Oliver a profité du temps plutôt clément, et pour cause : aujourd'hui, il sort Meleys. Sa Reptincel ne tient plus en place depuis quelques jours, et cette fois il sait que Drogon n'est pas en cause ; au vu de la régularité avec laquelle il voit Gaspar, cela ne peut pas être le manque de son cher et tendre qui la rende aussi grognon, mais bien le manque d'air pur et simple. A côté d'elle trottine Nox, tandis que le batteur enfile son masque pour s'enfoncer dans les ruelles de Nathalia. Ça tombe bien, de toute façon il avait besoin d'air lui aussi, même si l'endroit n'est pas vraiment approprié pour respirer, au moins quitte-t-il Castlerain pour quelques heures. Oliver est nerveux, aujourd'hui, beaucoup de pensées lui embrouillent la tête, et il a clairement besoin de penser à autre chose que ce qui le bouffe depuis quelques temps.

Il va effectivement falloir qu'il prenne son courage à deux mains pour aller parler à son père. Non pas que Kyle Porter lui fasse encore vraiment peur, après tout il n'a plus douze ans ; mais remuer ce qui ressemble à un vieux et très honteux secret de famille ne lui plait pas énormément non plus. Ce qu'il aurait largement préféré, c'est de savoir dès le jeune âge, ou oser espérer que son père n'aurait pas laissé faire ce que sa mère a fait pour soulager sa conscience meurtrie. Maintenant qu'il le sait Oliver, ça le bouffe. C'est qui ? Où vit-il, comment, avec qui ? Est-il encore seulement sur Lathéa ? Il n'en sait rien, il ne comprend pas, et quelque part il ne sait pas trop si cela lui fera du bien, de savoir tout ça. Et à ce frère ? Que pensera-t-il de cette histoire, est-il seulement au courant ?

Oliver s'est souvent demandé à quoi aurait ressemblé sa vie, s'il avait eu une famille plus nombreuse, un peu comme celle d'Ismaël. Comme beaucoup d'enfants uniques, il a souffert pendant longtemps de cette absence de compagnie qui le forçait à jouer seul et à n'interagir qu'avec les gosses de l'école. Par chance, Ollie était déjà un gosse actif, qui avait besoin de courir, bouger, qui rêvait de devenir dresseur. La passion qu'il partageait avec les autres mômes, quand bien même vivaient-ils tous à Myrtha, était un vrai soulagement pour celui qui avait grandi tout seul. Quand Mallory est arrivé, ça a été un soulagement dans sa vie, mais les choses n'ont pas été aussi faciles qu'il l'avait espéré au départ. Il avait vu chez le garçon maigre et cerné la possibilité d'avoir un frère d'adoption ; ce que Mallory n'avait pas approuvé tout de suite.

Mallory était un gamin de huit ans, secret, malheureux. Dans les premiers temps précédant son arrivée, il allait et venait entre chez lui et la maison de ses parents, en restant un peu plus longtemps à chaque fois. Son coeur de gosse avait bondi de joie quand il avait vu son père débarrasser le bureau pour en faire une seconde chambre ; Mallo allait venir s'installer avec eux, il allait enfin avoir un copain, un petit frère avec lequel jouer, à qui il apprendrait tout. Mais les premiers temps, Mallory s'est enfermé dans sa chambre sans parler à personne, sans échanger avec qui que ce soit. Oliver a rapidement compris que les choses seraient beaucoup plus dures que prévu et qu'il lui faudrait de la patience : et la patience, ça n'a jamais vraiment été son fort, finalement. Lové dans sa détresse, Mallory n'acceptait de parler que lorsqu'il avait besoin de quelque chose. Pire encore, sa mère lui accordait au moins deux fois plus d'attentions qu'à son propre fils.

La guerre avait été déclarée alors assez vite entre Oliver et Mallory. Là où le second rejetait en bloc tout lien d'affection après la défection de sa mère, le premier, lui, avait vainement cherché à obtenir sa confiance puis avait abandonné. Pire encore, Oliver lui en avait voulu de ne pas avoir été capable de comprendre qu'il ne lui voulait absolument aucun mal ; c'était un grief d'enfant, pas suffisamment mature pour comprendre que seule la patience permettrait au petit gars qu'il était de se lier d'amitié avec l'autre garçon qui vivait sous son toit, et qui voulait tout de suite cette drôle de liaison qui lui avait toujours manqué. Alors il avait commencé par se moquer, comme se moque un enfant. T'es tout petit, t'es tout maigre, t'es nul d'abord mais Mallory n'avait absolument pas sa langue dans sa poche ; à un moment, ils ne pouvaient plus se croiser sans s'échanger un chapelet d'insultes.

Cela aurait pu durer extrêmement longtemps si Mallory n'avait pas été victime de l'une de ses crises devant l'enfant qu'il était. Lui qui n'avait jamais écouté sa mère quand à la maladie du garçon et son passé lourd et difficile avait été contraint de flancher devant les yeux sombres et hurlants de détresse du gamin qui, une fois la rage passée, s'était jeté dans les premiers bras qui avaient été là, et c'étaient les siens. Il avait neuf ans, et le petit corps maigre recroquevillé contre lui, il avait alors décidé de le protéger, envers et contre tout. Aujourd'hui, presque vingt ans après, rien n'a changé ; mais il ne peut pas considérer Mallory comme son frère. Ce serait bizarre, au vu de la façon qu'ils ont eu de se consoler mutuellement une fois l'adolescence passée, d'ailleurs. Un frère, un vrai, il n'en a jamais eu et il n'aurait jamais cru en voir un apparaître comme ça.

Kay, c'est la seule information qu'il a eue Oliver, un seul mot lâché à contrecoeur par une mère triste et dépassée par les évènements. C'est beaucoup trop commun, et il ne sait même pas par où commencer ; sans doute par en discuter avec son père, mais remuer un couteau dans ce genre de plaie ne lui plait pas du tout, au batteur. Son père n'est pas un grand sensible mais il a toujours soigneusement évité les sujet difficiles, et ce n'est pas pour rien. Alors revenir avec cette histoire de fils qu'il a fallu abandonner ? Il était prêt à l'élever comme le sien et en dépit de tout ça, sa mère n'a jamais pu l'accepter. Qu'était-il supposé faire, alors ? A quel point cela lui pèse maintenant, tout ça, se demande-t-il s'il n'a pas raté quelque chose ? Il n'en sait rien. Son père, il le connait mal.

Ses parents ont toujours été des gens secrets, pudiques. Si Cassandre a toujours eu un peu plus tendances à avoir du mal à masquer les sentiments qui la traversaient au sein du foyer familial, rien ne s'est jamais échappé de l'expression froide et faussement affable qu'elle affichait au dehors. Une femme politique parfaite, discrète et glacée, qui n'a eu de cesse que de toujours s'assurer de faire bonne figure. Son père lui, c'est l'inverse ; froid à la maison comme au-dehors, son esprit et ses sentiments ont toujours été enfermés derrière d'épaisses murailles que seule sa mère, à l'évidence, a été capable de franchir. Lui, et malgré son statut de fils, n'a jamais vraiment su faire ; tout au plus était-il fier lorsqu'il lui arrachait un sourire. Alors entretenir une conversation sérieuse avec lui ? Non, sûrement pas. Même s'il va falloir, ça le rend malade.

Mais qui est-il, son frère ? Où vit-il ? Est-ce qu'il va accepter sa présence ? Car bien sûr qu'Oliver veut entrer en contact avec lui, tenter de lui dire qu'il est le frère qu'il aurait adoré avoir quand il était môme, comment va-t-il réagir, Kay, au constat qu'il n'a effectivement pas eu le droit d'avoir cette place à cause de sa naissance ? Il va le rejeter, non ? Oui, sans doute, mais il va falloir qu'il prenne le risque Oliver, qu'il essaie au moins de lui faire comprendre qu'il ne lui veut aucun mal, qu'il n'a pas du tout envie de remuer les braises d'un feu qu'il n'a jamais vu brûler. C'est sûrement un peu égoïste de penser comme ça, peut-être qu'il vaudrait mieux laisser ce frère inconnu dans l'ombre. Mais il a beaucoup trop envie de savoir.

Il n'est pas vraiment à plaindre, Oliver, il a eu une enfance très heureuse. En dépit de ce manque qu'il a toujours ressenti, il ne peut pas dire qu'il a été malheureux ou maltraité ; bien au contraire, il n'a jamais manqué de rien, chacun de ses rares caprices trouvaient une réponse favorable sans qu'il soit jamais obligé d'en abuser. Sa mère a toujours suivi son parcours avec attention, ils ont toujours pris soin de veiller à ce qu'il aille bien sur tous les tableaux. S'il y a eu des frictions avec Mallory, elles se sont dissipées à l'instant où il a été en âge de comprendre qu'il ne pouvait pas en vouloir à un jeune garçon malade qui avait simplement besoin d'être aimé et aidé. Que tout le monde n'avait pas forcément la chance d'avoir une famille comme la leur. Maintenant, il comprend ce que Cassandre voulait lui dire.

C'est peut-être pour ça qu'elle l'a adopté, Cassandre. Mallory n'a jamais porté leur nom de famille mais il considère sans problème la famille Porter comme la sienne, d'une certaine façon. S'il en reste éloigné, c'est pour les préserver ; s'il s'en rapproche, c'est quand il a besoin de s'assurer qu'ils l'aiment encore. Et si Cassandre a toujours pris grand soin de le protéger, Kyle, lui, a dépensé beaucoup de temps et d'énergie à veiller sur sa santé fragile. Le garçon a été bien élevé. Peut-être que sa mère avait besoin d'en sauver, des gosses, pour oublier qu'elle n'a jamais pu élever son premier né. L'histoire de Mallory colle douloureusement avec celle de sa mère, et Oliver ne lui en parlera jamais ; parce qu'il est hors de question de provoquer une rupture entre le malade et la politicienne. Ces deux-là, curieusement, ont toujours eu besoin l'un de l'autre.

Mais Oliver se rappelle beaucoup trop bien de l'histoire de Mallory pour ne pas faire le parallèle avec celle de Kay, quelque part, même si ces deux bases n'ont pas grand chose à voir. D'après ce que Cassandre lui a raconté, des années après, Mallory venait d'une petite famille sans histoires, plutôt pauvre, qui élevait quelques Pokémon à Cimetronelle. Le gamin qu'il était aurait pu avoir une vie paisible et au moins aussi tranquille que celle de ses parents qui savaient se contenter de peu, si seulement son père n'était pas atteint des mêmes troubles que le fils. Crises délirantes, paranoïa, accès de rage, Mallory n'en parle que trop peu, comme un gamin aurait cherché à effacer ces souvenirs-là de sa vie pour ne pas avoir à en souffrir éternellement. Son père s'est tué, proprement, un matin de printemps. Il a sauté du haut d'un arbre et on a retrouvé son corps à l'aube.