C'est peut-être grâce ou à cause de lui qu'il a enfermé son coeur dans un étau pour toujours, ensuite. Pour ne plus jamais revivre ça, il a compris qu'il valait mieux pour tout le monde d'être haï qu'incompris. Qu'il était plus simple de rejeter le monde entier par peur que ce même monde décide de le voir comme un mec bizarre, gênant, sans comprendre quelles terribles afflictions agitaient son esprit. Pendant des années, Mallory a tenté de s'en convaincre, des années durant lesquelles il a assisté, spectateur forcé, à la descente aux enfers d'Oliver quand Gaspar est parti, et de l'ultime trahison qui a mis fin à tout ce qui faisait encore de lui quelqu'un de fréquentable. Durant deux années, il s'est condamné à les voir ensemble, tous les deux, quand les yeux sombres d'Ollie ont enfin remarqué les regards d'Ismaël et qu'il a fini par céder. Le fracas qu'a fait son coeur brisé à jamais s'est répercuté partout. Et personne ne l'a jamais entendu, pourtant.

Personne n'a jamais vu, personne n'a jamais compris. Personne n'a jamais été capable de voir que cette douleur là, dans le regard sombre du malade, était différente de toutes les autres. Invisible, elle était pourtant bien là, à chaque fois que les doigts d'Isma s'enroulaient autour de ceux de son meilleur ami, qui pensait beaucoup trop à un autre pour se rendre compte de la chance qu'il avait. Et bien plus que la jalousie, c'est une étrange empathie qui l'a poussé, alors, à les séparer ; le soir où Ismaël a débarqué dans sa chambre, il lui a craché avec fierté que c'était mieux comme ça ; qu'Oliver méritait mieux qu'un connard comme lui, après tout. Qu'il n'avait rien à faire avec lui, qu'il n'était rien, qu'il n'avait jamais rien valu, il a menti, de longues minutes, craché une haine qui ne lui était pas destinée. Ce soir-là, le monde entier a basculé quand le Johtien s'est précipité sur lui. Il aurait préféré qu'il le tue plutôt qu'il lui offre cette longue nuit de bonheur éphémère avant de s'enfuir. Il aurait préféré qu'il le tue.

Durant les années qui ont suivi, jalonnées par ses nombreuses réussites, Mallory n'a jamais été capable de ressentir la moindre satisfaction à l'idée d'avoir eu le succès qu'il était persuadé de mériter. Bardé d'un orgueil au moins aussi gros que l'évident complexe d'infériorité caractérisé par sa peur de décevoir, il avait décidé que la haine valait toujours mieux que l'amour, et ce dans la majorité des cas. S'il avait la clairvoyance nécessaire pour voir que ses fans réclamaient de lui une attention qu'il avait à peine la force de donner, il était bien incapable de faire preuve de la moindre tendresse avec les autres. Bien au contraire, il avait toujours préféré être désobligeant, désagréable, personne n'était surpris comme ça, personne ne s'étonnait de ses changements d'humeur. Plutôt que de se battre, il avait choisi la facilité. Ismaël avait brûlé ses ailes maigrelettes en partant et dès lors, en dépit de tout ça, il avait bien fallu continuer.

Mallory soupire doucement, en enroulant ses bras autour de ses jambes maigres. Son menton se pose sur ses genoux, et si le plus gros de son chagrin a fini par s'en aller grâce à Sophie, la partie la plus visible, elle, est bien restée. Toute cette amertume, elle l'accompagne à chaque instant, suit chacun de ses pas, dissimulée dans les recoins de son ombre. Mallory soupire, glisse une main dans ses cheveux. C'est dur, c'est trop dur de ressentir tout ça, et il aurait sans doute tout donné pour que tout s'arrête, à certains moments de sa vie. Les pires, ceux qui ont forcé son entourage à prendre des décisions drastiques ; à Rosalia, par exemple, c'était sans doute sa dernière chance. J'veux en finir, j'y arrive plus, j'veux pas continuer, j'peux pas. J'ai pas la force, laissez moi partir. Il fallait bien au moins cela pour qu'Erèbe aille frapper à la porte d'Heathcliff, finalement.

Toutes ces questions auxquelles il a déjà les réponses se mélangent dans sa tête et le conduisent toutes à la même conclusion ; sa vie ne prendra jamais le tournant qu'il souhaitait, jamais. Il s'en souvient des paroles cruelles d'Ismaël quand il l'a revu ; devenir quelqu'un d'autre lui permettrait avec un peu moins de difficultés de trouver quelqu'un pour passer des jours plus paisibles, sauf qu'il a déjà essayé, Mallory. Quand il était avec Hydris, il a essayé, il a tenté sans jamais y parvenir. Il y avait toujours ce regard en coin qu'il coulait vers le baroudeur, cette oeillade assombrie par la cruelle évidence, et quand la main du ranger se nouait doucement à la sienne, quand ses bras l'étreignaient avec toute la tendresse dont il pouvait faire preuve, ce n'était pas lui mais un autre qu'il préférait s'imaginer pour avoir encore le droit de rêver. Hydris ne méritait pas ça. Il est sans doute le seul à qui Mallory a demandé pardon.

« Mallo devrait arrêter de penser aux choses qui ont fait mal avant. » Le timbre rauque de Sophie lui fait tourner la tête ; l'Ectoplasma s'approche en quelques pas,  accompagné d'un petit Doudouvet tout vert qui la suit comme une ombre furtive et délicate. Il a toujours bien aimé ce Pokémon, Mallory ; frêle et fragile, dont les yeux débordent de douceur. Bien qu'incapable de sourire, la chanteur hausse doucement les épaules. Que diraient-ils, tous ces fans qui crient et appellent à son courage face au mal qui le ronge, quelles conclusions tireraient-ils de son évident état de faiblesse, maintenant ? « On s'en fiche, répond Sophie sans qu'il ait eu besoin de formuler la moindre phrase. Ceux qui aiment Mallo pour de vrai sont ceux qui savent prendre soin de lui. » C'est étonnant, ces pics de sagesse de la part de l'Ectoplasma. Elle a toujours été une enfant Sophie mais parfois, elle est beaucoup plus sage que lui.

C'est bien gentil tout ça. Le souci c'est que les seuls qui l'aiment pour de vrai se comptent sur les doigts d'une main ; il n'a jamais douté de l'affection des Porter à son égard, quoi qu'ils aient du mal à faire preuve de patience par moments. Celle d'Oliver, bien sûr, et Mallory sait qu'il lui doit énormément ; Erèbe l'aime beaucoup aussi, à sa façon. Une manière un peu nonchalante et esquivée, comme s'il craignait d'attraper son mal s'il s'approchait un peu trop. Et pour le reste ? Si, y'a Shade, bien sûr. Il faudrait qu'il l'appelle, la championne d'Enoville ; il l'a pas vue depuis un moment, et il sait que si ce n'est pas lui qui vient la chercher, elle restera enfermée chez elle jusqu'à ce qu'un challenger vienne la défier. Non pas qu'il n'approuve pas ce genre de choses, mais c'est pas ce qu'il souhaite à une amie. Elle lui manque.

Peut-être qu'un jour, il arrivera à voir autre chose que les ténèbres dans lesquels il s'est plongé pendant vingt ans ; qui sait, les progrès de la science peuvent toujours faire des miracles, non ? C'est en tout cas toujours ce que lui disait Cassandre, à l'époque où il savait très bien que rien ni personne ne parviendrait à le sauver. Il n'y croit toujours pas, et quand bien même y croirait-il, a-t-il l'intention de vivre dans l'espoir permanent de trouver une solution et de survivre en attendant ? C'est sûrement con, songe-t-il en levant le nez, tandis que le Doudouvet s'approche de lui en poussant un drôle de petit piaulement curieux. Qu'un garçon comme lui en soit là, à vingt huit ans, à se poser des questions existentielles sur sa vie là où, sur le papier, il a absolument tout réussi. C'est une belle représentation du vide grondant dans sa poitrine, finalement. Une belle vitrine mais à l'intérieur, rien. Seulement le noir, le désespoir et la douleur.

Sans prévenir, le Doudouvet se pose doucement près de lui ; ses petits yeux l'observent alors qu'il tourne la tête, curieux et peut-être un peu perturbé par la présence du Pokémon près de lui. Qu'est-ce qu'il lui veut, ce petit machin ? Ce n'est pas vraiment le genre de Pokémon qui l'attire en temps normal, très loin de là. « Tu devrais pas rester là, lâche-t-il, d'une voix rauque. J'suis pas la meilleure des compagnies, aujourd'hui. » Ni les autres jours de manière générale, mais ça il n'a pas besoin de le dire. Il ne va pas raconter sa vie à un Doudouvet non plus, et il hausse les épaules, alors que le Pokémon ne bouge pas. Il va le coller longtemps, comme ça ? « T'es sourd ? aboie-t-il un peu plus franchement, cette fois. Va-t-en. J'suis pas un dresseur pour toi, j'ai pas le temps ni l'envie de m'occuper de toi, trace ta route. »

Mais au lieu de s'en aller sous le sifflement furieux du dresseur, le Doudouvet s'élève de nouveau, doucement ; approchant du visage de Mallory, il s'emploie à en faire le tour, sous son regard agacé. Sophie, elle, se met à ricaner ; lui est beaucoup trop fatigué pour s'amuser des jeux des Pokémon près de lui, tout ce qu'il voudrait, c'est la paix. « Doudouvet veut jouer, elle aime bien Mallo et elle voudrait venir avec nous. » Sérieusement ? Mais que ferait-il exactement avec un Pokémon pareil, en fait ? Non, c'est une idée à la con ; elle va rester là, et alors qu'il essaie de la chasser d'un revers de la main, le Pokémon recule d'un geste vif avec un petit rire cristallin avant de revenir se poser... sur ses cheveux, au sommet de son crâne. « Mais...
– Sophie veut bien que Doudouvet vienne jouer avec elle. Mallo pourrait la ramener à la maison. »

« Je sais pas, Sophie. J'aurais pas le temps de m'en occuper, j'ai déjà du mal avec Sun, alors un autre Po...
– Sophie s'en fout de chienchien débile. » Bien, au moins c'est catégorique, songe le jeune homme en levant les yeux au ciel, pris d'un mal de crâne un peu soudain et très désagréable. « Sophie veut jouer avec Doudouvet. Mallo capture.
– Qu'est-ce qu'on dit, exactement, dans ce genre de cas de figure ? » Peut-être que certains le trouveraient un peu injuste avec son Ectoplasma, au vu de la façon dont elle vient de le consoler ; mais Sophie a un peu tendance à oublier sa place parfois, et être ferme est la seule solution pour la cadrer. Reprenant forme humaine, la jeune femme qu'elle devient fait des cercles avec son pied droit, passe les mains derrière son dos et baisse la tête, comme la grande gamine qu'elle a toujours été. De l'autre côté, la Doudouvet a l'air d'attendre. « S'te plaît. »

Qu'est-ce qu'il lui a dit la dernière fois, à Isma ? Je les trouve beaux. Et gentils. Objectivement, le Doudouvet qui lui tourne doucement autour remplit ces deux critères, et ce n'est finalement qu'une étrange gêne qui l'empêcherait de le capturer. Qui plus est, si elle s'entend avec Sophie, ce serait dommage de la priver d'une compagnie amicale ; encore une fois, Mallory n'a jamais rien pu refuser à son Pokémon fétiche. Elle fait beaucoup trop pour lui, et c'est une dette qu'il se sait incapable de payer dans son intégralité, alors... alors il soupire, hausse les épaules et fouille dans son sac. « D'accord, vous avez gagné. Tu viens avec moi, alors ? » Une trille joyeuse et ravie résonne dans les airs alors que le Pokémon esquisse une pirouette gracieuse dans les airs ; tranquille, Mallory lui tend l'objet, un sourire un peu léger aux lèvres. En une fraction de secondes, la voilà capturée. « Nouvelle copine de Sophie. »