La voiture à boite automatique se gare sur le petit chemin de terre bordant la forêt, faisant surgir de sous les pneus un épais nuages de poussière sèche tachant les vitres teintées. Voilà l'avantage d'être une rockstar nationalement reconnue ; c'est de pouvoir s'offrir sur un simple coup de tête le dernier 4x4 qui lui permet d'accéder à tous les terrains. Non pas que cela suffira pour atteindre des endroits comme les Promontoires, mais il sent que l'engin proteste nettement moins que son précédent véhicule, celui dont les nids-de-poule à répétition abîmaient à la fois les jantes mais aussi les trains avants et arrière, fragilisés par les implacables cahots de la route. Non content d'avoir considérablement gagné en confort, il peut au moins se targuer de ne plus avoir mal à la hanche à chaque fois qu'il s'asseoit sur les sièges en cuir, conforté par l'odeur de neuf à l'intérieur de l'habitacle.

C'est peut-être un léger élan de nostalgie qui l'a poussé à prendre sa voiture pour une promenade de l'après-midi, bien que nostalgie ne soit sans doute pas le mot approprié pour définir tous les souvenirs dissimulés au moins aussi bien que la clairière dans laquelle il va mettre les pieds. Le véhicule se gare sagement au départ du chemin de randonnée que les promeneurs empruntent habituellement pour sillonner le petit bois bordant Jaeda, souvent sans se douter une seule seconde du trésor infini que cet endroit recèle en son giron. La paume du batteur se referme sur la poignée de la portière conducteur, qui s'ouvre sans qu'il ait à fournir des efforts herculéens pour se faire ; léger, l'alliage de métal composant la voiture lui permet de ne pas trop se contorsionner pour s'extraire de l'habitacle et attraper sa canne, posée sur le siège passager.

La fermeture centralisée de la voiture s'active aussitôt que le batteur s'éloigne un peu pour s'engager sur le chemin conduisant à l'entrée de la forêt. Un rapide coup d'oeil aux alentours l'informe que pour aujourd'hui, l'endroit est désert ; on est en pleine semaine, et les voyageurs se font assez rares dans cet endroit. Les travailleurs prennent leurs enfants le week-end, et les dresseurs débutants ne connaissent pas l'emplacement de la Lumiclairière, tapie derrière l'épais rideau aqueux de la cascade dont il connait à présent le chemin presque par coeur. Mallory et lui ont cela en commun qu'ils connaissent jusqu'au moindre buisson la route conduisant à cet endroit enchanteur ; non pas que le batteur soit aussi fanatique que son meilleur ami des Pokémon qui peuplent les lieux, mais le calme enchanteur de la clairière lui a toujours permis de réfléchir un peu plus à tête reposée.

Le parking s'éloigne dans son dos et aussitôt qu'il n'aperçoit plus la route, Oliver plonge la main dans sa poche pour saisir une Pokéball chaude et déjà remuante. En quelques secondes, Meleys est devant lui et s'ébroue, faisant chatoyer sous les lueurs pâles du soleil filtrant au travers du rideau de feuillage ses incroyables écailles dorées. Elle s'avance d'un pas lourd, incroyablement solide et peu souple, comme c'est typique de son espèce. La famille de Salamèche n'est pas réputé pour sa délicatesse mais bien par son efficacité ; aujourd'hui pourtant, Meleys n'a pas l'air de trop mauvaise humeur. Depuis quelques temps, les sorties d'Oliver sont un peu plus régulières et plus nombreuses, ce qui améliore considérablement le caractère général de son équipe. Meleys est un Pokémon qui a besoin d'aller dehors, et de voir son compagnon régulièrement. L'un était un peu plus compliqué que l'autre, mais maintenant, les choses vont beaucoup mieux.

Les pas du batteur font crisser la terre sous ses épaisses chaussures de cuir, que ses quelques ballades à Nathalia ont considérablement abîmées. Il a fini par se faire une raison, et décrété qu'à présent elles seraient donc entièrement consacrées à la marche ; au moins jusqu'à ce qu'il décide d'écouter les conseils d'Ismaël concernant l'équipement nécessaire à l'exploration. Ce n'est pas que le baroudeur en sait dix fois plus que lui mais presque, et le jeune homme est au moins content de l'avoir retrouvé pour cette raison. A intervalles régulier, l'objet long surmonté d'un Minidraco argenté à son sommet claque sur le sol en laissant une petite marque ronde à côté de son pas claudiquant. Devant lui, Meleys s'étire doucement, pousse un grognement qui pourrait s'apparenter à un son désagréable mais qui n'est que la manifestation de son contentement d'être enfin dehors.

Sur le chemin, un petit mouvement attire son attention, sous le couvert sécurisant des arbres dont les branches, bassent, donnent déjà une impression de cocon à celui qui s'y promène. Sans crier gare, un petit Dédenne file entre ses jambes et s'en va se cacher dans un buisson ; en levant la tête, Oliver est presque certain qu'il pourrait apercevoir les petites lueurs violettes des Spododo perchés à la frontière de ce lieu incroyable. Il émane des bois une toute autre ambiance que celle de la Forêt aux Murmures, que les cris des Pokémon oiseaux rend beaucoup moins hospitalière, mais chaleureuse, tout de même. Ici, tout est calme, il lui semblerait presque qu'il pourrait entendre le son de la douceur même, tant chaque pas qu'il esquisse lui fait se sentir plus gauche et plus bruyant que jamais, intrus dans le monde ce calme et de tranquillité que le temps a su garder intact.

A chaque fois que le regard d'Oliver se pose sur le feuillage vermeil du bois, qu'il entend le léger bruit du ruisseau serpentant à travers la forêt, protégé par la mousse sur les pierres bordant l'eau claire, à chaque fois qu'il sent le parfum boisé de la liberté, il ne peut s'empêcher de penser à toutes ces années, toutes ces minutes, ces heures perdues, les fesses posées sur son luxueux canapé de cuir dans son luxueux appartement, enfermé dans sa luxueuse solitude. Il est clair que si Choupette n'était pas apparue dans sa vie, si Gaspar n'était pas revenu, rien n'aurait pu éveiller en lui cette ancienne curiosité qui le poussait, enfant, à enfourcher son vélo pour aller explorer les champs et petits bois bordant Myrtha. De tout cela, il ne pensait avoir gardé que l'amertume ; en vérité, ce sont bien ses yeux de gosse qui se posent un peu partout, aujourd'hui.

Dix années sont passées depuis Myrtha, et pourtant il lui semble qu'au moins dix éternités le séparent du jour où sa vie a changé du tout au tout. Paradoxalement, on dirait aussi que c'était hier qu'il courait au soleil dans les champs en périphérie de la maison familiale, talonné par un garçon dont les cheveux blonds semblaient irradier au soleil, et dont les yeux verts promettaient de lui offrir tout ce dont il avait toujours rêvé sans jamais s'en cacher. C'est comme si les dimensions s'étaient lentement mélangées dans son esprit que la culpabilité n'a jamais vraiment abandonné, à l'instant où les premières pensées, fatales, l'ont implacablement et durement traversé. Des pensées comme c'est terminé, plus jamais je pourrais faire ça, j'peux dire adieu à tout ce que je voulais, tout ce que je désirais. Pourtant, il n'avait pas l'impression de désirer grand chose.

Finalement, il ne désirait que ça. Juste les moments comme ceux-là, tranquilles, ceux qui promettent un véritable avenir et font doucement pencher la balance vers les rêves qu'il avait soigneusement rangés dans un placard. Maintenant c'est fini, il a enfin l'impression de voir un peu de lumière au coeur du tourbillon ennuyeux et passif qu'était sa vie avant de rentrer. A la pensée que retourner à Lathea lui soulevait le coeur encore quelques mois plus tôt, il doit pourtant reconnaître aujourd'hui qu'il s'agit-là de la meilleure décision que le meneur d'Asylum a prise depuis longtemps. S'il avait su à une certaine époque, que sa vie avait simplement été mise en pause ici, est-ce que cela aurait changé quelque chose ? Aurait-il autant rechigné à rentrer à la maison ? A la pensée qu'il a laissé sa famille ici et beaucoup de liens arrachés à sa vie, il ne peut s'empêcher de culpabiliser.

Pas trop longtemps cependant, ce n'est pas la culpabilité qui lui rendra les dix années qu'il a passées à faire tout autre chose que ce qu'il désirait réellement. Quand il se souvient de toutes ses soirées solitaires, Oliver pince doucement les lèvres. Ces moments-là sont beaucoup plus rares maintenant, ces moments qu'il passait affalé dans son appartement, joint dans la main droite, verre de whisky dans la gauche, les yeux rivés sur les lumières de l'écran de télévision diffusant des émissions stupides, des films ennuyeux. Quand il voulait vraiment se faire du mal, il zappait sur la chaîne de combat et passait de nombreuses heures à admirer les hommes et les femmes qui avaient réussi à concrétiser ce qu'il n'était jamais parvenu à faire. Son regard vide et sombre observait sans grande conviction les batailles enragées entre les Pokémon sous les encouragements des dresseurs et les cris de la foule.

Maintenant, il peut dire qu'il a vraiment réussi. Sur sa Trainer Card trône fièrement son tout premier et véritable succès, le badge de l'arène d'Ansiel, qu'il a chèrement payé. Jusqu'à la fin il a bien cru qu'il n'y arriverait pas, et il ne sait pas très bien ce qu'il se serait passé si jamais il n'avait pas réussi à vaincre le champion sous les épaisses branches de Lucinel. Aurait-il continué, aurait-il insisté ? Non, sans doute pas. En grand adepte du renoncement, Oliver aurait jeté rageusement l'éponge, et aurait lâché toute idée de devenir un grand dresseur un jour. Enfermé dans sa solitude, il aurait préféré à son rêve d'enfant un futur beaucoup plus sage, à encourager silencieusement mais avec ferveur l'homme de sa vie qui, lui, progresse au moins aussi vite. Quand va-t-il affronter sa première arène, Gaspar ?

Au moins maintenant, il sait que son entraînement va porter ses fruits, songe-t-il en observant avec affection sa Reptincel qui marche tranquillement à ses côtés. Meleys est calme aujourd'hui, c'est un peu comme si l'environnement qui l'entourait apaisait sa nervosité pourtant presque constante en temps normal. Elle renifle un buisson ou un autre, s'arrête pour aiguiser ses griffes d'ivoire sur les troncs d'arbre, regarde son dresseur qui progresse à côté d'elle comme si elle craignait de le voir tomber. Il a de la chance, d'avoir une équipe comme la sienne. Choupette a fait des progrès fulgurants ces dernières semaines, et que dire de sa Reptincel qui semble grandir un peu plus à chaque fois qu'il la regarde. Quant à Tempête, elle apprend tout doucement à voler malgré sa blessure, et il en est sûr, Oliver ; elle touche au but. Ses périodes de surplace sont de plus en plus longues.