« Je suis vraiment contente de passer un moment avec toi, mon chéri, ronronne une femme brune habillée comme le  pire cliché de la dresseuse sur le retour, chaussée de bottes  lacées, vêtue d'un jean troué et ployant presque sous le poids d'un gros sac de voyage qui a connu, déjà, beaucoup d'aventures. Heureusement que tu tiens tes promesses même si elles n'arrivent que dix ans après, pas vrai ?
– Je t'en prie maman, ne commence pas. »
Non pas qu'il  n'aime pas sa mère Oliver, c'est même tout le contraire : il l'adore, il l'aime très fort, et il ne serait sans doute  pas celui qu'il est devenu sans le concours de deux parents aussi formidables que Kyle et Cassandre Porter. Sauf que là, il a l'impression d'être revenu à l'adolescence ; ces moments douloureux où sa  mère lui foutait presque systématiquement la  honte, en somme.

C'est Dimanche aujourd'hui, et Oliver avait espéré que le temps menaçant découragerait sa mère de venir avec lui, ce matin, quand elle l'a appelé en lui disant qu'elle était sur Castlerain et que ça ne lui ferait pas de mal, de sortir se promener avec elle. Rendez-vous a été pris près du fleuve, au sud de la ville ; Oliver a besoin d'entraîner Meleys, et elle a besoin, clairement, de se défouler. Sa Salamèche avance devant la mère et le fils, grognant sur tout Pokémon qui oserait passer. « Tu as l'air en forme en ce moment, observe Cassandre, en serrant sa queue de cheval parfaitement inutile. Ta hanche ?
– Ça va. Mais si tu es là pour me parler de ma santé, la balade risque de tourner court.
– D'accord, d'accord. Enfin tu sais, c'est quand même relativement normal quand on est une mère de s'inquiéter pour son fils hein. Vous les gosses, vous trouvez toujours des choses à nous reprocher à nous, parents. Si on vous fout la paix avec vos soucis on est indifférents, si on cherche à...
– J'ai compris l'idée, coupe le jeune homme en retenant un soupir. Je suis désolé. » Ça commence bien, à l'évidence.

« Enfin, je vais au moins pouvoir donner tort à ton père en rentrant. Il est convaincu que tu risques de te faire encore plus mal en partant à l'aventure. » Il soupire, Oliver ; avoir un père ancien dresseur et médecin, c'est s'exposer à ce genre de commentaires stupides. Il n'a pas peur de ça, pas peur de se faire mal, il sait qu'il trouvera toujours quelqu'un pour le ramasser. La preuve, il a failli se faire estropier par une bande de Piafabecs furieux et mutiler par des Dardargnans, et il est toujours là. « Bah, j'suppose que ça lui passera. Il se plaît à Enoville ?
– A ton avis ? » Ouais, non, c'était  une question débile. « Vous pourriez toujours aller vous installer ailleurs si ça le gonfle de vivre en ville.
– Et puis quoi encore. J'ai pas du tout l'intention de prendre des taxis volants tous  les matins pour aller au travail,  merci bien.  Je me déplace  bien assez comme ça. »

Un sourire moqueur effleure les lèvres d'Oliver, alors qu'il tourne la tête vers sa mère. Cassandre Porter a passé la cinquantaine, mais il lui semble qu'elle n'a jamais été aussi rayonnante ; elle fait figure de femme forte dans son milieu, et tout dans son attitude y compris ses sourires, ne font que corroborer ce genre de pensées. Même affublée comme une dresseuse débutante, elle dégage quelque chose d'autoritaire et de digne, qui l'a toujours impressionné. Son père aussi est affublé du même genre d'aura ; rien qu'ils aient transmis à leur fils, en revanche. « Fut un temps où t'étais un peu plus aventureuse que ça, à mon souvenir. » Et elle se met à rire, sa mère ; le son est cristallin, moqueur. « Ah oui, mais c'est bien loin derrière moi tout ça maintenant. Figure-toi que j'ai eu mon lot de crapahute pour la fin de mes jours, j'ai plus l'âge que j'avais quand je me suis lancée dans l'aventure. »

« Ça te manque pas, des fois ? » Oliver est toujours aussi surpris de constater que sa mère, si aventureuse autrefois, a fini par se fondre à merveille dans la peau d'une politicienne et femme d'affaire chevronnée tout en conservant avec soin sa vie de famille. Lui et Mallory ont été très bien élevés, en dépit des absences répétées de ses parents ; son père à cause de ses gardes, sa mère à cause des deux métiers qu'elle combinait. Mais sa jeunesse, ses combats, ses badges, a-t-elle vraiment tout oublié ? Ce serait triste, non ? « Non, ça ne me manque pas. Je ne regrette absolument pas de m'être lancée dans l'aventure, mais j'ai fait le tour de ce que je voulais explorer et voir. Tu verras, un jour ça sera pareil pour toi.
– Pas tant que j'aurais pas au moins défié la ligue. » D'abord, il veut être maître ; ensuite, il avisera pour se poser. 

Contre toute attente, Cassandre éclate de rire ; quoi, qu'est-ce qu'il a dit de drôle ? Presque vexé devant la condescendance évidente de sa mère, Oliver fronce les sourcils. En quoi est-ce si drôle qu'il vise aussi haut, est-ce que c'est à cause de sa hanche ou de son manque de talent qu'elle l'en croit incapable. « Aaaah, la Ligue, on jurerait entendre ton père. Lui aussi était convaincu qu'il n'arrêterait pas sa carrière de dresseur tant qu'il ne l'aurait pas atteinte. » Comme Gaspar, lui et des centaines de challengers, et donc ? « Chéri, seuls les meilleurs peuvent atteindre la Ligue et tout le monde se casse les dents sur le Conseil 4, si ce n'est pas sur les champions. Crois-moi, ils sont tous au niveau de Mallory et certains sont même encore au-dessus.
– Et donc ça veut dire quoi ça ? grince-t-il, bien vexé cette fois. Que je peux pas y arriver ? »

C'est génial, ça. Si même sa mère décide de ne tout simplement pas l'en croire capable, il est supposé faire et dire quoi, Oliver, hein ? Agacé, il shoote dans une pierre comme un adolescent ; et le petit cri qu'il entend dans un buisson lui fait relever le nez. La petite forme qu'il aperçoit un peu plus loin, c'est un Riolu. Un Riolu. « Ce n'est pas ce que j'ai dit, reprend sa mère en levant les yeux au ciel. Je dis simplement qu'être dresseur, c'est un très  long travail de patience et de persévérance, et beaucoup n'arrivent tout simplement pas jusqu'au bout parce qu'ils ne supportent pas la défaite. » Alors du coup ça veut dire qu'il est mauvais perdant ? Elle s'enfonce. Ou alors il est vraiment très susceptible. « C'est ce qu'il t'est arrivé à toi, pour que tu décides de lâcher l'affaire ? »

Bien sûr, ça ne rate pas ; l'avantage avec Meleys, c'est qu'elle est tellement agressive qu'Oliver n'a pas souvent besoin de lui ordonner d'attaquer pour qu'elle y aille d'elle-même. Voilà qu'elle gronde sur le pauvre Riolu qui tentait de s'enfuir ; pris en tenaille entre sa Salamèche et le bord de l'eau, il a clairement l'air d'hésiter à aller prendre un bain, là. Lui, il cherche dans une poche de son sac une Pokéball vide, tandis que sa mère hausse les épaules. « Oui et non. J'ai rencontré ton père sur les routes, et les choses se sont faites plutôt naturellement. » Ça il sait ; les circonstances exactes de leur rencontre en revanche, non. « D'ailleurs, vous vous êtes rencontrés comment ?
– On était sur la même route. Ton père cherchait quelqu'un pour combattre, il était appuyé contre un arbre et quand il m'a vue passer, il m'a appelée. » Elle sourit, tranquille, tandis que Meleys colle une bonne baffe au Riolu. « Il a regretté. »

C'est drôle, mais Oliver n'a absolument aucun mal à se figurer un Kyle Porter extrêmement fier et jeune, Pokéball à la main et prêt à envoyer son Lugulabre sur le premier passant ; ça a dû lui faire plutôt drôle de se faire éclater par la jeune fille qu'il avait dû héler en s'imaginant que ce serait facile. La remarque de sa mère lui arrache un sourire, avant qu'il lance sa Pokéball sur un Riolu tout affaibli, couché devant une Meleys encore grondante. « C'est comme ça que vous vous êtes mis ensemble ?
– Oh non, ça n'a pas du tout été le coup de foudre, répond sa mère en riant. Il était tout piteux quand il m'a donné mon argent, alors je m'en suis servie pour lui offrir un café avant de rejoindre la ville la plus proche. » Super, visiblement la galanterie était plutôt dans l'autre sens, alors. « Mais j'aurais pu m'abstenir vu comme il faisait la gueule. »

Là encore, Oliver n'a pas beaucoup de mal à imaginer la mine déconfite de son père. Si Kyle Porter a toujours été un homme doué de suffisamment d'altruisme pour exercer le métier qu'il fait à présent, il a toujours été extrêmement fier, après tout. Son épouse aussi d'ailleurs, ce combat n'aurait pas pu se terminer sur un large sourire des deux parties et une poignée de main. « Et alors, vous vous êtes revus après ? » Il a envie de savoir ; il n'a jamais vraiment su comment tout ça s'était passé, après tout. Elle sourit, Cassandre, pose deux doigts sous son menton pour réfléchir. « En fait, il suivait plus ou moins le même chemin que moi. Je l'ai recroisé trois jours plus tard et il a voulu sa revanche, mais cette fois il a gagné, et il m'a offert un café avec mon argent, ce mufle. » Tiens donc. Elle est complètement débile leur histoire d'amour en fait ? Ou mignonne. Il suppose que cela dépend des points de vue.

En tout cas, c'est très attendrissant, ce petit air rêveur qu'affiche sa mère alors qu'il range son tout nouveau Pokémon dans la poche de son sac, satisfait de voir qu'il est au moins capable d'effectuer des captures rapides et efficaces. Meleys a encore beaucoup de choses à apprendre, elle ; en témoigne sa difficulté face à un Zigzaton qu'elle est allée emmerder sur la berge. « Et donc, vous vous êtes mis ensemble après ça.
– Oh, non. On s'est pas mal combattus, et puis un jour ton père m'a proposée d'aller au cinéma au lieu du café. Une fois, deux, et puis... voilà, ça s'est passé comme ça. » Si simplement, c'est assez drôle et plutôt incroyable ; ces deux-là ont tous les deux un fort caractère, c'est sûrement ce qu'il faut pour qu'ils se supportent, finalement. « C'est drôlement mignon, tout ça.
– Oh, objectivement c'est une histoire assez banale. La seule chose qui ne l'est pas c'est le petit gars qu'on a réussi à avoir quelques années après. »

Beaucoup de gamins se plaindraient de ce genre d'attentions de la part de leur mère, même à vingt-sept ans ; mais pas Oliver, il a toujours adoré la façon qu'a toujours eu sa mère de lui exprimer son affection. Dix ans après son départ, c'est comme si tout revenait subitement à la normale. Ils ont souvent échangé bien sûr, par courrier, par SMS, mais retrouver sa famille après toutes ces années d'exil lui a fait un bien fou. Bien loin de se formaliser, il sourit alors que Cassandre passe une main dans ses cheveux pour les ébourriffer. « Tu comptes garder cette horrible tignasse longtemps ?
– Oui, répond le dresseur en hochant la tête. J'ai plus l'âge pour que tu m'obliges à aller chez le coiffeur, grâce à Arceus. » Elle l'obligeait à tout couper court, c'était insupportable. « Tu es totalement négligé. Un coup de ciseaux ça ne ferait vraiment pas de mal. » Oui, il sait ; mais tant pis, ça restera comme ça.