Alistair ne s'attarda pas à la considération du Pokémon sauvage. Remis de la surprise, il s'écarta et s'élança vers le tas de métal rouillé autour duquel flottait toujours quelques résidus de poussière charbonneuse ; l'angoisse resserra son emprise sur son cœur affolé alors qu'il s'accroupissait près de la carcasse de fer sous laquelle avait été enseveli son Fantominus. "Doudou...? appela-t-il faiblement, les mains levées comme pour écarter les morceaux de tôle qui avaient pris son Pokémon au piège, mais sans avoir le courage de finir d'amorcer son geste. Les clous pointus et les bords tranchants qu'il voyait dépasser du squelette métallique n'inspiraient aucune confiance à sa nature maladroite ; il ne voulait pas risquer de se blesser, ou pire, de blesser Doudou par une tentative irréfléchie de le dégager. "D-Doudou... tu m-m'entends ?" Une plainte sourde lui répondit - oui, il l'entendait, et il était visiblement plus agacé que mal en point, ce qui rassura un peu son Dresseur.

L'avantage à n'être constitué que de fumées intangibles et d'esprit désincarné, c'était bien de ne pas craindre les petits traumatismes de la vie, comme de foncer tête baissée dans un mur ou voir s'effondrer sur soi des kilos de métal rongé par l'humidité et le poids de sa propre existence. Doudou grogna de plus belle depuis les profondeurs rouillées qui s'étaient abattues sur lui, mais il n'était pas effrayé ; juste surpris, et contrarié aussi, de s'être fait prendre aussi facilement à son propre piège. Le Fantominus secoua son gros corps rond entre les barreaux tordus et les plaques de fer qui comprimaient son aura de vapeurs toxiques, puis se dématérialisa pour passer sans encombre au travers des éboulis qui le séparaient de la liberté. Soulagé de voir son Pokémon émerger des décombres, l'air outré mais bel et bien en un seul morceau, Alistair se détendit.

Il était facile d'oublier que son Spectre n'avait rien à craindre des dangers du monde physique, et le spectacle bruyant de la machine qui s'écroulait n'avait pas aidé à apaiser l'angoisse naturelle que ressentait Alistair à la vue de son petit protégé coincé en situation périlleuse. Heureusement, aucune blessure n'était à déplorer ; le Fantominus avait les fumées un peu agitées, et il avait sans doute perdu un peu de sa masse vaporeuse dans le souffle provoqué par la chute de la construction, mais la grimace furieuse qu'il arborait alors qu'il fusillait du regard le malheureux Gruikui toujours tapi au sol à quelques distances de lui trahissait la vigueur coléreuse qui parcourait toujours ses fumerolles et ses volutes. Il gronda méchamment à l'intention du porcelet comme pour lui imputer l'accident qu'il venait de subir, oublieux, tout à coup, du fait que rien de cela ne serait arrivé s'il n'avait pas décidé d'aller terroriser le pauvre Pokémon Feu.

"Doudou... arrête," lui imposa doucement Alistair, cependant que son Fantominus, lui, continuait de grimacer à l'adresse du Gruikui tremblant comme une feuille. "Tu l'as... assez effrayé c-comme ça..." Avec précaution, pour ne pas paniquer davantage la petite créature recroquevillée qui les dévisageait tour à tour d'un regard brillant d'inquiétude, le Champion se releva, s'approcha d'elle à pas lents. "N-nous sommes désolés... petit être," chuchota-t-il, un léger sourire flottant sur ses lèvres derrière son masque impassible. "N-nous ne... voulions pas te d-déranger." Doudou fit la moue à cette assertion, mais son Dresseur lui adressa un regard éloquent depuis les profondeurs de ses orbites vides. "D-Doudou ne... te souhaitait p-pas de mal," insista Alistair sans quitter des yeux son Pokémon. Il avait causé assez de peine pour la nuit, et bien que le jeune médium n'appréciait pas devoir réprimander son plus précieux ami, il ne pouvait non plus fermer les yeux sur toutes ses bêtises.

Il reporta son attention sur le Gruikui inquiet, qui avait redressé ses longues oreilles devant les excuses de l'étrange humain masqué à la voix chevrotante. Le porcelet n'était clairement pas rassuré par ces deux présences impies qui portaient désormais sur lui leur attention auréolée pour l'un d'ombres sinistres, pour l'autre de fumées nauséabondes, mais les frissons incontrôlables qui agitaient son corps grassouillet se calmèrent légèrement lorsqu'il comprit que le véritable danger était passé. Il lança une œillade méfiante au Fantominus qui lui tira la langue, frustré ; placée sous l'éclat froid des étoiles qui filtrait toujours par l'ouverture de la voûte, sa fourrure soyeuse scintillait doucement, et ce fut à ce moment qu'Alistair nota l'étrange coloration dont elle était dotée - bien plus pâle, en vérité, que ce que l'on voyait habituellement chez les Gruikui normaux. Il pencha la tête sur le côté, perdu en pleine réflexion, et puis l'évidence lui apparut. Le Pokémon était chromatique.

Alistair n'avait pas vu beaucoup de Pokémon chromatiques, durant sa courte existence - enfin, ce n'était peut-être pas tout à fait vrai : en tant que Champion d'Arène, il avait certainement vu défiler bien plus de Pokémon que la plupart des gens, et dans le lot s'étaient trouvés, bien entendu, quelques-uns de ces Pokémon brillants. Il n'avait aucune idée de la raison pour laquelle certaines créatures arboraient des teintes si différentes de leurs congénères ; ça ne l'avait pas empêché de s'interroger sur ce mystérieux phénomène, et de fait, il était fasciné par les variations de couleurs parfois délicates, parfois improbables, qui redéfinissaient le physique des Pokémon assez chanceux pour en être dotés.

Enfin, était-ce vraiment une chance ? Les Pokémon chromatiques étaient très convoités ; certains plus que d'autres, certes, mais de manière générale, il était toujours prestigieux de posséder une bête à la particularité génétique aussi rarissime. Et ainsi, comme pour toute chose précieuse et désirable, le braconnage, les fraudes et les vols ne manquaient pas pour compliquer l'existence de pauvres êtres qui n'avaient pas choisi leur différence.

Le Gruikui avait-il seulement conscience d'être exceptionnel ? Il ne le paraissait pas, en tout cas : anxieux, il écrasait sur le sol dur de la caverne son petit ventre rond et pelucheux, tout en fixant Alistair de toute la misère de ses grandes prunelles humides. Le garçon s'accroupit près de lui, oscilla la tête d'un côté puis de l'autre sans cesser de l'examiner. Une aura de chaleur particulièrement intense émanait de son poil jaune-orangé, signature typique des Pokémon Feu ; habitué du froid surnaturel de la mort qui entourait la présence des Spectres, Alistair en fut légèrement contrarié, comme si le simple fait de s'approcher trop près de la créature risquait de le brûler. De fait, ses doigts pâles et décharnés contrastaient horriblement avec la physionomie replète et les vives couleurs qui caractérisaient le petit porcelet ; à cet instant, la blancheur livide de la peau du Champion n'avait rien à envier à la cire d'une bougie, et semblait tout aussi capable de fondre au contact de la flamme intérieure qui brûlait chez ce Pokémon.

Malgré lui, une envie égoïste d'emporter le Pokémon avec lui pour le simple fait qu'il possédait une caractéristique précieuse l'envahit, et il hésita un instant, toujours penché sur le Gruikui qui lui rendait un regard craintif. Il avait des Pokéballs sur lui, après tout, et l'enregistrement de la capture lui rapporterait quelques points supplémentaires sur sa Trainer Card ; bien qu'il n'appréciait guère devoir jouer au jeu du Système et accumuler la notoriété pour accéder aux objets nécessaires à la vie de Dresseur, il ne pouvait non plus totalement s'en passer, sous peine de se voir très vite incapable de subvenir aux besoins de ses Pokémon. Pourtant, il ne tenait pas à brusquer le petit porcelet davantage que Doudou ne l'avait déjà fait, ni à l'assommer sans sommation comme le faisaient la vaste majorité de ses collègues lorsque venait l'heure de capturer un Pokémon. Non, s'il décidait de ramener la bête avec lui, ce serait par des moyens pacifiques.

Mais le voulait-il vraiment, ce Pokémon ? Tenait-il à s'en occuper, ou bien cherchait-il simplement à satisfaire un désir purement superficiel de possession qui flatterait son orgueil ? Il ne se voyait pas maître d'un Pokémon autre que Spectre ; alors la petite bête resterait probablement à jamais en pension, ou rangée dans une Boîte, éventualité qui le répugnait au plus haut point. Non, il ne pouvait pas se permettre d'attraper une créature qu'il ne voulait véritablement prendre en charge. Mais il avait besoin d'un peu de notoriété, au moins un peu plus, pour espérer accéder à la meilleure hygiène de vie pour Doudou. Ce n'était pas très juste, quelque part. Comment pouvait-on sacrifier sans remord l'existence d'un Pokémon sauvage qui n'avait rien demandé, au profit de la qualité de vie de sa propre équipe domestiquée ? C'était un dilemme arrachant, et Alistair ne voulait certainement pas s'y retrouver piégé. Pourtant, il pataugeait dedans à cet instant même.

Et puis une image lui revint : celle de ce scientifique étrange, ce chercheur de l'occulte sur lequel il était tombé par hasard dans les ruines de l'ancienne Nathalia, et avec lequel le courant était très vite bien passé, réunis qu'ils avaient été par leur lien similaire avec l'autre monde. Suite à leur rencontre quelque peu inattendue, ils avaient eu l'occasion de discuter - fait rare pour le jeune médium et qui méritait d'être noté -, et Alistair avait réussi à apprendre que son aîné étudiait les Pokémon chromatiques. Peu à peu, l'idée fit son chemin dans son esprit, et il hocha la tête pour lui-même. Oui, oui : il pouvait satisfaire sa volonté d'acquérir un peu plus de crédits tout en offrant au Gruikui un refuge plus sain qu'une froide Boîte informatique. Peut-être même lui épargnerait-il ainsi les périls des prédateurs et du braconnage que sa couleur atypique devait attirer comme des Bombydou sur un pot de miel ?

”D-dis…” chuchota donc Alistair à la frêle créature toujours tapie à ses pieds, ses longues oreilles noires vaguement agitées de soubresauts sporadiques. Le Gruikui leva vers lui un regard empli d’appréhension, tout en continuant de surveiller du coin de l’oeil un Doudou grommelant dans ses fumées qui se rapprochait un peu trop près à son goût. “T-tu… tu ne voudrais p-pas...“ La voix du garçon résonnait maladroitement même à ses propres oreilles ; mais puisqu’il avait amorcé le sujet, il devait aller au bout de sa pensée, désormais. Profondément embarrassé, et bien soulagé que nul autre que lui ne fût présent pour assister à son hésitation face à un pauvre petit Pokémon sauvage égaré, il gratta distraitement le sol de pierre du bout de ses doigts pâles. Il n’osa même pas lever sur le visage du porcelet les orbites sinistres de son masque lorsqu’il trouva enfin la force de poursuivre : “...tu ne voudrais p-pas… venir avec n-nous ?”

Est-ce que le Gruikui avait bien compris ses mots ? Avait-il seulement connaissance de la langue humaine ? Pour ce qu’Alistair en savait, ce Pokémon n’avait peut-être jamais croisé d’autre homme que lui de toute sa jeune existence ; car il n’était probablement pas très âgé, au vu de la naïve insouciance qui brillait encore au fond de ses yeux, ensevelie quelque part sous les couches de stupeur et d’angoisse engendrées par les facéties de Doudou. De fait, la créature ne réagit pas tout de suite ; elle se contenta de dévisager le Champion sans émettre un son, l’air hagard. Conscient de la bêtise de sa demande, tout comme de l’incongruité de sa situation, il détourna le regard à nouveau pour se perdre dans la contemplation faussement intéressée de la voûte rocheuse qui s’étalait largement au-dessus de sa tête. “J-je sais…” murmura-t-il comme pour lui-même, cependant que son Fantominus, désormais à sa hauteur, flottait vaguement au-dessus de son épaule avec une moue contrariée. Il ne semblait pas apprécier l’idée de son maître d’embarquer avec eux cette petite chose tremblante, incapable même de répondre à une simple question.