« Sophie t'aime aussi, Mallo. » Doucement, la voix grondante de son Pokémon lui fait relever la tête. Il y a tellement de simplicité dans cette simple phrase, criante d'évidence et de véracité, quand il la regarde et que l'expression de l'ectoplasma n'est plus qu'un parfait concentré de douceur et de tendresse. Sans doute a-t-elle suivi les souvenirs que son esprit a parcouru à mesure qu'il se calmait, sans qu'elle ait eu besoin d'intervenir ; Sophie n'a pas besoin de lire dans son esprit pour le savoir, qu'il l'aime, qu'il l'aime depuis des années et qu'elle est bien la seule auprès de qui il n'a jamais caché le moindre sentiment. Alors il est un peu larmoyant son sourire, quand il se réfugie dans son étreinte comme un enfant qui aurait besoin du réconfort d'une mère, d'une grande soeur. Finalement, c'est d'elle dont il a toujours eu besoin.

« M'abandonne jamais. » La voix de Mallory tremble quand il loge son visage sous cette fourrure sombre, éthérée, et qu'il sent l'étreinte de son Pokémon se resserrer lentement. « J'y arriverai pas sans toi. » C'est si cruellement vrai, ce constat affreux qui lui comprime la poitrine ; on lui avait toujours dit que l'amour d'un Pokémon ne pourrait jamais être égalé par celui d'un être humain, et il a fini par y croire. Jamais il n'a aimé qui que ce soit, pas même la figure ethérée d'Ismaël, autant qu'il tient à celle qui le love dans un cocon de réconfort et de sécurité. Il sait qu'avec elle, il ne pourra jamais rien lui arriver. Sans elle, il serait seul, il serait perdu, comme avant quand elle n'était pas là. Les larmes roulent à nouveau sur ses joues, aussi soulagées que perturbées, affectueuses. Reste, reste avec moi, m'abandonne pas.

« Sophie, pas grand chose sans Mallo non plus, en fait, répond doucement son Ectoplasma alors qu'il recule une nouvelle fois, bien décidé à arrêter son putain de cirque. » C'est toujours comme ça, après l'une de ses crises ; des heures à pleurer sans raison et sans motif, comme un gosse qui aurait fait le plus  horrible des cauchemars. Des heures à s'en remettre avant de s'effondrer pour une longue nuit d'un sommeil sans rêve durant laquelle il est incapable de récupérer correctement. « Mallo joue, Sophie protège. C'est comme ça. » Et tout a l'air si simple, à contrario, dans  les pensées du Pokémon, à tel point qu'elles lui arrachent enfin un sourire, un vrai, aussi larmoyant soit-il. « Est-ce que tu veux jouer, aujourd'hui ? » Il est tellement reconnaissant qu'il serait  bien prêt à faire n'importe quoi pour la rendre heureuse ; mais Sophie secoue doucement la tête. « Non. Sophie joue demain, aujourd'hui Mallo se repose. »

Objectivement, ça ressemble à une meilleure idée. Avec un soupir, Mallory hoche la tête, puis abandonne l'antre réconfortante du ventre de l'Ectoplasma, qui choisit de conserver sa forme originelle ; lui se penche près de la petite étendue d'eau face à lui, les mains en coupe pour en recueillir, et s'asperger le visage. Elle est glacée : ça fait beaucoup de bien. Un temps, il se penche ; l'eau est tellement claire qu'il peut voir son visage blafard se refléter à sa surface. Comme d'habitude, et à chaque fois qu'une chose pareille lui arrive, il semble métamorphosé. Ses joues creusées rendent les traits de ses expressions plus squelettiques qu'il ne l'est déjà, et les lourdes cernes dessinées sous ses yeux semblent faire pendre ses paupières. Ses yeux sont rouges, éclatés par les sanglots, ses cheveux en bataille ne parviennent pas à dissimuler l'horreur que lui inspire son propre visage. Pour peu, il éclaterait de nouveau en sanglots ; au lieu de ça, il soupire. Il a l'habitude.

Sincèrement, il sait qu'il est effrayant. Chaque année, la maladie progresse et gagne du terrain jusqu'à être visible sur les expressions de son visage, à en manger peu à peu tout ce qui aurait pu faire de lui un jeune homme de vingt huit ans en pleine santé, en pleine possession de ses moyens. Au lieu de cela, le voilà rétrogradé au simple état de survivant de sa propre vie, sans le moindre moyen de trouver une véritable place. Marginalisé, méprisé, détesté, il n'y a que dans l'amour inconditionnel de fans ignorants qu'il parvient à trouver un semblant de réalité à sa vie. Mais pour le reste ? Il s'en souvient bien, quand bien-même aurait-il menti à Oliver à ce sujet, il se souvient de ces promesses d'enfant qu'ils se sont faits, dans la Grotte Charbi, des rêves qu'ils avaient énoncés à haute voix. Il en avait mentionné trois, avait tu celui qui aurait été plus ridicule que tout et n'importe quoi.

Le seul rêve qui aurait jamais compté dans sa vie, ç'aurait sans nul doute été de devenir quelqu'un de normal. Quitte à ce que cela ne soit pas définitif, quitte à ce qu'en contrepartie, il doive mourir jeune ; il aurait tout donné, même une partie de sa vie s'il l'avait fallu, pour ne plus avoir l'impression de briser tout ce qu'il touche. Si Sophie est suffisamment solide pour le supporter, il sait que le commun des mortels ne le pourra jamais autant qu'elle. Comme il aurait souhaité pourtant, et ça le hante au moins autant que ses cauchemars, vivre dans la peau d'un garçon ordinaire, comme il a été jaloux d'Oliver pendant des années, en lui balançant des reproches injustes dans la gueule que son meilleur ami a accusé. T'es normal toi, tu pourras jamais comprendre, t'as pas à te plaindre, t'as pas l'droit, pas devant moi, jamais. J'te l'interdis. Toi, t'as tout pour être heureux.

Mallory soupire, et plonge sa main dans l'eau qu'il secoue doucement ; son reflet disparaît, laissant voir les roches au fond de la cuvette, recouvertes de mousse. C'est beaucoup mieux, comme ça. Pendant des années, il en a voulu au monde entier. On lui disait souvent qu'il avait du succès, que c'était bien, que c'était impressionnant pour quelqu'un de fragile comme lui d'avoir réussi à atteindre les sommets de sa carrière de musicien ; on l'a félicité pour son poste de champion, pour tout un tas de choses auxquelles il n'a pas eu d'autre choix que d'accorder de l'importance. Mais lui, ce qu'il aurait voulu ? Si la musique était vouée à toujours accompagner son ombre, il aurait voulu voir le soleil se lever sans craindre qu'il se couche sur ses songes. Il aurait voulu ne plus être entouré et avoir l'impression d'être seul au monde et, paradoxalement, être seul pour de vrai, sans les masques horrifiques de ses peurs grondantes à l'intérieur de son crâne. Ses voeux, ils sont si compliqués et pourtant, comme ils sont simple.

Le jour du pire basculement de sa vie, Mallory avait quinze ans. Oliver et lui étaient sortis, pour une raison dont il ne se souvient plus ; quand ils sont rentrés, Cassandre était attablée autour d'une grande famille composée de quatre garçons et de deux filles. Leur mère avait un sourire chaleureux, et remerciait celle d'Oliver pour un service dont il ne se souvient plus ; lui, ce dont il se rappelle, c'est d'un visage, d'une tête brune qui s'est tournée vers eux. D'un sourire bardé de dents blanches, d'une envolée de cheveux bruns, d'une peau hâlée. Il se souvient de s'être immobilisé, d'avoir écarquillé les yeux sans comprendre ce qui se passait, pourquoi soudain, le monde avait semblé tourner autour de cette simple silhouette d'un adolescent de quatorze ans qui s'était approché d'eux avec bonne humeur, rayonnant comme un soleil d'été. Il se rappelle avoir été incapable de formuler la moindre réponse quand deux yeux caramel s'étaient tournés vers eux. Salut. Moi c'est Ismaël, mais vous pouvez m'appeler Isma.

Ismaël, c'était comme une malédiction, ce nom, qu'il a au soir même emporté dans ses rêves. Il a toujours été au jour ce que Mallory était à la nuit ; là où ce garçon irradiait de chaleur, de bonheur et d'affection, lui sombrait dans les tréfonds gelés de son esprit dans lequel s'emmêlait les premières pensées amoureuses de sa vie, sans qu'il ait été capable de comprendre, au départ, pourquoi ce garçon avait soudain pris en otage toute son existence, jusqu'à en devenir une obsession. Sans doute parce qu'il était ce qu'il ne serait jamais, sans doute parce qu'il aurait donné tout ce qu'il lui restait de plus cher pour avoir la chance de croiser encore une fois ce sourire qui, en une fraction de secondes, avait su réchauffer ce coeur glacé pr l'amertume et la désillusion. Il n'a jamais eu les mots pour décrire ce que ça lui a fait, ce jour là, ni tous les autres qui ont suivi. Jamais.

Et comme il aurait aimé alors, qu'au travers de ses propres sourires fanés, Ismaël puisse voir jusqu'au plus profond de sa poitrine tout ce qu'il ressentait pour lui, comme il aurait aimé qu'il ait cette clairvoyance, qu'aurait-il fait pour qu'à l'époque alors, les longues mains de ce garçon se tendent pour se saisir de lui et l'emporter vers un ailleurs où il n'aurait plus à avoir peur de rien. Longtemps, il a cru et espéré cet adage de merde, les opposés s'attirent, il a espéré que dans ses yeux d'encre, l'Esperanza soit capable de voir tout ce qu'il aurait été capable d'apporter pour une seule caresse de son regard sur sa peau qui puait la mort et la peur, pour le tirer du fleuve bouillonnant de douleur dans lequel il n'a jamais cessé de se noyer. Au travers de quelques phrases marmonnées, balbutiées, il aurait voulu que ce garçon puisse y lire la profondeur de son affection.

Mais Mallory était jeune, et n'avait alors jamais vu l'amour comme les autres le voyaient. Mallory ne savait pas communiquer, l'adolescent qu'il était passait trop de temps à se débattre avec lui-même pour apprendre à parler, à rire, à vivre avec les autres. C'était comme si un mur invisible mais solide le séparait de la réalité, et espérer que quelqu'un le brise impliquait qu'il soit capable de le voir ; ce qui n'avait jamais été le cas. Et tandis qu'il tentait de construire sa vie, épaulé par une Sophie qui n'avait pas la moindre notion des sentiments qui le traversait, qui ne comprenait pas comment il était capable de passer si vite de l'espoir au chagrin, il avait assisté, impuissant, à ce qu'il voit encore comme la trahison la plus douloureuse de sa vie. Comme on aurait enfoncé un poignard au fond de sa poitrine, il a surpris en silence les premiers regards que les yeux du garçon ont posé sur une autre silhouette que la sienne. Celle d'Oliver.

Et alors, il a bien fallu accepter l'évidence ; il a bien fallu apprendre une nouvelle leçon, celle de la déception, de la colère, de la douleur, de la peine profonde qui lui avait déchiré les entrailles en comprenant que tous les espoirs qu'il avait nourri pendant des semaines, des mois, n'avaient conduit qu'à une terrible impasse. Car comment, alors, avait-il pu penser seulement une seconde que ce garçon allait poser les yeux sur lui là où à ses côtés, il y avait quelqu'un d'autre, quelqu'un de si banal, de si normal et de si gentil, comment avait-il pu seulement imaginer qu'un autre choix serait porté par Ismaël là où toute l'évidence résidait dans ces regards qu'il espérait capter sans jamais y parvenir ? Il s'est haï, Mallory. Il a haï Isma, il a haï Ollie, pour quelque chose qui, pourtant, ne pouvaient pas être changés. On ne peut pas forcer quelqu'un à aimer.

Mais pire encore que tout, il s'est haï lui. Il s'est haï pour tout ce qu'il était et à seize ans, c'est lui dans son entièreté qu'il a violemment rejeté, provoquant crise sur crise, détruisant sa psyché fragile à la simple pensée que la seule chose qu'il ait jamais convoité dans sa vie lui était rendue inaccessible parce qu'il n'était pas quelqu'un d'autre. Ce n'était même pas de sa faute. C'était la faute au destin s'il existait, qui lui avait offert à la naissance ce cadeau empoisonné qui le condamnait à voir les bonheurs de loin sans jamais avoir le droit de les toucher, ou même de les effleurer. L'étrange gentillesse d'Ismaël à son égard s'est alors mise à le dégoûter et oh, comme il a aimé ça, le détruire au moins autant qu'il se détruisait, lui. C'était plus facile, comme ça. C'était plus facile d'être vu par le garçon qu'il aimait toujours éperdument en dépit de tous ses efforts, comme un taré, un fou à lier, tout juste bon à enfermer, que comme le copain fragile mais envahissant du garçon dont il attendait patiemment l'attention. C'était bien plus facile.