Le roulis de la cascade est le seul bruit qu'on peut entendre à l'intérieur de la clairière ; certes pas les étranges sons qu'elle masque en son sein, comme une bulle protectrice dans laquelle se réfugie un garçon et son Pokémon, au bord d'une eau aussi claire qu'un miroir. Le corps recourbé et recroquevillé de Mallory Edgerton, dissimulé aux yeux de tous, est lové entre les bras courts d'un Ectoplasma qui ne sourit pas, et dont les yeux clos trahissent un chagrin sourd et invisible. Les mains maigrelettes du champion se sont saisies de sa fourrure sombre et éthérée, comme si au travers de ce Pokémon cauchemar se dissimulait une réalité à laquelle il aurait besoin de s'accrocher ; l'intéressée, elle, presse ses pattes sur ses épaules squelettiques comme pour lui donner une impulsion, quelque chose, n'importe quoi. Il tremble, Mallory, son corps parcouru de soubresauts essuie les dernières vagues de la crise qui l'a pris au beau milieu de la clairière.

Des longs sanglots désespérés sont étouffés par le corps volumineux de Sophie, qui semble vouloir se grandir plus encore pour envelopper son dresseur de chaleur et de douceur. Dans la mesure de ses moyens, elle tente bien d'apaiser les terribles tourmentes de son esprit ; personne d'autre que Hatta n'en est capable, mais elle s'obstine. Ses griffes accrochent une veste de cuir à mesure qu'elle le serre contre elle, et ses yeux clos retiennent des larmes surnaturelles, aux échos terribles d'une souffrance qui s'estompe, lentement. « C'est fini, Mallo, chuchote-t-elle de sa voix spectrale, raffermissant lentement sa prise autour de son corps maigre. Sophie est là, Sophie protège. »
Que serait-il devenu, si elle n'avait pas été là ? Mallory ne sait pas ; à mesure que les soubresauts de souffrance s'estompent pour laisser place à une terrible migraine, il songe juste qu'il n'a pas trop envie d'y penser.

Pourtant, il sait que les Pokémon qui l'accompagnent constituent à eux seuls le traitement dont il a toujours eu besoin. Il n'y a pas de remède miracle pour le mal qui le ronge, mais l'étreinte douce et réconfortante de Sophie est incomparable à toutes celles qu'il a connues jusqu'alors. Quand il était jeune, ses troubles étaient décortiqués par Kyle Porter et son épouse, impuissante, ne pouvait que ranger les objets tranchants, contondants, coupants, pour éviter qu'il se blesse et blesse les autres. Oliver a essayé, lui aussi. Jusqu'à quelques années en arrière, Mallory pensait encore que le batteur ne serait jamais que son seul remède. Son ami d'enfance connaissait la moindre de ses failles et savait détecter l'imprévisible, mais rien de comparable avec la douceur de l'esprit d'un spectre effleurant le sien, rien de comparable à la gentillesse de Sophie. Elle a besoin de lui autant qu'il a besoin d'elle, et c'est dans cette étrange connexion de leur sens qu'il sait qu'il trouvera la paix à jamais.

« Ça va mieux, Mallo ? » La voix de son Ectoplasma est si douce, dans ce genre de moments ; s'il était un peu curieux, Mallory se demanderait si elle en est capable, Sophie, de changer les différentes tessitures de sa voix humaine pour paraître plus douce et apaisante. Sa patte griffue glisse lentement dans ses cheveux, et il ferme les yeux, vaincu par la souffrance et la fatigue. Il pourrait s'endormir ici, dans les bras de son Pokémon, oublier comment il s'est retrouvé là, pour quelle raison il a sauté dans sa voiture ce matin pour venir dans cet endroit. Cela fait partie de ces choses totalement insensées qu'il fait les jours où il ne va pas bien. Personne ne le sait, personne ne le voit, et lui s'en va sans prévenir personne, coupe son portable. Dans ces moments-là, Mallory est convaincu qu'il pourra s'en sortir tout seul, et qu'il vaut mieux s'éloigner de tous. Sans Sophie, qui sait comment ce genre d'actes fous pourraient tourner.

« Merci, murmure-t-il d'une voix étranglée, à la créature qui le tient toujours contre elle et dont l'étreinte, douce, apaise la douleur. » C'est même étrange, cette chaleur qu'il ressent contre elle, comme si elle était encore là, vivante ; il sait que non, parce que si Sophie est capable de lire certaines bribes de son esprit, de capter certaines choses, la connexion étrange qui les relie tous les deux lui ont déjà montré qui était le Pokémon qui le console. Sophie, c'est un mélange subtil de deux âmes qui se mêlent, celle d'une enfant dans le corps d'un Ectoplasma trop gentil et trop compatissant, celle d'une gamine facétieuse dont l'extrême tendresse sait apaiser toutes ses douleurs. Tremblant, Mallory relève le nez ; la patte qui se tenait encore dans ses cheveux bruns se retire doucement, alors qu'il se redresse, sans cesser de s'appuyer contre elle.

Mallory a toujours aimé ses Pokémon, mais elle, indéniablement, prend une place très à part. Quand il l'a rencontrée, Sophie n'était qu'une jeune Fantominus grimée dans les traits d'une petite fille au sourire effrayant ; cette même enfant qui lui avait proposé de jouer avec elle, près d'une maison en ruines, quelque part au finfond d'une ville morte. Il s'en souvient comme si c'était hier, de sa petite robe blanche, de ses cheveux blonds virevoltants, du malaise qu'il a ressenti quand elle a levé deux yeux rouges sur lui et qu'elle lui a souri. Tu veux jouer avec Sophie ? Non, a-t-il répondu du bout des lèvres, en dépit de la terrifiante et malsaine curiosité qui l'a poussé à ne pas la chasser, à attendre la suite. Son sourire a fané, elle s'est assise, boudeuse ; puis elle a relevé la tête pour le dévisager de nouveau. Sophie joue plus depuis longtemps, tu sais.

Il ne sait pas si c'est de la curiosité ou autre chose, qui a alors attiré Mallory jusqu'à elle. Lorsqu'il lui a présenté une Pokéball, elle s'est mise à bouder ; Sophie, elle rentre pas dans tes machins tout ronds, a-t-elle maugréé en croisant ses petits bras. Il émanait d'elle cette étrange atmosphère de mystère dans lequel il avait baigné toute sa vie, et au départ, cela lui faisait peur. A elle seule, elle représentait tout ce qu'il avait toujours craint, tout ce qu'il avait toujours fui. Sa proximité avec la mort, les vapeurs empoisonnées qui émanaient de ses mains, la douceur morbide avec laquelle elle lui souriait en ronronnant presque quand elle se rapprochait de lui, tout l'effrayait. C'était la première fois que Mallory rencontrait un Spectre. La première fois qu'il voyait en eux la même lueur morte que celle qui assombrissait son esprit fatigué. Toutes ces choses, auxquelles il n'avait jamais eu envie de se confronter.

Et puis, il a entendu ça. Sophie entend les voix qui pleurent dans ta tête. Surpris, Mallory se souvient d'avoir tourné la tête, très vite, hostile à l'intrusion qu'il n'avait même pas vue arriver. Son regard sombre a croisé celui, bienveillant, du Pokémon qui a doucement dodeliné de la tête sans le quitter des yeux, et ce en dépit de toutes les menaces que ses silences lui jetaient à la figure. Elle lui a souri, d'un sourire atrocement laid, et pourtant quelque chose s'est réchauffé à l'intérieur de sa poitrine, a soulagé momentanément une douleur omniprésente. A l'époque, Mallory était un adolescent qui découvrait à peine le monde qui l'entourait. Sa vie se résumait au combat qu'il menait contre lui-même, et qu'il n'a jamais su gagner. Durant des années, lui et la famille Porter ont cherché par quels moyens le soulager un peu de tous ses troubles, sa violence, ses souffrances ; et personne n'avait trouvé la moindre solution.

Il avait même été jusqu'à prier, avant de la rencontrer. Arceus et ses disciples, il n'en sait rien, il se souvient mal de toutes ces mythologies qui entouraient la création du monde ; mais il en était arrivé à cette extrêmité, à déposer des offrandes dans les temples, à supplier une force, n'importe laquelle, pour qu'elle se penche vers lui et efface tout ce qui lui faisait du mal, tout ce qui le faisait souffrir. Combien de dieux a-t-il imploré sans jamais entendre la réponse ? Il n'en sait rien. De cette période, il n'a gardé que les quelques vagues icônes d'un passé révolu où il croyait en ces forces qui maîtrisaient tout. Ensuite il s'est résigné, puis Sophie a fini par arriver. Sophie qui, silencieuse, suit lentement le fleuve de ses pensées, affrontant les remous de ses souvenirs sans relâcher son étreinte sur son corps tremblant, brisé, fatigué. Cette image-là, qu'il ne montre à personne, et que personne ne doit comprendre ou voir.

Parce qu'il a entendu ces mots, et qu'il ne les a pas compris. Quand il lui a demandé d'arrêter, la petite Sophie a doucement secoué la tête. Sophie sait que tu vas pas bien. Sophie peut aider. Sophie s'ennuie, sans personne avec qui jouer. C'était un drôle de compromis, que la Fantominus lui proposait. L'emmener avec lui, participer à ses jeux et en retour, recevoir ce qu'il n'attendait plus de la part de personne. En était-elle seulement capable ? Il ne savait pas à l'époque, quand il a sèchement hoché la tête, quand il en était à un point où il était prêt à tout tenter, à tout essayer pour essayer de garder un peu sa tête hors de l'eau. Il ne savait pas à ce moment-là, que Sophie allait faire basculer son monde, bousculer ses repères, qu'elle allait lui offrir des buts, une carrière, qu'elle s'intègrerait à sa vie aussi bien. Il n'en savait rien.

Les jeux sont devenus monnaie courante pour Mallory, ensuite. Acceptée rapidement dans la famille, Sophie a attendri le père Porter au premier regard ; ses quelques expériences des spectres lui avaient permis de comprendre que la Fantominus ne voulait de mal à personne. Elle est joueuse, lui avait-il dit, tu vas devoir en prendre soin, mais elle te le rendra au centuple. Qu'il avait grommelé alors, qu'il n'était pas là pour jouer à cache-cache avec elle, qu'il avait mieux à faire. Il avait eu du mal à respecter sa partie à lui de leur promesse invisible et informulée, et cela avait été avec une mauvaise grâce frisant l'abus qu'il avait accepté, à contrecoeur, les multiples facéties du Pokémon qui avait décidé de suivre ses pas. Elle avait fait peur aux autres, il se souvient encore du regard indéchiffrable d'Oliver, la première fois qu'elle lui avait vraiment souri. C'était sans grande conviction, qu'il avait fini par l'intégrer à son quotidien, à sa vie.

Et puis, il avait fini par renoncer. Il l'avait rejetée, trop vite, trop violemment, t'es pas là pour m'aider, t'es là pour te foutre de moi, j'regrette, j'aurais pas dû te garder, t'es inutile, inutile. Il se souvient avec une formidable clairvoyance qu'à cet instant-là, et pour la première fois de sa vie, Mallory a regretté ses paroles acerbes. Quand il a vu des larmes dans les yeux de l'enfant qui a porté ses mains minuscules à ses yeux, il a compris qu'il était allé beaucoup trop loin. C'est sans doute à cet instant qu'il a décidé de l'entraîner ; puis la première fois qu'elle a appuyé doucement sur les touches de son piano, à lui apprendre la musique. Ensuite, Sophie est devenue indispensable. Il se rappelle encore, aussi, de la toute première crise en sa présence, durant laquelle elle a été la seule capable de le réconforter.