« Tu sais... c'est pas ta faute, si ta mère a pas supporté ce qu'il s'est passé là-bas. » Ah, vraiment ? Mallory a toujours eu tendance à penser le contraire. Ce n'était pas de sa faute s'il était malade son père, effectivement, pas de sa faute si ladite maladie s'est déclarée après sa naissance. Mais sa femme l'aimait, c'était une certitude, au point que le jeune homme ne se rappelle pas vraiment d'un temps où elle riait autrement que dans les bras de son mari qui, dans les meilleurs jours, l'attrapait dans ses bras et la faisait tourner sur la petite terrasse en bois, celle-là même par-dessus laquelle il est passé en étant persuadé que sauter allait lui permettre d'échapper à ce qui l'agressait, là, à l'intérieur de son crâne. Non, ce n'était pas de sa faute, mais ensuite ? Quand les symptômes se sont déclarés chez lui sans que sa mère ait eu le temps de faire son deuil, que ses crises de rage ont dévasté chez elle tout ce que son père n'avait pas eu le temps de détruire ? Il n'en sait rien. D'elle, il se souvient d'une envolée de longs cheveux noirs, raides, d'un visage anguleux, d'yeux aussi sombres qu'une nuit sans lune. Une peau pâle, un corps maigre. Il ne sait même pas ce qu'il a hérité de son père.

« Un deuil c'est difficile à gérer, elle a dû craquer et... faire de la merde. En aucun cas t'es responsable. » Et s'il avait été capable à l'époque, de lui parler, de lui dire qu'il était désolé, qu'il n'avait jamais voulu ça, aurait-elle pu seulement l'entendre ? Mallory n'en sait rien. Peut-être qu'il ne méritait pas l'affection qu'elle était encore capable de lui accorder, et même s'il n'y est pour rien, le résultat est là ; elle est partie, et si parfois il la hait pour ça, dans le fond il sait qu'il ne lui en voudra jamais. Personne n'aurait pu prévoir le drame qui allait se dérouler dans leur famille, après tout. « Peut-être qu'aller là-bas ça te permettrait de... je sais pas, faire la paix, un truc comme ça. » Avec quoi ? Avec qui ? Non, ce n'est pas une bonne idée. « J'en sais rien. Cassie et Kyle se sont toujours très bien occupés de moi, pendant des années j'ai considéré que j'avais pas besoin de penser à quelqu'un qui m'a laissé derrière elle. » Mais force est de constater que les choses ont toujours été un peu plus compliquées que ça, en fait, songe-t-il en soupirant, les mains agrippées un peu fort sur le guidon de son vélo. « J'ai jamais... beaucoup parlé de ça. » Ni à Oliver, ni à qui que ce soit d'autre. Cassandre a mis du temps à lui faire dire quelque chose à propos de sa mère, et ce n'était qu'une poignée de phrases.

Alors il hausse les épaules. Il n'a pas envie d'entendre son amant lui dire qu'il ne fait que pleurnicher sur son sort, ça va bien. « On verra. De toute façon c'est pas d'actualité. »

Un coup d'oeil en direction du vélo qui chemine près du sien lui dévoile un visage fermé, songeur. Mallory est visiblement mal à l'aise ; la perspective semble lui parler autant que l'effrayer. S'il doit retourner là-bas un jour, ce n'est pas pour tout de suite. « J'en sais rien. Cassie et Kyle se sont toujours très  bien occupés de moi, pendant des années j'ai considéré que j'avais pas besoin de penser à quelqu'un qui m'a laissé derrière elle. » 
Ce n'est jamais aussi simple, et heureusement quelque part. Sinon Ismaël n'aurait sans doute jamais pu remettre un seul pied dans la maison familiale. Il ne répond rien, pourtant, et laisse Mallory soupirer ; s'il doit retourner là-bas, il le fera, et c'est une décision qu'il devra prendre tout seul, de toute façon. « J'ai jamais... beaucoup parlé de ça. » 
Non, ça se voit. Et s'il se sent responsable de cette situation, c'est compréhensible, quand bien même il n'aurait aucune raison de se considérer comme le coupable de cette histoire. « On verra. De toute façon c'est pas d'actualité. 
– Eh, j'te disais pas de prendre tout de suite la décision de sauter dans un bateau, dit doucement Ismaël. De toute façon ce sera à toi de voir le moment venu, c'est pas la peine de te prendre la tête avec ça pour l'instant. »
Ça n'apporterait rien. Mais d'expérience, Isma pense savoir de source sûre qu'on n'échappe jamais vraiment à ce genre de remise en question et que la seule façon de faire la paix avec ce genre d'histoire, c'est de franchir le pas et de faire face à ce qu'il y a à affronter. Et au moment où il formule cette pensée, alors qu'ils tournent à l'angle d'un sous-bois un peu dégarni, elle apparaît. C'est un peu comme un flash cauchemardesque et le baroudeur a même l'absurde réflexe de freiner des quatre fers en avisant la ville dessinée tout au loin, noire et effrayante ; majestueuse, aussi, de par ses immeubles encore debout en dépit de ce qu'il s'est passé, il y a dix ans. « Désolé, j'ai dérapé, dit-il à Mallory qui s'est arrêté un peu plus loin, surpris de le voir s'arrêter. C'est marrant ces drôles de nuages au-dessus de la ville, t'as vu ? »

« Eh, j'te disais pas de prendre tout de suite la décision de sauter dans un bateau. » La voix de son amant est douce, rassurante ; il n'a presque rien dit de tout ça, mais au moins il n'a pas été jugé, songe Mallory sans vraiment oser tourner la tête. Peut-être qu'un jour, si Isma pose des questions, le chanteur lui parlera de ce dont il se souvient à Cimetronelle. Pas aujourd'hui ; aujourd'hui, ils vont sûrement changer de sujet, et parler d'autre chose. « De toute façon ce sera à toi de voir le moment venu, c'est pas la peine de te prendre la tête avec ça pour l'instant. » Oui, il verra bien. Il a d'abord des choses à faire et à régler ici ; il partira pour Hoenn quand il en éprouvera le besoin, et voilà. En attendant, le jeune homme regarde droit devant lui, les yeux rivés sur ce qui se profile à l'horizon ; au bout du chemin, la route semble un peu plus sombre, un peu plus inquiétante. Myrtha s'élève au loin, comme un terrible fantôme d'un passé détruit, révolu ; malgré la catastrophe qui s'est abattue sur elle, certains bâtiments sont encore là, debout, comme les macabres témoins de dix années de reconstruction.

Près de lui, soudain, un bruit de frein retentit. Lorsque Mallory tourne la tête, il n'est pas surpris de trouver un Ismaël un peu plus pâle que tout à l'heure, qui semble avoir du mal à poser les yeux sur la ville ; cela ne l'étonne pas, lui, car s'il n'a jamais eu le droit de s'approcher suffisamment près de lui à l'époque pour tenter d'apaiser sa douleur, il sait que la perte d'Eden a été un choc dont la meurtrissure lui reste encore sur le coeur. Alors, Mallory freine à son tour, s'arrête. Ils ne sont pas obligés d'aller jusque là-bas, après tout. « Désolé, j'ai dérapé. » Oui, et s'il sait pourquoi, le chanteur ne fait pourtant pas le moindre commentaire. « C'est marrant ces drôles de nuages au-dessus de la ville, t'as vu ? »

En effet : de lourds nuages noirs survolent la ville abandonnée, à quelques kilomètres de là. Les abords de Myrtha sont dangereux, tout le monde le sait, et le jeune homme fronce doucement le nez en observant le ciel qui devient tout doucement menaçant. Tant qu'aucun coup de tonnerre ne résonne, ça va. « Les Pokémon qui vivent dans les ruines sont du genre costauds, explique-t-il en fronçant les sourcils. Certains Spectres peuvent provoquer ce genre de phénomènes quand ils se battent. » S'approcher des abords avec leur petite équipe, c'est du suicide ; alors il fouille dans son sac Mallory, pour en tirer la Pokéball de Karma, qu'il juche aussitôt dans le panier à l'avant du vélo. « Si tu veux avancer un peu plus loin, tu devrais prendre l'un de tes gros Pokémon, dit-il en jetant un bref regard aux nuages, tandis qu'ils longent les premières maisons abandonnées, rongées par le lierre mais plutôt en bon état par rapport à la ville détruite. Enfin, si tu veux avancer. On est pas obligés. » Si c'est trop tôt, si c'est trop dur, ils feront demi-tour.

Pourquoi ça le met dans cet état ? C'était y a dix ans, il va falloir qu'il arrête de baliser comme ça, c'est bon. Tendu, Isma essaie de contrôler un peu ses pensées, et se réprimander intérieurement lui semble un très bon moyen de le faire, quand bien même cela fermerait froidement les traits de son visage. Les poings serrés sur le guidon de son vélo, il se concentre sur le chemin en essayant de ne pas faire attention aux morceaux de béton qui pointent par-ci par-là, témoins d'une ancienne route recouverte depuis bien longtemps. « Les Pokémon qui vivent dans les ruines sont du genre costauds. Certains Spectres peuvent  provoquer ce genre de phénomènes quand ils se battent. » 
Quel genre de Pokémon peut s'établir dans une zone comme celle-là ? Des Spectres oui, des Tenebres sans doute et probablement des Insectes. De gros Insectes. « Si tu veux avancer un peu plus loin, tu devrais prendre l'un de tes gros Pokémon. »
Il jette un coup d'oeil à Ceyx. Effectivement, ce serait du suicide, mais de toute façon ils feront demi-tour dès qu'ils tomberont sur un Pokémon trop fort. Et ses pokéballs ne sont pas loin, il ne va pas faire courir un Pokémon à côté du vélo. « Enfin, si tu veux avancer. On est pas obligés. 
– Mais ça va, c'est bon, maugrée-t-il, beaucoup trop tendu pour se rendre compte que son ton est désagréable. J'ai pas peur des ruines, hein. » 
Si, en fait. En tout cas, de ces ruines-là, il en a peur ; il a froid maintenant, en dépit de l'effort. Les nuages qui s'approchent n'y sont peut-être pas pour rien mais ce qui est sûr, c'est que les frissons glacés qui le parcourent quand il lève le nez vers les immeubles au loin, ils ne sont pas du fait de la météo. « C'est rien que des pierres. »
Des pierres avec peut-être des enfants dessous.

« Mais ça va, c'est bon. » Un bref coup d'oeil lui indique que pas du tout ; et qui pourrait lui en vouloir ? Il y a un petit garçon de sa famille là-dessous, un petit garçon qui s'est retrouvé enseveli. Oliver n'a perdu personne, mais la simple vue de Myrtha depuis Castlerain lui est insupportable, alors il n'a aucun mal à comprendre qu'Ismaël ne s'en approche pas, après tout. « J'ai pas peur des ruines, hein. » Il est mort de peur, en fait. Parce que ces ruines sont les vestiges d'une vie passée, et plus rien n'a ressemblé à cette existence-là ensuite; Myrtha, c'était le rêve de beaucoup de monde, et ce rêve s'est effondré. Les Esperanza recherchaient un rêve dans la ville prodigue, et ils ont perdu un fils. Il ne voit même pas, Isma, qu'il est tout simplement en train de lui aboyer dessus à mesure qu'ils progressent, droit vers les nuages.

« C'est rien que des pierres. » D'accord. Sauf qu'il est hors de question de faire comme si rien ne se passait, alors Mallory pédale un peu plus vite, dépasse le baroudeur puis dérape pour s'arrêter devant lui. Aussitôt, il pose la béquille au sol, descend. « Et tu essayes d'impressionner qui exactement ? » demande-t-il, peut-être un peu sévère, alors qu'il avance jusqu'au vélo de son amant qui vient de poser un pied à terre sans trop comprendre la réaction du jeune homme. « Arrête, Isma. Dix ans ou deux semaines ça change rien à ce genre de choses. C'est pas la peine de faire le fort, quand bien même c'est toi que t'essaie de convaincre, ça marche pas. » Et il sait de quoi il parle, Mallory. Doucement, et en sachant que ce contact n'aura sans doute aucun sens pour le baroudeur, et qu'il ne changera rien, il pose doucement sa paume sur le dos de sa main, accrochée au guidon, puis serre. « On est pas obligés d'aller jusque là-bas. » Et il les cherche, ses yeux bruns, parce qu'il a vu ce chagrin tant de fois sans pouvoir l'aider qu'aujourd'hui, et maintenant qu'il pense avoir le droit, il veut essayer. Il veut pouvoir le mériter, ce mec-là. « On peut faire demi-tour. »

Que des pierres, juste des pierres. Allez, pas de quoi en faire un flanc, se dit-il avant qu'un dérapage contrôlé ne précipite le vélo de Mallory juste devant le sien. Surpris, il pile à son tour et relève le nez. « Et tu essayes d'impressionner qui exactement ? » 
Impressionner ? Il n'est pas question de ça, se dit-il en fronçant les sourcils alors que Mallory descend pour le rejoindre. Pourquoi il fait ça, pourquoi il s'énerve ? C'est pas vraiment le moment, là, se dit-il en se redressant, jetant un regard un peu nerveux à droite et à gauche. « Arrête, Isma. Dix ans ou deux semaines ça change rien à ce genre de choses. C'est pas la peine de faire le fort, quand bien même c'est toi que t'essaie de convaincre, ça marche pas. »
Et alors ? Il n'a pas envie de faire demi-tour ; de toute façon il va bien devoir se confronter à ça un jour ou l'autre. Il est capable d'affronter ce qui se trouve ici, il n'y a vraiment pas de quoi le stopper arbitrairement comme ça, et c'est exactement ce qu'il s'apprête à répondre, probablement sur le ton le plus désagréable du monde. La main qui vient se poser sur la sienne le coupe dans son élan, et fait immédiatement disparaître toute trace d'exaspération dans son regard froncé. Mallory n'essaie que de l'aider. « On est pas obligés d'aller jusque là-bas. » 
Ismaël baisse le nez. Il n'est pas fier de la peur qui l'a pris aux tripes ; une simple pensée vers ce qui s'est passé plus loin sur cette même route suffit bien souvent à le précipiter dans les méandres d'une détresse à laquelle il n'a jamais réussi à s'habituer. Sauf qu'il en a assez de devoir chaque fois reculer devant ce qui a fini par devenir une fatalité. « On peut faire demi-tour. 
– Je n'ai pas envie de faire demi-tour, répond-il, d'une voix blanche, les yeux fixés sur un point de béton au sol, un peu plus loin. »
Il prend une inspiration, et lève enfin le regard vers Mallory, en retournant sa main pour pouvoir saisir celle de son amant directement. « Je voudrais continuer. Pas forcément très loin, on n'est pas équipés pour, mais juste... un peu. »
Ismaël marque une pause, déglutit, rassemble son courage et raffermit le contact de ses doigts sur ceux de Mallory. « S'il te plaît. »

« Je n'ai pas envie de faire demi-tour. » Quelque chose dit pourtant bel et bien au jeune homme que si ; Isma doit sans doute avoir envie de s'enfuir en courant, là, tout de suite. Rien ne pourrait lui permettre de relativiser, et Mallory a beaucoup de torts, mais il y a un certain nombre de choses qu'il a fini par apprendre. Par exemple, que renier sa peur n'a aucun sens ; que c'est en l'acceptant qu'on finit par avoir les armes pour l'affronter, aussi. Le garçon ne dit rien, attend ; les yeux du baroudeur l'ont quitté, et il est même surpris de ne pas s'être fait envoyer balader, au final. Il n'aurait jamais cru avoir ce drôle de pouvoir sur son amant, lui qui n'était encore rien à ses yeux quelques semaines plus tôt. Rien à part une petite chose à poil et criante qui devenait insupportable aussitôt les draps quittés.

Mais aujourd'hui, ses yeux se lèvent doucement vers lui, et la peur qu'il y voit recherche sa dose de courage pour être affronter, sous la forme d'une paume, longue, qui se love doucement contre la sienne. Je vais t'aider, si tu veux y aller. Oliver a-t-il eu ce genre d'attention, à l'époque ? Non, sans doute pas. Il avait trop perdu, lui aussi, pour se soucier du chagrin de son mec. Il y a tellement de choses qu'il aimerait remodeler, dans le passé. « Je voudrais continuer. Pas forcément très loin, on n'est pas équipés pour, mais juste... un peu. » Un peu pour se prouver qu'il en est capable ? Ça a du sens, songe Mallory en hochant la tête, couvant bien malgré lui des yeux celui qui lui a toujours semblé plus grand, plus fort, plus libre, et qui a aujourd'hui besoin d'un appui. Quelque part, il attendait presque ce moment le chanteur, un moment où il pourrait lui prouver qu'il y arriverait, à l'aider. « S'il te plaît. » Alors le champion hoche doucement la tête, sourit, se penche pour embrasser doucement son front. « D'accord, on y va, répond-il avant de reculer pour lui laisser de l'espace. » Il fait demi-tour, relâche lentement sa paume, s'assure d'un regard appuyé que ça ira.

Oui, ça ira. Alors il remonte sur son vélo, caresse la tête masquée de sa Mimiqui, puis repart, direction la ville abandonnée. Autour d'eux, c'est glauque ; certaines maisons devant lesquelles ils passent ont les portes crevées, détruites, certains pans de mur ont été soufflés par l'explosion. Régulièrement, Mallory jette quelques petits regards au baroudeur, mais ça a l'air d'aller ; en apparence en tout cas. Lui par contre... lorsqu'un grondement retentit alors qu'ils s'approchent des abords, il pâlit beaucoup plus franchement. « C'était... c'était le tonnerre ça ? » Qu'il lui dise non. Pitié.

Qu'il ne lui dise pas non, qu'il n'insiste pas, supplie intérieurement Ismaël, bien que son visage glacial n'en laisse rien montrer. Il n'aura pas la force de lutter à la fois contre sa peur et contre son amant, alors si celui-ci insiste, il va probablement renoncer et alors, il ne mettra plus jamais les pieds ici. Ce n'est pas une solution.
Et Mallory comprend. Il hoche la tête, esquisse un sourire rassurant qui ne fonctionne pas très bien mais qui a au moins le loisir de soulager le baroudeur de l'un de ses deux combats. Le baiser qui se dépose sur son front le fait doucement soupirer, assez pour lui faire reprendre ses appuis plus tranquillement sur son vélo. « D'accord, on y va,
– Merci, dit-il simplement, toujours tendu mais beaucoup moins désagréable. »
Ils reprennent la route, et si Ismaël essaie de ne pas trop regarder autour de lui, il ne peut pourtant pas manquer les ravages causés à la banlieue, encore bien visibles malgré l'appropriation du paysage par la nature environnante. Des gens vivaient ici, se promenaient le long de cette route, sur les trottoirs qu'on peut encore distinguer en regardant attentivement ; des coups de klaxon étaient donnés tous les matins et tous les soirs, des gamins faisaient du skate et échangeaient leurs cartes Pokémon dans les petits bars dont les devantures ont été totalement effacées. C'est affolant de considérer la vitesse à laquelle tout ce qui faisait cette vie a disparu. En un instant, une poignée de secondes.
Tout à ses pensées, le baroudeur se laisse surprendre par le claquement retentissant qui résonne autour d'eux. « C'était... c'était le tonnerre ça ?
– Je sais pas, répond Isma en levant le nez pour observer les nuages étranges, comme grésillant, qui se sont approchés. On dirait que ça vient de la ville, mais c'était bizarre. »
Un moment, ils continuent d'avancer en tendant l'oreille, et puis... ils le voient, au loin ; l'orage si c'en est un, mais Ismaël ne sait pas vraiment ce que ça peut être d'autre. C'est un rideau de pluie qui s'avance vers eux à toute vitesse, comme si une trappe s'ouvrait progressivement au-dessus de leur tête. Ce qui est sûr, c'est que ce n'est pas vraiment naturel. « Je te suggère qu'on s'abrite avant de finir bons à essorer, hein, fait-il en désignant du menton un vieux garage dont la porte coulissante métallique a été arrachée. J'sais pas si c'est un orage mais en tout cas ça mouille. »

« Je sais pas. On dirait que ça vient de la ville, mais c'était bizarre. » Ça ressemblait quand même foutrement à du tonnerre, et Mallory s'est instantanément crispé ; quand il était gosse, il se souvient des torrents de pluie sur Cimetronelle, des arbres qui suintaient d'eau et des éclairs dont les lumières éclairaient la petite maison de bois dans laquelle ils vivaient. Il ne garde que peu de souvenirs de son enfance, mais il se rappelle assez bien qu'un jour, un éclair a frappé un arbre dans le village, et que celui-ci s'est effondré ; il se souvient d'avoir entendu des gens crier, et ils ont dû descendre à toute vitesse. Ses souvenirs d'enfance ne sont jamais bien loin, et la menace non plus. Il a peur de beaucoup de choses le chanteur, mais l'orage est tout de même en première ligne dans la liste des choses qui le terrorisent. Pâle, crispé, il tente pourtant de garder contenance ; au moins jusqu'à ce qu'il voie la pluie arriver face à lui et que plus aucun doute ne soit possible. Cet orage n'est absolument pas normal mais il est bien là.

« Je te suggère qu'on s'abrite avant de finir bons à essorer, hein. » Oh, finir mouillé c'est sûr que ça l'emmerderait, mais un peu moins que finir complètement grillé à cause d'un foutu éclair. Du coin de l'oeil, il
aperçoit la porte métallique d'un garage désignée par Ismaël ; il a déjà tourné son guidon. Il est terrifié. « J'sais pas si c'est un orage mais en tout cas ça mouille. » Le vent s'engouffre dans ton T-shirt, et c'est alors à toute vitesse que le jeune homme fonce en direction du garage, dépassant un Isma un peu surpris qui le suit ; à l'entrée, il prend à peine le temps de poser son vélo, attrape à bout de bras sa Mimiqui, et fonce à l'intérieur. Il fait sombre là-dedans, les lieux sont humides et il peut apercevoir un peu de végétation mais il ne voit pas grand chose quand un second son retentit violemment, plus près, que le martèlement de la pluie les atteint et que par un réflexe abominablement enfantin, le champion de presque trente ans se cache dans un angle de la pièce, recroquevillé, perdu. Ses yeux écarquillés cherchent une échappatoire sans vraiment la trouver, et s'il prend une longue inspiration pour se calmer, ce n'est que parce qu'il n'est pas seul.

Isma est là, il vient de le rejoindre et quand il s'approche, Mallory tente de reprendre contenance. Il ne peut pas faire le bébé maintenant, ce n'est pas lui qui a besoin d'aide, il doit absolument se battre contre la peur mais au coup suivant, il se tasse un peu plus contre le mur en serrant son Pokémon contre lui. Karma a un peu de mal à comprendre, elle se débat ; elle n'a jamais beaucoup aimé que Mallory la prenne dans ses bras. Quand Isma s'approche, il balbutie, le chanteur, parce que là, non seulement il a peur, mais il a également horriblement honte. « J'ai, j'ai jamais beaucoup, beaucoup ai-aimé l'o... » Mais il n'a pas le temps de finir sa phrase ; le vent hurle dehors, le tonnerre aussi, et quand un éclair de lumière illumine le garage, Mallory baisse la tête, recroquevillé comme un enfant. Merde. Il en rate vraiment pas une, alors.

Alors qu'il se dirige vers le garage juste désigné, Ismaël est dépassé par un Mallory filant comme le vent ; il hausse légèrement les sourcils, surpris et, en vérité, légèrement amusé, songeant son amant n'a vraiment pas envie de finir trempé. L'intervention de cet orage étrange a le mérite de l'arracher à sa propre inquiétude et, malgré la pluie qui commence à s'abattre sur sa tête juste avant qu'il n'arrive à l'abri, il se sent légèrement mieux lorsqu'il met pied à terre pour descendre de son vélo et pénétrer dans le bâtiment délabré à pieds. Il y fait sombre, et ses yeux se plissent aussitôt pour tâcher de distinguer tout éventuel obstacle sur lequel il pourrait buter ; ce qui ne manque pas d'arriver malgré ses efforts pour y voir quelque chose. Ses sourcils se froncent un peu plus quand il comprend qu'il s'agit du vélo de Mallory, balancé en plein milieu dans une apparence précipitation - la roue avant continue de tourner dans le vide. « Mallo ? tente-t-il d'appeler, au moment le moins propice du monde puisque sa voix est immédiatement couverte par le son retentissant d'un coup de tonnerre. »
On dirait que c'est bel et bien un orage, finalement, songe-t-il en plaçant son propre vélo contre une branche de lierre particulièrement épaisse, le long du mur. Est-ce que ce sont effectivement les Pokémon de Myrtha qui en sont à l'origine ? Si c'est le cas, ils doivent effectivement être sacrément puissants ; beaucoup plus en tout cas que ceux qu'il a pu croiser au cours de ses voyages, quand bien même se serait-il arrêté de longues heures dans la grotte de la Route Victoire à Hoenn, pour entraîner sa propre équipe.

Ses yeux habitués s'accomodent rapidement à la pénombre et le baroudeur finit par repérer la silhouette fine de son amant, tout au fond du hangar. Le vent hurle dehors et précipite de grandes gerbes d'eau vers l'intérieur du hangar dont la porte est largement éventrée, alors le jeune homme songe simplement que son compagnon s'est éloigné pour éviter les éclaboussures. Ce n'est qu'en s'approchant qu'il réalise que quelque chose ne va pas ; le Mimiqui dans les bras de son amant se débat, et si Mallory tente d'abord un pas pour le rejoindre, le coup de tonnerre suivant le fait immédiatement se recroqueviller. Est-ce qu'il a peur ? « J'ai, j'ai jamais beaucoup, beaucoup ai-aimé  l'o... commence à se justifier le champion, avant d'être brutalement interrompu par le flash de lumière qui vient percer la quasi-obscurité qui a remplacé la lumière du jour, dehors. » 
Mallory est tout bonnement terrifié et là où ce qui s'apparente à une phobie aurait sans doute pu paraître ridicule, Isma réalise qu'il trouve - probablement stupidement - ça attendrissant. Alors il n'hésite pas quand il s'avance un peu plus, un sourire rassurant aux lèvres. « On craint rien ici, Cha', dit-il doucement en tendant une main pour saisir en douceur le bras de son amant et l'attirer contre lui malgré une Karma pas du tout d'accord. Viens-là. »
Faisant pivoter le chanteur pour qu'il cale son dos contre le torse du Johtien, il l'encercle de ses bras et va lui-même s'installer tout au fond du hangar pour s'asseoir à même le sol et garder son amant tout contre lui. La Mimiqui, elle, en profite pour s'extirper de l'étreinte indésirable de son dresseur et va s'asseoir juste un peu plus loin, observant le décor délabré qui les entoure. De son côté, Isma a posé son menton sur l'épaule du garçon tout recroquevillé dans ses bras, qui sursaute violemment lorsqu'un coup de tonnerre supplémentaire retentit. « Chhh, tout va bien, dit-il en glissant une main dans les cheveux de son amant qui tremble de tous ses membres. Cet endroit résiste depuis dix ans, c'est pas un orage qui va le faire tomber. On est à l'abri ici. »

Ce sont les enfants ou les fillettes qui ont peut de l'orage, et ça, Mallory le sait très bien. Il ne peut pourtant pas s'en empêcher, c'est parfaitement hors de son contrôle quand son corps se recroqueville comme une bête apeurée au moindre coup de tonnerre ; ses doigts se serrent contre les pans du costume de sa Mimiqui qui tente de s'échapper comme un Chaglam aurait été un peu trop câliné, il ferme les yeux, sent ses dents s'entrechoquer tant sa mâchoire est crispée. La bouche sèche et le corps agité de petits soubresauts de peur, il sent un sanglot remonter dans sa gorge, qu'il bloque de toutes ses forces alors que la haute silhouette de son amant s'approche en douceur, comme on essaierait de s'approcher d'une créature traquée et terrifiée. Quelque part, c'est un peu l'impression qu'il a, quand il lève deux yeux sombres aux pupilles dilatées par l'angoisse pour chercher sur ce visage la trace rassurante d'un calme dont il n'a plus conscience à l'intérieur de son esprit. C'est la panique.

« On craint rien ici, Cha'. » Ce nom presque chuchoté devrait le rassurer, et ce serait très certainement le cas si l'orage n'était pas aussi violent et bruyant. Au lieu de cela, il ferme les yeux, tente d'apaiser les abominables tensions logées dans son ventre et son dos, qui pourrait désormais s'apparenter sans mal à une dure et sèche planche de bois. Une main se tend pour attraper son bras, et c'est bien uniquement parce que c'est lui qu'il se laisse attirer en douceur jusqu'à son amant, dont la poitrine touche rapidement sa joue. Les battements de son coeur, plus apaisants que les grondements de l'orage, lui font pousser un très court soupir, entre soulagement et honte. Surtout, qu'il ne le lâche pas. « Viens-là. »

Docile, obéissant, Mallory se laisse emmener en douceur contre le torse du baroudeur, qui l'entraîne un peu plus loin dans le hangar, loin de la porte. Dehors, c'est un véritable déluge qui s'abat sur l'entrée des abords de Myrtha, une pluie torrentielle qui ne peut provenir que d'un Pokémon en colère. Cet orage-là est bien pire que ceux que la nature amène jusqu'à Castlerain, quoi qu'il n'a pas beaucoup de mal à imaginer des pluies de ce genre, épisodiquement, à Jaeda. Mallory ne prend pas vraiment le temps d'y penser, Karma est relâchée et s'éloigne tandis qu'il se sent transporté puis installé contre la poitrine de son amant ; deux bras puissants entourent son corps maigre, et il se laisse enfin aller contre son torse, rasséréné par la pression d'un menton pointu contre son épaule, un souffle chaud contre son cou. Il ouvre la bouche pour dire quelque chose, il ne sait pas encore quoi et il n'a pas le temps d'y réfléchir, quand une nouvelle détonation le fait littéralement bondir dans les bras d'Ismaël, qui raffermit presque tranquillement sa prise. « Chhh, tout va bien. Cet endroit résiste depuis dix ans, c'est pas un orage qui va le faire tomber. On est à l'abri ici. »

D'accord, alors il va essayer de le croire Mallory, et il ne le fait pas vraiment exprès quand il se recroqueville contre le dresseur, cache son nez contre son cou, soulagé par la douce fragrance qui se dégage de l'épiderme chaud contre lui. S'il avait encore un peu de raison il penserait, comme à chaque fois qu'il a le droit de se cacher dans ses bras, qu'il ne sera sans doute jamais capable de prendre la mesure de sa chance ; tout ce qu'il a espéré durant des années trouve une réalité à chaque fois que l'étreinte de l'homme qu'il aime se referme autour de lui. Pour aujourd'hui pourtant, il ne pense à rien d'autre qu'à la culpabilité. « J'suis désolé, balbutie-t-il entre deux soubresauts d'angoisse, apaisé légèrement par les longs doigts de son amant dans ses cheveux. J'ai, j'ai peur de tout, j'suis vraiment un nul. » Et il a toujours été persuadé de ne pas mériter même la moitié de ce que le johtien lui donne, en ce moment. Une nouvelle détonation le précipite un peu plus fort contre son torse et il ferme à nouveau les yeux, Mallory, bien incapable de lutter contre la peur, plus forte que chez n'importe qui dont l'esprit ne serait pas aussi détruit que le sien. Mallory aura trente ans dans une poignée d'années, et pourtant c'est bien un gosse qui retient ses sanglots dans les bras du garçon dont il est tombé amoureux à l'instant où il l'a vu. « Je, j'suis, j'suis vraiment désolé » et sa phrase se perd dans le coup de tonnerre de trop ; celui qui arrache finalement à sa volonté les premières larmes de peur qui roulent sur ses joues. Lui qui aurait aimé accompagner le baroudeur jusqu'à son étrange rédemption, a tristement inversé la tendance faute de forces pour prendre soin de lui. Il ne mérite rien de ce qu'il reçoit, tout de suite.

Mallory est terrifié. Non content de sursauter au moindre craquement qui retentit dehors ou aux secousses du vent qui font vibrer la porte éventrée de l'entrée, il tremble également de tous ses membres et se recroqueville dans l'étreinte de son amant qui tente, tant bien que mal, de l'apaise en caressant ses cheveux. « J'suis désolé, articule le chanteur d'une voix plus fébrile que jamais. J'ai, j'ai peur de tout, j'suis vraiment un nul. 
– Mais dis pas de bêtises, t'y peux rien, répond-il patiemment. » 
Sa voix est douce, autant qu'elle peut l'être en considérant qu'il doit parler fort pour être entendu malgré le vacarme dehors. Il ne sait pas vraiment ce qu'il peut faire de plus pour aider le garçon à gérer sa peur ; les pensées rationnelles n'ont plus leur place dans un esprit embourbée dans ce genre de phobies. Quelque part, il est bien placé pour le savoir, même si sa peur à lui se manifeste bien autrement. « Je, j'suis, j'suis vraiment désolé... » 
S'il y avait une suite à cette phrase, elle est avortée avant même d'avoir été prononcée quand un coup de tonnerre supplémentaire vient à bout de la volonté du chanteur qui s'aplatit littéralement contre le torse d'Ismaël alors que de longues larmes commencent à dévaler ses joues. Un peu démuni, mais pas décidé à renoncer pour autant, le baroudeur enroule totalement son bras autour de la taille fine de son compagnon pour le caler contre lui pour de bon ; ainsi installé, il est presque emmitouflé entre les membres du Johtien qui dépose son front contre sa tête, le nez près de sa nuque. « Tu sais, tout le monde a peur de quelque chose, et y a beaucoup de gens qui ont des paniques incontrôlables comme ça, dit-il en songeant que se concentrer sur ce qu'il raconte aidera peut-être Mallory. Je t'avais raconté que j'ai failli prendre de la prison y a quelques temps ? J'ai passé j'sais même plus combien de temps en garde-à-vue et tout. »
Il ricane un petit peu, parce que cette histoire est complètement folle, quand on y pense ; il ne s'est pas amusé à la raconter à grand monde. « À la base j'avais pas fait grand chose de très grave, mais osciller pendant plus de vingt-quatre heures entre une cellule, une salle d'interrogatoire et une minuscule cour pour fumer, je te raconte même pas dans quel état j'étais. J'en pouvais tellement plus que j'ai envisagé me barrer par le toit ou attaquer un flic pour pouvoir me tirer. Heureusement qu'on m'a laissé sortir avant, finalement, mais c'était complètement plus fort que moi. »