Cela ne servait plus à rien de garder les yeux ouverts, de toute manière : il faisait bien trop noir. Ce n'était pas pour déplaire à Doudou, qui glissait dans les ombres avec encore plus de facilité que son maître ; le regard sinistre du Fantominus luisait faiblement dans les ténèbres tandis qu'il s'éloignait du giron d'Alistair, pour se laisser dériver sans but précis le long des parois abruptes et des colonnes de pierre suintante. Parfois, leur progression silencieuse perturbait le quotidien souterrain de quelque Pokémon sauvage occupé à fureter dans les gravats, et l'écho d'un léger trot précipité trahissait sa fuite dans un éclair fugace. Le Champion branlait doucement du chef tout en marchant, attentif aux subtils changements dans l'air qui annonçait la présence d'un obstacle tout proche. Très souvent, il pilait net à quelques centimètres à peine d'un rocher qui se dressait en travers de son chemin, pour le contourner ensuite sans une hésitation, proche à le frôler mais sans jamais le percuter.

Doudou, quant à lui, n'avait rien à craindre des obstacles physiques : s'il le voulait, il pouvait se dissiper dans les airs, se dématérialiser pour traverser les murs comme s'il n'appartenait plus vraiment au monde réel. De fait, il profitait de cet avantage pour se dissimuler dans les recoins sombres et surprendre les Pokémon troglodytes durant leur errance parmi les tunnels ; il croisa ainsi la route d'un Balbuto qui prit peur face à cette figure spectrale au rictus déformé, d'un Grillepatte qui cracha de colère quelques étincelles ardentes dès qu'il perçut sa présence, d'un Meditikka perdu en pleine contemplation, assis en tailleur dans les airs, les yeux comme l'esprit fermés au monde qui l'entourait - jusqu'à ce que l'aura malfaisante du Spectre le rappelât à la réalité, et qu'il s'éloignât sans demander son reste, tout en décochant à l'ombre qui avait osé le déranger un regard de mauvais augure. S'il ne s'était pas su désavantagé par son type, nul doute qu'il aurait infligé au Fantominus facétieux une correction bien méritée.

Alistair n'était pas là pour capturer des Pokémon. Il n'était pas là non plus pour entraîner Doudou ; il ignorait donc autant que faire se pouvait les créatures qu'il entendait rôder à la périphérie de son audition. Il n'aimait guère l'idée de se montrer intrusif et brutal envers les habitants naturels de ces lieux, et il n'était pas le genre de Dresseur à se servir des Pokémon sauvages comme de mannequins d'exercice pour affermir les capacités de sa propre équipe. En tant que Champion, il disposait de toutes les installations possibles et imaginables pour renforcer ses Pokémon à l'Arène, et il n'avait jamais ressenti le besoin de la plupart de ses collègues de se rendre dans les Terres Sauvages pour confronter les êtres puissants qui les peuplaient ; écraser les autres, surtout pour les abandonner ensuite dans leur douleur, n'était certainement pas dans sa manière de penser. Mais peu de gens partageait son opinion ; alors il se taisait, le plus souvent, lorsque le sujet était abordé en face de lui, et qu'on se vantait à qui mieux mieux de ses victoires du jour.

Non, le Champion préférait à ces entraînements injustes les promenades paisibles parmi les étendues vierges de toute présence humaine, l'oreille tendue à l'écoute des bruissements des âmes en peine qui n'attendaient que lui pour les soulager. Leurs murmures imprégnaient son esprit en permanence : étouffés, certes, affadis par le brouhaha bourdonnant de la vie qui s'agitait par-delà sa perception, mais toujours présents, comme une chorale sinistre qui accompagnait le moindre de ses gestes engourdis, la moindre de ses divagations intempestives. S'il décrochait parfois des conversations auxquelles il était forcé de participer, c'était bien souvent car l'écho d'un fantôme du passé avait capturé l'attention de ses sens extralucides, et il était rare qu'il parvînt à résister à cet appel. Son être tout entier était tourné vers des rivages lointains et mystérieux, vers des horizons faits de mort et de silence que nul autre que lui ne pouvait tout à fait comprendre.

Cette attraction paranormale tirailla une nouvelle fois son âme alors qu'il progressait dans l'obscurité complète des grottes toujours plus tortueuses, toujours plus profondes. Les parois des tunnels étaient désormais si resserrées autour de lui qu'il avait presque la sensation de pouvoir sentir la pierre frotter sa peau derrière les plis de ses vêtements - mais ce n'était qu'une illusion, une impression due aux pulsations vibratoires émises par les énergies minérales qui parcouraient lentement la roche ancienne. Alistair se fascinait toujours pour ces volontés étranges qu'il captait depuis la sensibilité de son esprit de médium, ces forces élémentaires dont il pressentait l'existence sans tout à fait parvenir à les discerner. La pierre avait son âme, tout comme le feu, l'air ou les plantes ; mais il ne pouvait comprendre leurs paroles inintelligibles, il ne saisissait pas l'essence de leurs émotions déformées, ni humaines, ni Pokémon, ni même spectrales.

Au milieu de ces trombes de pierre qui déversaient sur lui leur aura pétrifiée, stoïque, indéchiffrable, Alistair perçut néanmoins l'écho d'un hululement plus familier. Un fantôme, enfin ? Attiré par ce son désincarné, le garçon pressa imperceptiblement l'allure, traînant lourdement ses larges bottes lestées de métal sur le sol rugueux. Il tendit vaguement les mains devant lui, pour effleurer du bout des doigts les crocs de pierre qui se dressaient sur sa route et donnaient à la grotte des allures de gueule affamée. Il ne voulait pas risquer l'impact malencontreux au gré de sa marche devenue précipitée, mais ses doigts cognèrent durement à plusieurs reprises sur quelques rochers que son sixième sens n'avait pas eu le temps de percevoir. Heureusement, il se reprenait toujours juste à temps et parvenait à esquiver la collision ; bientôt, il déboula d'un bon pas, quoique trébuchant, dans une caverne ouverte qui, d'après la pression de l'air qui se dilata autour de lui comme avec soulagement, devait être de bonne taille.

Un courant d'air frais joua doucement avec ses cheveux ébouriffés, trahissant par la même occasion la présence d'une ouverture sur le monde extérieur. Surpris par ce frémissement inattendu au milieu de l'atmosphère stagnante des cavernes, Alistair leva d'instinct son masque blafard vers les hauteurs de la voûte rocheuse, pour y découvrir un trou de bonne taille, sans doute un ancien point d'accès de la mine, qui creusait un puits de lumière nocturne au creux des ténèbres sans fin. La lune n'était pas visible derrière le triangle de ciel noir qui béait dans la roche, mais les étoiles étincelaient, elles, de toute la lueur lointaine de leurs petites flammes blanches, et jetaient quelques rais d'argent liquide sur la pierre humide qui n'attendait que le moindre prétexte lumineux pour se mettre à briller et chatoyer d'un millier de petits diamants intangibles. C'était un spectacle magnifique, et le Champion rouvrit les yeux pour se perdre dans la contemplation du décor fantastique qui s'offrait à lui.

Les gémissements fantomatiques continuaient cependant de se répercuter en échos sinistres d'un bout à l'autre du réseau de tunnels. Alistair sortit doucement de son hébétude pour tourner la tête vers ce qu'il croyait l'origine du bruit, mais les murmures et les frissons qui secouaient son âme au rythme de la peine qu'il entendait embrumaient sa perception et empêchaient ses sens surnaturels de trianguler correctement. Il perdit le contrôle de son corps alors que son esprit se tendait au milieu des abysses, et ses bras ballèrent mollement sur ses flancs tandis qu'il essayait de localiser le revenant qui soupirait et geignait ici et là-bas à la fois, partout, nulle part, avec un silence hurlant de désespoir. Où es-tu ? songea le jeune médium ; mais sa question resta sans réponse. Il crut entrevoir des bribes, des fragments, de petits morceaux ténus d'une vie depuis longtemps révolue, mais les images s'estompèrent bien vite dans les ténèbres de la mine.

Doudou était à la traîne. Oh, il avait bien senti que son maître pressait le pas, attiré par l'appel désincarné d'une créature qui n'était plus tout à fait là ; mais il l'avait laissé s'éloigner sans s'inquiéter, trop occupé par ses jeux espiègles auprès des Pokémon habitant les grottes. Il continuait d'effrayer sans honte aucune qui un Larvibule, qui un Racaillou, un sourire machiavélique sur ses lèvres violettes. D'une bouffée d'exhalations malsaines, le Fantominus se projeta le long des murs pour pourchasser ses pauvres victimes avant qu'elles n'atteignissent le refuge rassurant des fissures de la pierre.

Lentement cependant, il rattrapa Alistair dans la caverne au toit ouvert sur le ciel ; peu intéressé par le spectacle qui intriguait son Dresseur, le Spectre vaporeux se laissa glisser dans les airs jusqu'à se planter au beau milieu de la salle, planant doucement au-dessus de la carcasse rouillée d'une structure ancienne qui devait sans doute servir autrefois de machine d'excavation.

La machine en elle-même n'était plus guère reconnaissable. Rongée par l'eau et le temps, l'oxydation s'étalait sur ses restes ferrugineux dans un subtil camaïeu de rouge et d'orange sur lequel l'obscurité omniprésente passait un filtre tout en nuances de gris. Comme une vieille photo transposée au monde réel, le tas de ferraille grisonnait dans l'éclat froid des étoiles lointaines, dédaigneuses de son sort d'abandon et de dépérissement qu'elles ne connaîtraient pas avant des millions de millénaires. La distance qu'elles mettaient soigneusement entre elles et les profondeurs de la Terre n'était que davantage soulignée par l'étroit goulot qui laissait à peine s'écouler leur clarté avaricieuse ; ce qu'elles étaient précieuses, ces étoiles, ce qu'elles étaient cruelles ! Elles semblaient bien rire de ces choses fragiles et mortelles auxquelles elles survivaient impitoyablement, reines célestes qui trônaient, impavides, au milieu de la vermine éphémère.

La ferraille attirait inexorablement Doudou. Sourcils froncés, rictus à la gueule comme à son habitude, le Fantominus se pencha légèrement sur les bouts de métal qui dépassaient de la carcasse à moitié tombée en poussière, examina d'un côté puis de l'autre ses entremêlements complexes et ses nœuds improbables. Puis son sourire s'étira. Satisfait. Mauvais. Effrayant. Il s'élança sans un bruit au travers de l'échafaudage effondré, profitant de ce que son maître avait l'attention dirigée vers les lueurs du ciel renvoyées par l'humidité des murs pour prêter garde aux errements de son fantôme ; ce dernier laissa son corps vaporeux se dilater, s'évaporer, perdre le peu de consistance physique qu'il possédait pour glisser adroitement entre les poutres et les clous démembrés, à la recherche d'une chose dont il avait su capter la présence malgré l'enveloppe de ténèbres pour la dissimuler. Le Spectre ne parvint pas à camoufler son petit ricanement malfaisant alors qu'il s'enfonçait dans les ombres.

Il l'atteignit bientôt, cette chose bien cachée qui se terrait sous le monticule de tôle défoncée. C'était un autre Pokémon, petit, quadrupède, à la queue en tire-bouchon et au groin retroussé qui couchait ses longues oreilles sombres sur son crâne rondelet ; satisfait de sa trouvaille, Doudou laissa éclater le ricanement qui couvait dans ses fumées et se précipita à sa rencontre. Son désir d'insuffler l'effroi dans le cœur de la pauvre créature luisait clairement au fond de ses prunelles écarquillées, et de fait, le porcelet émit une vrillante plainte aigüe à la vue de la monstrueuse figure boursouflée qui se matérialisa sous son nez. Pris de panique, il souffla des étincelles par ses naseaux brûlants en direction du Fantominus qui, surpris de cette riposte inattendue, poussa un cri consterné en voyant détaler sa victime dans un grand bruit de métal entrechoqué. Les chaînes et les engrenages tordus qui tenaient encore par l'opération du Saint Arceus tremblèrent dangereusement lorsque le Gruikui s'en dégagea, puis s'effondrèrent sur Doudou avec un grincement terrible.

Le lourd fracas du métal s'écrasant sur le sol tira brutalement Alistair de sa transe spirituelle, et il sursauta en voyant les restes de la machine s'affaisser dans un grand nuage de poussière. Une colonne fugace de vapeur violette tourbillonna un instant derrière les débris effondrés, et il fallut un court instant pour que l'information frappât le cerveau embrumé du Champion. Saisi d'inquiétude, il écarquilla les yeux. "N-non, Doudou !" Il voulut se précipiter à la rencontre de son Pokémon, mais un obstacle inattendu cogna contre ses mollets et manqua le faire basculer en arrière. Alistair recula, reprit tant bien que mal un équilibre précaire et descendit le regard vers le Gruikui paniqué qui s'était précipité tout droit sur ses chaussures bardées de lanières et de métal, pour s'y assommer à moitié dans la précipitation de sa course. L'animal chuta sur le derrière sous le choc, étourdi, puis secoua la tête afin de reprendre ses esprits.