'a pas l'air de s'en vouloir le moins du monde. « Je connais suffisamment bien le père de Gaspar pour savoir ce qui l'attendait à l'époque, s'il avait eu l'audace de le défier, même pour toi. Il était tout seul, complètement perdu, la seule personne à qui il a accordé sa confiance, c'est à moi. Je ne voulais pas la briser pour te faire plaisir.
– C'était pas une question de plaisir. Il aurait renoncé si j'avais pu lui parler. » Il le sait. Il le sent. Il ne suffisait que d'une petite étincelle.

« Tu ne peux pas en être sûr, et moi je ne me suis jamais fiée aux et si, chéri. Tout ce que j'ai vu à ce moment là, c'était un gosse en détresse qui avait besoin de mon aide et je la lui ai apportée.
– Et tu lui as dit de me recontacter, au moins ?
– Oui. » Cassandre tire sur sa cigarette, mais n'ajoute rien. C'est à devenir complètement fou, et Oliver commence très sérieusement à perdre patience. « Et donc ?
– Il m'a dit qu'il en avait bien assez fait comme ça et que de toute façon c'était trop tard, qu'il valait mieux que tu l'oublies. Et ça le rendait très malheureux. » La belle affaire. Il était parti quand même. Personne ne l'avait obligé à s'enfuir, et lorsqu'Oliver surprend ces pensées, il comprend qu'il va devoir arrêter ce cruel interrogatoire. Il s'était promis de ne plus en vouloir au chanteur pour tout ça.

Alors le batteur renonce, soupire. Puisqu'il en est ainsi, alors tant pis, il devra vivre avec ces ratés-là, et la mine compréhensive de sa mère le rassure un peu. Se mettre en colère ne lui permettra pas de remonter le temps, de rattraper toutes ces années perdues. « J'me suis toujours demandé comment tu savais tout ça à propos du père de Gaspar, finit-il par lâcher, peut-être un peu boudeur car peu désireux de se savoir en tort. Tu l'as bien connu quand tu étais jeune ? » C'est marrant comme la mine de sa mère se ferme, d'un seul coup. Cassandre Porter ne fait jamais la gueule, même pas dans l'urgence ; et pourtant, il y a quelque chose qui cloche, là. La seule mention de cet homme a l'air de la mettre mal à l'aise. « C'est une longue histoire, compliquée et très pénible à raconter alors je crois qu'il vaut mieux ne pas en parler. »

Maintenant qu'il y pense, c'est vrai qu'il y avait de quoi se poser des questions. Oliver a souvent vu sa mère parler du père de Gaspar à son  époux, mais il était  bien trop occupé à prendre soin de l'adolescent pour tenir compte des mots dur de sa mère, ou seulement pour les confirmer en silence ; il ne s'est jamais demandé comment elle pouvait les connaître aussi bien ces gens-là, comment elle avait pu avoir le moindre lien avec eux sans jamais en avoir parlé à personne. Maintenant, elle a l'air terriblement mal à l'aise, comme si un  terrible secret se cachait sous cette fausse nonchalance ; et Oliver n'est pas dupe, il est convaincu que c'est le cas quand il la regarde et qu'il essaie de comprendre. « Tu m'avais pas dit que t'étais de la haute quand t'étais  jeune ? C'est à cause de ça ?
– Chéri, vraiment, j'aime encore que tu me fasses un exposé sur le Zigzaton que tu vois là plutôt que de devoir raconter des choses que j'ai préféré oublier. »

Le Zigzaton en question vient de faire le vol plané le plus magistral grâce à un  coup de pied au cul extraordinairement bien placé de Meleys, qui décidément est très en forme aujourd'hui. Et ça n'explique absolument rien. « Pourquoi tu fais cette tête ? » Demande-t-il finalement, à l'attention d'une mère qui regarde absolument partout et tout sauf lui. « A la base c'était seulement de la curiosité mais à bien y réfléchir je commence à me dire que c'est grave, tout ça.
– Oh, grave, voyez-vous ça, répond sa mère en levant les yeux au ciel, dans une manifestation d'agacement qu'il ne lui reconnait pas. » Cassandre n'est jamais en colère, elle sourit tout le temps. Même folle de rage, elle ne manifeste pas son mécontentement de façon aussi grossière. Un sens de l'étiquette qu'il aurait dû lui reconnaître à l'époque, mais trop centré, sûrement, sur tout le reste.

« Je crois me rappeler d'une vague histoire de mes grands-parents qui n'ont jamais voulu me rencontrer ni moi ni papa, mais je me souviens pas que tu m'aies dit pourquoi.
– Parce que l'immense majorité des Everwade sont des gens pédants, prétentieux, stupides et beaucoup trop attachés à certaines traditions qu'ils feraient mieux de laisser derrière eux, grince aussitôt sa mère en lui jetant un regard contrarié. Quant à la branche de la famille qui ne considère pas ce genre de choses, je n'ai pas de nouvelles depuis presque trente ans et c'est très bien comme ça.
– Pourquoi ? » Et surtout, quel rapport avec le père de Gaspar ? Parce que tout partait de là,  finalement. « T'as rencontré les Neskov quant t'étais jeune ?
– Oui. » Eh bah voilà. « J'ai rencontré Drakan Neskov pendant l'une de ces horribles soirées où j'étais conviée avec d'autres grosses familles de Lathea, et j'ai toujours considéré que ce type était une horrible personne. Et au vu de la manière dont  il a élevé son fils unique, je sais que je ne me suis pas trompée. »

« Et Gaspar, il savait que tu connaissais son père ?
– Oliver, arrête avec tes questions. Je n'ai aucune envie d'y répondre. » Ah oui ? C'est dommage ça, parce que le jeune homme a très soudainement l'impression qu'il vient de mettre un grand coup de pied dans une fourmilière très bien cachée, mais présente et remplie d'insectes piquants. Sa mère fuit son regard. Elle n'avait encore jamais fait une chose pareille.
Bon. Du coup, il va tenter le bluff. Haussant les épaules, il sourit, enchaîne tranquillement. « Très bien ! Comme tu voudras, je pense que papa saura me répondre si je pose des questions. » Sans doute que non, parce que son père n'a jamais été un grand bavard et qu'il protègera sûrement les secrets de sa femme... ou pas ? Il ne rêve pas, sa mère vient de perdre instantanément deux couleurs. « Mais enfin... pourquoi ça t'intéresse tout ça ? Je t'assure que le train de vie mondain et les histoires de famille sont inintéressantes et ne te concernent absolument pas, alors... »

« Si elles me concernent pas alors pourquoi tu veux pas les raconter ? J'ai envie de savoir comment tu vivais quand t'étais petite, papa et toi vous racontez jamais rien.
– Ton père n'est pas fâché avec ses parents, lui.
– Non, il n'aime juste pas parler. » Elle est fatigante, pourquoi essaie-t-elle à tout prix de jouer les idiotes ? Cassandre Porter n'en a jamais été une et son fils est parfaitement au courant, alors ce n'est pas la peine de faire semblant. « Toi t'as jamais eu de souci à parler et quand je te demande pourquoi mes grands parents n'ont jamais voulu me rencontrer, tu refuses de me le dire donc excuse moi de me sentir un tout petit peu concerné par tes histoires.
– Oh, si ça peut te rassurer ce n'est absolument pas de ta faute si mes parents sont deux idiots, grommelle sa mère en fourrant les mains dans ses énormes poches de pantalon de survie. Ce n'était pas du tout le futur qu'ils voyaient pour moi, voilà tout. »

Et quel genre de futur lui prévoyaient-ils ses parents ? Il a un peu de mal à comprendre Oliver, parce que beaucoup de parents rêveraient sans doute de l'accomplissement tel que celui qu'a connu sa mère ; dresseuse, puis membre du conseil d'administration du gouvernement du pays, ça a quand même un peu de gueule, non ? En tout cas, elle ne répond pas plus, et il se contente de la regarder fixement, le batteur, dans l'attente de précisions. Elle ne s'en tirera pas comme ça. D'ailleurs elle le remarque, puisqu'elle finit par soupirer longuement. « Mes parents voulaient me marier avec quelqu'un du même rang que moi, voilà l'avenir qu'ils me souhaitaient, tu es content ?
– Et c'est parce que ça ne s'est pas fait qu'ils ont arrêté de te parler ?
– Oui et non. » Cassandre a toujours eu le teint pâle, mais là elle est livide. « J'ai même été fiancée, à une époque. »

D'accord, celle-là Oliver doit bien reconnaître qu'il ne s'y attendait absolument pas. Il cligne des yeux une fois, deux, trois, sans vraiment comprendre ce qu'il vient d'entendre. Sa mère a donc été fiancée de force et il ne l'a jamais su ? Il a vingt neuf ans, bordel. C'est quand même un truc qu'il aurait dû savoir, non ? Cassandre n'en mène pas large, bien consciente que cette info là, il aurait peut-être dû l'avoir plus tôt ; quoi qu'il ne s'agit que de sa vie à elle, et à elle seule, après tout. De là à ce que le batteur le reconnaisse, il y a un monde. « Ne me regarde pas comme ça. Mes parents ont voulu décider de ma vie pour moi et j'ai troqué ces fiançailles contre mon voyage Pokémon, c'est là que j'ai rencontré ton père. » D'accord. C'est complètement dingue son histoire. « C'était qui, ton fiancé ? »

Pourquoi elle hésite comme ça, pourquoi elle ne balance pas le nom tout simplement, c'est quand même pas si compliqué, si ? Pourquoi ça a l'air de lui coûter autant, d'avouer la vérité, ça la déchargerait de ce qu'il voit comme un secret, non ? Il faut qu'elle crache le morceau maintenant, parce que ça a l'air de terriblement lui peser et lui n'arrive pas à croire qu'il ait été tenu à l'écart de telles informations pendant tout ce temps. C'est du délire. « Maman, c'était qui ?
– Je, je préfère ne... oh bon sang, tu n'as pas encore deviné ? » Deviné ? Deviné quoi exactement ? Comment pourrait-il le savoir ? Peut-être qu'il pourrait, au vu de ce qu'il a appris ; si elle panique c'est parce qu'il le connait, seulement de nom, peut-être. De qui parlaient-ils avant de dériver sur elle ? Oh non. Non, c'est pas possible. « Me dis pas que c'est Drakan Neskov. » Mais si. Elle hoche la tête.