Mallory soupire, probablement désapprobateur, et Ismaël mentirait s'il prétendait que ça ne l'exaspérait pas au moins un tout petit peu. Tout le monde a toujours pris la défense de Neskov, de toute façon, et incapable de comprendre pourquoi, il a toujours trouvé ça débile, et assez injuste finalement. Il n'y a qu'à voir avec quelle impunité il a pu récupérer Oliver. « Il est venu me jouer de la musique. Comme avant. » 
C'est ça. C'est exactement pareil. Comme avant, donc tout ce qui a eu lieu entre temps disparaît ; si faire le mignon suffit à échapper aux conséquences de ses actes Isma devrait tenter le coup lui-aussi.
La pensée immobilise ses gestes, une seconde, et fixe ses yeux vers les étoiles. Est-ce que ce n'est pas exactement ce qu'il est en train de faire, au final ? Heureusement, Mallory reprend la parole, lui offrant par la même une diversion parfaite pour ne pas réfléchir plus avant à cette idée. « Hydris et lui ont toujours été gentils avec moi. Gaspar venait toujours me jouer quelque chose quand j'allais pas bien, avant qu'il s'en aille. »
T'es entouré d'autres musiciens, n'importe qui pourrait le faire. Lui, par exemple. Sauf qu'il se tait, Isma ; quelque part, il comprend que cracher aussi ouvertement sur l'affection que porte Mallory à ces souvenirs, et par extension, au chanteur lui-même, serait irrespectueux. Il n'a pas envie de gâcher cette soirée tranquille, et bienfaisante à tous les égards. « J'ai jamais supporté qu'on m'abandonne. »
Quand on a à ce point besoin des autres et peur de ne pas pouvoir être apprécié, c'est logique. Surtout en considérant qu'effectivement, son comportement souvent disproportionnellement agressif n'est pas de son entière responsabilité. « Et c'est encore plus dur quand il s'agit de quelqu'un que j'estime. Il avait tous les défauts Gaspar, mais c'était pas un mec méchant. Au contraire, il comprenait beaucoup de choses sans que j'aie besoin de les dire. »
Ah parce que ça lui arrive de comprendre quelque chose tout court, à celui-là ? Ça commence à être difficile de ne pas être odieux ; il va falloir changer de sujet de conversation. « D'abord y'a eu lui, puis Hydris, et puis toi. Après ton départ, j'ai failli me foutre en l'air à Rosalia. J'ai eu l'impression de trop perdre pour le supporter. »
Alors il a essayé d'en finir ? Une chance qu'il n'ait pas réussi, ou qu'on ne l'ait pas laissé faire. Isma ne sait pas vraiment comment réagir, à cette annonce ; tout ce qu'il constate, c'est que l'idée que Mallory fasse une chose pareille le crispe indéniablement. « A ce moment-là, j'me suis effectivement dit qu'à par un maso comme Oliver, personne voudrait jamais rester avec un mec comme moi.
– Ah pour être maso, il l'est bien, ce con, répond Isma avec un sourire exaspéré. Mais si tu veux mon avis ça se vérifie plus en voyant comment il court après Neskov qu'à sa façon de rester près de toi. » 
C'est peut-être difficile à croire, de sa part à lui, parce qu'après tout on ne peut pas vraiment dire qu'Ismaël ait toujours tenu un discours aussi bienveillant. Mais il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis, non ? « Le fait qu'il soit toujours resté avec toi, j'appelle plutôt ça... de la loyauté, en fait. Et c'est pas le genre de chose qu'on ressent pour quelqu'un au hasard alors, c'est bien que tu le mérites. »
Sa main, dans le dos du champion, remonte jusqu'à sa nuque, puis ses cheveux, qu'il caresse distraitement en indiquant le ciel d'un mouvement du menton. « Laisse ce genre de questions à l'entrée du tunnel, quand tu viens ici. Ça te prend la tête et ça t'apporte pas grand chose, ; regarde plutôt les étoiles. »
Il fait complètement nuit, maintenant, et les astres brillent plus fort que jamais. Quand il reste focalisé sur une seule, Isma peut presque se sentir tourner lentement sur lui-même, comme s'il flottait. « Sincèrement, reprend-il, la voix lente, apaisée. Est-ce que t'as déjà vu quelque chose d'aussi beau ? »

« Ah pour être maso, il l'est bien, ce con. Mais si tu veux mon avis ça se vérifie plus en voyant comment il court après Neskov qu'à sa façon de rester près de toi. » C'est pas tout à fait faux, en fait. Tout le monde a essayé de lui dire d'oublier Gaspar, à l'époque où il est parti, mais Oliver n'a jamais été capable d'écouter qui que ce soit. Il ne devrait pas lui jeter la pierre Mallory, après tout il fait la même chose ; mais il se souvient de la façon dont ça l'a exaspéré à l'époque, quand il a tenté de lui dire que rester focalisé sur cet échec ne pourrait que le rendre malheureux, et que son obstination finirait, à l'usure, par le foutre en l'air. S'il a eu l'air de l'écouter à ce moment là, ça a été pour le poignarder dans le dos sans même qu'il s'en rende compte. En choisissant Ismaël pour toutes les mauvaises raisons, le condamnant, lui, à regarder ce bonheur factice dans l'ombre, et ces sourires adressés à un autre qu'à celui qui a passé quinze longues années à l'attendre.

« Le fait qu'il soit toujours resté avec toi, j'appelle plutôt ça... de la loyauté, en fait. Et c'est pas le genre de chose qu'on ressent pour quelqu'un au hasard alors, c'est bien que tu le mérites. » Ce n'est pas le discours qu'il tient habituellement, Isma. Qu'est-ce qui s'est passé, est-ce qu'il a fini par avoir pitié de sa détresse ? Il ne sait même pas si c'est bien ou mal, au final. Simplement comme ça, et il ne reste plus qu'à espérer que ça dure, quand bien même cela ne promettrait absolument rien. « Laisse ce genre de questions à l'entrée du tunnel, quand tu viens ici. Ça te prend la tête et ça t'apporte pas grand chose, ; regarde plutôt les étoiles. » La nuit est tombée depuis longtemps, et si on entend encore au loin le vague chant des Pokémon sauvages qui évoluent dans la clairière, le ciel est bel et bien saisissant comme le baroudeur le lui disait. Certaines étoiles brillent plus fort que d'autres, dessinent de magnifiques toiles abstraites dans un ciel d'encre ; c'est magnifique, oui, et quand les yeux sombres de Mallory se dirigent vers le firmament, il semblerait que tous ces astres-là aient soudain décidé de se refléter dans son regard. Ça le rend heureux, au moins presque autant que triste. Comme d'habitude.

« Sincèrement. Est-ce que t'as déjà vu quelque chose d'aussi beau ? » Il ne répond pas tout de suite, Mallory. Ses yeux sombres, portés vers le ciel, étudient les différentes réponses qu'il pourrait lui donner. Ce soir, il lui semble qu'il espère encore là où il avait toutes les raisons de ne pas le faire. Son coeur bat un peu trop fort dans les bras qui l'enlacent, et s'il ne quitte pas le ciel des yeux, sa réponse, elle, est adressée à l'homme qui ne semble plus faire grand cas de tout ce que ça signifie pour lui. « Oui, une fois. » Il y a un silence, à côté de lui ; s'il tournait la tête, Mallory apercevrait peut-être un regard un peu perplexe. Mais s'il veut garder le peu de courage qu'il lui reste, il ne doit pas faire ça. « J'avais quatorze ans. Cassie m'avait obligé de sortir de ma chambre pour aller dire bonjour à des gens qui s'étaient installés dans le quartier. J'ai jamais été très accro à ce genre de trucs, mais quand elle me demandait quelque chose je disais jamais non. On faisait de la musique avec Oliver, et quand on est sortis, on est tombés... sur une femme avec une pelletée de gosses, dans le salon de la maison. »

Il a sans doute déjà dû comprendre ; mais Mallory n'en fait plus grand cas. Ce souvenir-là, il l'a toujours profondément remué. « J'étais rien du tout à l'époque. Juste un gosse malheureux et personne pouvait y faire grand chose. J'avais l'impression d'avoir toujours froid, de vivre dans le noir, c'est comme si je cherchais un pont vers... ce genre de choses, là-haut, sans jamais le trouver. Jusqu'à ce que je te regarde. » Il s'en fout, de passer pour un imbécile ; il n'a plus rien à perdre, il l'a déjà perdu Isma, il y a quinze ans. Et même si la main dans son dos semble se crisper, ça ne l'empêche pas de tourner la tête pour le regarder. « J'ai toujours trouvé que tu brillais, confesse-t-il, en oubliant que ça, il l'a déjà dit au creux de son délire, à l'hôpital. A l'instant où je t'ai vu j'ai eu l'impression que tout prenait du sens, j'étais comme un gosse qui allait apprendre à marcher. C'était fascinant. J'avais une voie, un but, et au fil des mois j'ai su que je m'étais pas trompé. J'ai envié tout c'que tu faisais, et c'que tu étais. J'avais envie d'apprendre à être quelqu'un d'autre. Simplement parce que c'que j'avais vu de plus beau dans ma vie, c'était un ado qui aurait jamais accordé le moindre regard à la p'tite chose malade et pitoyable que j'étais. »

Il soupire, tourne la tête ; ses yeux sombres en croisent d'autres et ne cherchent pas à l'affronter, cette fois. Seulement à lui montrer. « Sun ne s'appelle pas comme ça pour rien. »

« Oui, une fois. » 
Vraiment ? Isma est un peu surpris, parce qu'il a beau être capable de trouver de la beauté partout, il admet sans hésiter que rien de ce qu'il lui a été donné de voir n'a jamais tant suscité son admiration que le firmament étoilé qu'il a sous les yeux maintenant. Il est curieux de savoir ce que Mallory a pu voir de comparable. « J'avais quatorze ans. Cassie m'avait obligé de sortir de ma chambre pour aller dire bonjour à des gens qui s'étaient installés dans le quartier. J'ai jamais été très accro à ce genre de trucs, mais quand elle me demandait quelque chose je disais jamais non. On faisait de la musique avec Oliver, et quand on est sortis, on est tombés... sur une femme avec une pelletée de gosses, dans le salon de la maison. »
Ismaël sent distinctement son corps se crisper à mesure que le garçon étendu dans ses bras raconte ; bien sûr, il a compris où il voulait en venir, mais la réaction à avoir lui échappe totalement. Est-ce que son coeur vient d'accélérer ? « J'étais rien du tout à l'époque. Juste un gosse malheureux et personne pouvait y faire grand chose. J'avais l'impression d'avoir toujours froid, de vivre dans le noir, c'est comme si je cherchais un pont vers... ce genre de choses, là-haut, sans jamais le trouver. Jusqu'à ce que je te regarde. »
Les grands yeux noirs de Mallory reflètent les étoiles quand ils se tournent vers lui et maintenant, le baroudeur a l'impression de ne plus savoir respirer. C'est comme s'il regardait encore le ciel. « J'ai toujours trouvé que tu brillais. A l'instant où je t'ai vu j'ai eu l'impression que tout prenait du sens, j'étais comme un gosse qui allait apprendre à marcher. C'était fascinant. J'avais une voie, un but, et au fil des mois j'ai su que je m'étais pas trompé. J'ai envié tout c'que tu faisais, et c'que tu étais. J'avais envie d'apprendre à être quelqu'un d'autre. Simplement parce que c'que j'avais vu de plus beau dans ma vie, c'était un ado qui aurait jamais accordé le moindre regard à la p'tite chose malade et pitoyable que j'étais. »
Comment est-ce qu'il a pu passer à côté de tout ça, lui ? Comment ça a pu lui échapper, quelque chose d'aussi fort et d'aussi pur que ce qu'est en train de décrire Mallory ; comment il a fait, lui, pour cacher tout ça aussi profondément, pour que ça ne ressurgisse finalement que tant d'années plus tard, par hasard, après qu'ils se soient déchirés sans que jamais Ismaël ne réalise la portée de tout ce qu'il a dit ou fait au chanteur pendant tout ce temps ?
Le regard du garçon lui échappe et lui, il est incapable de détourner les yeux des deux ciels auxquels ils sont accrochés. Est-ce qu'elles ont toujours été aussi grandes, ces prunelles d'encre qui brillent à la lueur des étoiles ? « Sun ne s'appelle pas comme ça pour rien. »
C'est à cause de lui, ça-aussi, alors. A croire que malgré son éternité d'absence, il n'a jamais quitté Mallory ; c'est comme si le chanteur avait refusé de le voir disparaître, déjà à l'époque, un peu comme il l'a fait à Castlerain le jour où le baroudeur a enfin fini par comprendre ce qui se cachait derrière la rancœur infernale dont il était la cible. S'il avait vu tout ça plus tôt, s'il avait compris, est-ce que ça aurait changé quelque chose, à l'époque ? Ou est-ce qu'il aurait réagi aussi connement que récemment, est-ce qu'il aurait cruellement fait payer à Mallory le simple fait d'être tombé amoureux de lui ? Comme si c'était condamnable de ressentir quelque chose d'aussi beau. En entendant un discours comme celui-là, Isma ne peut pas s'empêcher de se dire qu'au final, dans l'affaire, c'est lui qui ne mérite pas ça ; il n'y a qu'à voir comment il a réagi quand il su sans comprendre. Maintenant, il comprend. Et est-ce que ça change quelque chose ?
Sans doute, lui parce que pendant les longues secondes de silence qui suivent les mots de Mallory, lui il le regarde. C'est comme s'il avait plongé tout entier dans ses yeux, et qu'au lieu de n'y trouver qu'une mer noire, déchainée et effrayante, il était enfin capable de la traverser pour arriver au cœur de cette nuit claire, illuminée de constellations inédites. Le soleil ne brille peut-être pas tous les jours, ici, mais Mallory n'en a pas besoin pour être magnifique et Ismaël est enfin capable de le remarquer.
Il ne sait pas pour autant comment agir, maintenant ; le garçon toujours étendu contre lui, le nez levé vers le ciel, n'a pas l'air d'attendre quoi que ce soit. Et pourtant. Et pourtant, il y a quelque chose qui gonfle dans le cœur d'Ismaël, une envie ou un besoin, il ne sait pas trop, d'apporter une réponse à ce qu'il vient d'entendre, de faire quelque chose du petit coeur que Mallory vient de déposer à ses pieds et, cette fois, de faire attention. Il a envie d'en prendre soin, de lui rendre au moins un tout petit peu de la douceur et de la tendresse que son amour maladroit n'a jamais eu l'occasion de lui apporter. Peut-être que maintenant, ça pourrait être différent ; sauf qu'il y a un monde entre l'envie brusque qui le prend et ce qu'il pourra donner, gérer, assumer sur le long terme. Est-ce que ce ne serait pas pire, finalement, d'avancer maintenant pour reculer ensuite ?
Et puis merde. C'est ce qu'il choisit de se dire quand il se redresse, un peu, en douceur, pour éviter de secouer le garçon qui le regarde avec ce qui ressemble à de la peur, dans les yeux. Quoi qu'il craigne maintenant, Isma n'est pas en mesure de le rassurer. Se poser des questions pour apporter la bonne réponse n'a jamais été son fort, alors il ne sait pas finalement, s'il a raison de faire ce qu'il fait, mais il le fait tout de même et quand il se penche pour cueillir délicatement les lèvres du jeune homme, il espère de toutes ses forces que, quoi que provoque ce nouveau geste inconsidéré, il ne fera pas plus de mal encore à celui qu'il a décidé de protéger.

S'il devait y avoir un moment, une  journée, un instant durant lequel il fallait prononcer ces mots-là, Mallory est convaincu que c'est maintenant. Là, lové dans l'étreinte du seul homme qu'il ait jamais aimé de toutes ses maigres forces, et en dépit de tout ce qu'il entendra sans doute après, il a au moins trouvé la force de le lui avouer ; cette confession si pure qu'Isaïah lui a volé a fini par retrouver son chemin jusqu'à ce soir, où il a enfin pu exprimer correctement une grande partie des raisons pour lesquelles c'est vers lui que son choix s'est porté. Et encore, il ne sait pas tout, le baroudeur ; il ne le saura peut-être jamais, parce que c'est beaucoup trop difficile à décrire pour quelqu'un d'aussi compliqué que Mallory, dont la psyché est régie par ses propres règles, ses propres mots d'ordre. Tu brilles, et  bien qu'il fasse nuit c'est encore plus vrai que jamais, maintenant. Peu importent les conséquences que cela aura, cette profonde sensation de chaleur, de complétude et de douceur, Mallory sait qu'il ne la trouvera nulle part ailleurs qu'entre les bras qui l'étreignent quand même.

Ismaël a toujours été un esprit libre, et le champion s'est toujours fait l'image d'un fou qui aurait aimé attraper un rayon de soleil simplement avec les doigts, pour pouvoir s'imprégner de sa chaleur même les jours de pluie ou de brouillard. On ne peut pas se saisir de l'essence même de la liberté, et c'est ce que le jeune homme a toujours été. Quelque part et chez Oliver, a toujours grondé ce même et étrange besoin, mais le batteur était doté de bien plus de sagesse que celui dont il sent le poids du regard, maintenant. Peut-être que c'était ça, qu'il cherchait à travers lui, Isma ; qu'il n'a jamais trouvé, avant de devoir constater bien malgré lui que son bonheur était ailleurs, loin, et qu'il n'en ferait sans doute jamais partie.
Et dans l'ombre de son meilleur ami se tenait la silhouette frêle d'un enfant chêtif et mal fichu, flottant dans ses vêtements, aux cheveux en bataille et dont  les yeux noirs ne reflétaient que deux gouffres froids et grondants comme la plus profonde et la plus dangereuse des abysses. Dans son regard, pourtant, brillait l'adoration la plus pure, le sentiment le plus bienfaisant qu'il ait jamais connu ; au creux de son coeur, Ismaël s'était niché sans le vouloir, et avec lui l'espoir fou d'être capable, un jour, d'être aimé de ce garçon fait de feu et de vent, dont le sourire reflétait  les mille promesses qu'il aurait voulu n'avoir rien que pour lui. Il est tombé amoureux comme ça, comme un coup de tonnerre lors d'un orage. Il n'a jamais rien pu changer à ce qui l'a étreint, le premier jour où son regard a rencontré deux yeux caramel, rieurs et heureux, le sortant de ce fait de la vase noire dans laquelle il était en train de se noyer.

Et même s'il ne croit plus en rien, même si aujourd'hui sa résignation a pris le pas sur l'espoir, cela n'a jamais vraiment été à lui de décider du rythme des battements de son coeur, frénétique quand le dresseur se redresse lentement et avec précaution pour le regarder. Combien de fois en a-t-il rêvé d'un moment comme celui-là, durant lequel il aurait trouvé la force de tout lui avouer et de recevoir en réponse un tout petit peu de son bonheur ? Il n'a jamais rien attendu de lui, il ne lui a jamais rien demandé et pourtant c'est bien une supplique qui brûle dans ses prunelles d'encre, maintenant qu'il se sent prisonnier de ce regard qui le consume et le dévore. Me fais pas de mal. J'ai jamais voulu que ton bonheur. Il aurait tout donné pour que ce soit avec lui ; mais le regarder évoluer en ne restant que l'ombre furtive de ses pas, cela lui aurait suffi aussi. Parce qu'il a toujours su, Mallory, qu'il était condamné à la nuit quand bien même, parfois, une éclaircie parviendrait à réchauffer son coeur glacé.

Et alors, ces lèvres qui se posent sur les siennes sont une véritable surprise. Il s'attendait à tout, à quelques mots gênés, à un petit rire, à une mine désolée, mais pas à ça. Il s'attendait à de l'incompréhension peut-être, mais pas à la terrible tendresse de ce geste, tout ce dont il rêvait de la part de cet homme sans jamais oser l'attendre et quand il comprend qu'il ne dort pas, cette fois, qu'il n'est pas encore en train d'imaginer cette  bouche sur la sienne et ce coeur qu'il attrape doucement pour  le cajoler, c'est un soupir de soulagement qui lui échappe, long, lent, presque douloureux quand sa main se tend pour se poser sur sa joue râpeuse, ancrant leur geste à la réalité. Pas le visage, m'embrasse pas, c'est interdit, ces paroles dures lui reviennent à l'esprit et  il les chasse, sans comprendre pourquoi tout est en train de changer maintenant ; il s'en fout, ça n'a aucune importance, cette cruauté qui ne résultait que de la simple peur et que ses mots ont réussi à taire, il sait que c'est différent, ce soir. Pour la première fois depuis Hydris, il y a quelqu'un penché sur son corps malingre, quelqu'un qui lui  dit n'aie pas peur, ne crains rien, je suis là, je serai toujours là. Ce quelqu'un, c'est celui à qui il a toujours laissé la place. Tout ce qu'il a à offrir était déjà à lui.

Et peut-être qu'il ne devrait pas esquisser le geste suivant quand Ismaël fait mine de reculer et que Mallory revient le chercher ; ses doigts maigres se referment sur sa nuque, et c'est emporté par le parfum entêtant de sa peau et la chaleur de son souffle qu'il le supplie de rester encore, de lui donner ce qu'il a toujours attendu. Ça, cette main qui glisse le long de son flanc, cette paume qui épouse ses formes osseuses avec une tendresse inouïe, inespérée, cette haute silhouette qui se rapproche  et dont la chaleur lui arrache un frisson si bienfaisant qu'il lui fait monter les larmes aux yeux. Ça, ces promesses qui n'en sont pas mais la terrible assurance, aussi, que demain ne sera plus jamais comme hier. De longs doigts se nouent au sien et un soupir s'échoue contre son visage aux traits maigre, et c'est sans doute mû par la plus stupide des pensées, la plus pure aussi que, les yeux fermés, Mallory dépose lentement son front contre le sien et son coeur dans ses larges paumes dans un murmure, un seul, qui pourra aussi bien sceller son futur que sa perte. « Je t'aime, est-il bien incapable de réfréner, d'une voix tremblante, chuchotante, un peu cassée. » Je t'ai toujours aimé, je t'aimerai toujours.

Et qu'importe le futur et les conséquences de ces actes, qu'importent le vent, la pluie, le froid qui reviendront l'envahir et le hanter quand Ismaël s'envolera une nouvelle fois loin de lui, quand ses mains habiles attrapent en douceur les pans de son t-shirt pour le soulever et qu'il se redresse, il sait que cette nuit ne ressemblera à aucune autre, et qu'il n'aura pas besoin d'être quelqu'un de différent pour être étreint. Ce soir, c'est le gamin fatigué et fragile qui meurt lentement entre ses bras et contre ses lèvres quand sa main se glisse jusqu'à ses épais cheveux bruns et que chacun de ses gestes trouve une réponse aussi tendre que la sienne, aussi douce, aussi merveilleuse, comme ce visage qui descend lentement jusqu'au creux de son cou. Reste avec moi. M'abandonne pas, m'abandonne plus jamais.

Et puis merde.

C'est assez malheureux quand on y pense, qu'Isma ait besoin de ce genre de pensée coupable pour ne pas s'enfermer derrière les barreaux de sa liberté. Il n'a conscience de rien quand il embrasse tendrement le garçon qu'il sent distinctement soupirer contre ses lèvres. Il ne s'en rend pas compte, que son stupide mantra qui lui interdit toute forme de lien, d'attache ou de cage, l'empêche de ressentir et de vivre aussi librement que ce qu'il prétend et ce à quoi il a toujours aspiré. L'échec de la seule et unique relation sérieuse à laquelle il s'est consacré l'a stupidement convaincu qu'il n'était pas fait pour ça, lui, qu'un couple formel n'était jamais qu'une paire de menottes dont il n'avait certainement pas besoin pour être heureux ; et quelque part, à l'époque, il n'avait pas si tort que ça. Il s'est promis, en partant ce jour-là, que plus personne ne refermerait jamais quelque entrave que ce soit autour de son poignet et qu'où qu'il aille, il serait toujours libre de repartir. Tenir cette promesse chaque jour l'a effectivement rendu aussi heureux qu'il pouvait l'être en dépit de la culpabilité qu'il essayait toujours de fuir.
La précieuse liberté absolue qu'il a construite et conservée en a eu, du sens, pendant toutes ces années. Peut-être qu'aujourd'hui, le constat qui lui fait si peur et qui le pousse à enfouir sa tête dans le sable à grands coups de et puis merde, c'est que cette vie libre et solitaire ait perdu tout son sens depuis qu'il est tombé amoureux.


S'il avait eu un peu plus de courage et s'il avait été capable d'affronter cette vérité, peut-être qu'ils seraient moins coupables, les gestes d'une extrême précaution qu'il esquisse lorsqu'il saisit les lèvres de Mallory et qu'il l'effleure de ses paumes ouvertes ; peut-être qu'il n'aurait pas à ce point besoin de s'interdire de penser pour accepter de se consacrer ainsi à quelqu'un, quitte à enfermer au placard des idéaux en lesquels il est encore convaincu de pouvoir croire. Peut-être qu'il ne la ressentirait tout simplement pas, cette culpabilité qu'il est incapable de comprendre, quand il se laisse attirer de nouveau par les doigts fins ancrés derrière sa nuque et qu'il n'aurait, ainsi, pas l'étrange sentiment d'être déchiré de l'intérieur quand, au terme d'un baiser plus fiévreux, le plus beau murmure qu'il lui ait été donné d'entendre vient doucement s'échouer sur ses lèvres. « Je t'aime. »
Je t'aime. Combien de fois en a-t-il ri, de ces idiots qui se mettaient à pleurer pour une phrase aussi simple, aussi clichée et aussi naïve que celle-là ; ce n'est pourtant pas la mer à boire, on l'entend à tous les coins de rue quand on tend un peu l'oreille. L'amour c'est banal, l'amour c'est stupide, ça monte la tête pour des conneries et ça ne se finit bien que pour quelques élus qui souvent, n'ont jamais cherché à faire reposer quoi que ce soit sur la réciprocité d'un sentiment aussi instable. L'amour c'est de la merde. Et pourtant il la ressent bien, Ismaël, la chaleur presque surnaturelle qui envahit son ventre et fait tournoyer son coeur ; il ne peut pas non-plus les nier, le vertige intense qui lui fait tourner la tête et l'émotion incontrôlable qui agite soudain ses pensées, fait trembler ses lèvres et, peut-être même, briller ses yeux d'étoiles qui ne viennent, cette fois, pas du ciel au-dessus d'eux.

Celles-là, s'il pouvait les voir, il les reconnaîtrait sans doute parce qu'il les a découvertes seulement quelques secondes plus tôt ; celles-là, elles sont plus brillantes que celles de l'espace, plus belles que ces astres qu'il s'imaginait visiter dans les rêves colorés de son enfance. C'est dans un autre regard qu'il les a aperçues et pour la première fois, il réalise la valeur du cadeau que Mallory lui a fait en le choisissant malgré tout ce que ça lui a coûté, ce que ça lui coûte encore et, sans doute, ce que ça lui coûtera.
Alors finalement, la tendresse de ces gestes qu'il esquisse comme un peintre colorerait délicatement sa toile, c'est peut-être le moins qu'il lui doive. D'une certaine façon, il le remercie ; d'une autre, il lui demande pardon. Ce dont il n'a pas conscience pourtant, c'est la justesse et la sincérité de la majorité du discours de ses gestes. Celle qui dit moi-aussi, quand il le déshabille lentement, qu'il noue son cœur au sien comme leurs doigts s’entrelacent, moi-aussi, je t'aime, un peu comme un feu sous la glace, qui continuera de brûler quand même.
Même s'il ne s'en rend pas compte, même s'il est trop obstiné ou trop bête pour comprendre ce que son propre cœur lui hurle dans sa cavalcade effrénée, ça ne change plus rien. Ce qu'il a cherché si désespérément aux quatre coins de la Terre ne s'y trouvait pas ; parce qu'en dépit des merveilles terrestres qu'Ismaël a toujours tant aimées, rien n'est aussi inestimable et aussi magnifique que les étoiles que Mallory lui a données.