L'ombre s'étendait à l'infini parmi les tunnels tortueux, ouverts à flanc de falaise comme autant de gueules prêtes à l'engloutir. Ce n'était pas pour effrayer Alistair, qui avait toujours affectionné l'obscurité et s'y repérait aussi bien qu'en plein jour, sinon plus ; il avait hâte d'explorer ces grottes abandonnées depuis longtemps, curieux qu'il était d'en parcourir les recoins tortueux pour découvrir les Pokémon craintifs qu'elles abritaient, et les fantômes du passé qui devaient encore errer dans ses circonvolutions creusées dans la roche.

Il avait profité de ce qu'il séjournait à Lucinel pendant quelques temps encore pour se rendre aux Grottes Charbi, vaste réseau de tunnels serpentant sur la côte escarpée qui séparait la forêt de l'océan. Ce n'était pas un lieu considéré comme très dangereux, mais rares étaient ceux à y poser les pieds sans s'équiper un minimum : une mauvaise chute était vite arrivée, après tout.

Pareilles considérations échappaient cependant un peu à l'esprit égaré du jeune homme, souvent bien trop inconscient du danger que recelaient parfois les lieux sombres et isolés qu'il aimait à visiter ; ce fut ainsi qu'il n'emporta rien d'autre avec lui que son sac, ses vêtements lourdement pendus sur ses épaules et la Pokéball de Doudou, qu'il s'empressa de libérer dès que l'occasion se présenta. Le soleil n'était pas encore tout à fait couché lorsqu'il quitta l'atmosphère étouffante de l'hôtel pour la fraîcheur des sous-bois, et le taxi volant l'emporta diligemment jusqu'à la pointe de la péninsule forestière, là où les arbres cédaient la place à la pierre lentement érodée par les assauts conjugués de la mer et du vent. Vu des airs, le spectacle était à couper le souffle ; Alistair n'avait pas hésité à passer la tête par la fenêtre ouverte de la caravane aérienne, loin d'éprouver les craintes habituelles des voyageurs dans ce type de transport. Il fallait dire qu'il y était habitué depuis son plus jeune âge ; c'était l'un des moyens de locomotion de prédilection des Galariens.

Mais le Champion avait rallié la terre ferme désormais, et le pilote du taxi ne s'était guère attardé avant de reprendre son envol, direction ses prochains clients. Alistair n'avait pas été très loquace, ce qui avait sans doute dû surprendre l'homme emmitouflé dans son épais manteau de laine et de cuir ; les passagers des taxis volants discutaient souvent avec leur conducteur, sans doute parce qu'il était rassurant, une fois perdu au milieu des nuages, d'avoir une présence humaine avec laquelle plaisanter pour oublier les altitudes effrayantes que prenait le vaste Corvaillus aux ailes de métal déployées, et le paysage terrien qui s'atténuait lentement sous la carlingue de la calèche. On ne pouvait pas vraiment leur en vouloir. Mais Alistair ne craignait ni les cieux, ni les vents qui arrachaient à la loge des grincements inquiétants, ni le sol qui défilait sans discontinuer sous ses pieds ; il préférait juste admirer la beauté de ce monde devenu ridiculement petit, et pourtant tellement plus minutieux, semblait-il, dans l'harmonie de ses détails estompés par la distance.

Silencieux il restait, donc, alors qu'on l'emportait tout là-haut parmi le royaume céleste des oiseaux et des astres ; aussi silencieux qu'il l'était à cet instant, debout devant l'entrée des grottes, ces larges bouches ténébreuses qui attendaient avec une patience inébranlable le jour où les éléments viendraient à bout de leur volonté de pierre. Bien que la nuit fût claire, la lune d'argent étincelant et les étoiles éclatantes d'une lueur blanche et froide comme du cristal, la marée s'agitait au pied des falaises et le vent soufflait avec vigueur sur les rangées d'arbres qui se pressaient au bord du gouffre ; Doudou, peu amateur des tempêtes qui dispersaient les vapeurs légères de son corps gazeux avec une facilité déconcertante, s'abritait comme il le pouvait contre le torse de son maître, lequel enlaçait son Pokémon autant qu'il était possible de serrer contre soi une créature faite de fumées et d'âme éthérée.    

Il valait mieux ne pas s'attarder, ou Doudou risquait de se disperser avant même d'avoir pu se plaindre de la météo insupportable ; quoiqu'il ne se privait pas de râler, depuis qu'il s'était aperçu que le temps ne serait pas au beau fixe une fois arrivé au bord de la mer.

Mais heureusement, ils étaient venus pour les grottes, et non pour l'océan ; Alistair ne traîna donc pas plus que de raison malgré la fascination qu'induisait en lui la vue de ces géants de roche à la peau rugueuse, trouée et lacérée par le travail de fourmi d'un Homme à bien des égards beaucoup trop intrusif. Qui savait quelles cicatrices les mineurs avaient-ils laissés dans les profondeurs géologiques, alors qu'ils se lançaient en quête du charbon qui leur était indispensable ? Combien de labyrinthes inextricables avaient-ils taillés dans la pierre pour y extraire leur précieux trésor calciné ? Combien de malheurs s'étaient-ils déroulés ici, parmi les entrailles du monde, alors que les travailleurs se faisaient prendre aux pièges insidieux dont les menaçait constamment leur périlleux métier ?

C'était de bien tristes questions à se poser pour le Champion à l'empathie exacerbée ; tandis qu'il progressait à pas lents entre les parois abruptes marquées par les coups de griffes des instruments humains qui les avaient façonnées, il posa doucement ses doigts pâles sur la roche froide, trempée de condensation, et les laissa glisser le long des creux et des bosses, la tête penchée sur le côté, Doudou toujours blotti contre sa poitrine. Il ferma les yeux un instant, essayant d'évoquer dans sa mémoire les images lointaines d'un passé depuis longtemps révolu, prêt à tendre son esprit sensible vers les âmes des Pokémon d'autrefois afin de les écouter déclamer la longue liste de leurs doléances tragiques. En des lieux si lourds d'histoire, où tant de générations avaient dû se succéder pour aspirer jusqu'à la dernière goutte toutes les ressources précieuses que le sol avait à offrir, nombre de malheureuses créatures avaient dû être sacrifiées au profit de l'avidité des Hommes.

Des échos éloignés lui parvinrent, sans qu'il ne sût déterminer s'il provenait du passé ou du présent, du plan physique ou de l'autre monde. Chancelant sur ses jambes malingres, Alistair tourna la tête vers les abysses insondables qui s'étendaient loin devant lui. Il n'avait pas de lumière, il n'avait pas de corde, il n'avait pas de chaussures adaptées pour les longues marches ni même de moyen de prévenir les secours si jamais il se perdait entre les louvoiements souterrains des mines abandonnées. Personne n'était au courant de sa présence en ces lieux - qui aurait-il pu prévenir, de toute manière ? Lyce ? Ce n'était pas comme si sa lieutenante d'Arène pouvait traverser tous les océans séparant Galar de Lathéa en une nuit pour venir récupérer son Champion -, bref, personne n'était au courant, mis à part le pilote qui l'avait amené en bordure des grottes. S'il décidait de s'enfoncer trop avant dans les boyaux de la Terre, il risquait bien de ne jamais en revenir.

Il s'enfonça sans hésiter dans les ombres.

Cependant qu'il avançait, la démarche lancinante comme à son habitude, Alistair laissa ses pensées dériver vers Lyce, sa Capitaine d'Arène. Bien que plus âgée que lui, elle restait encore très jeune pour la fonction qu'elle remplissait à Old Chister ; c'était beaucoup de responsabilité, de s'occuper de la gestion et de l'administration complète du bâtiment et des matches, sans parler de ménager les excentricités d'un Champion trop souvent absent et complètement fermé à toute forme d'implication dans le monde des médias, ses combats exceptés. Son image de scène avait entièrement été entretenue par Lyce, qui avait fait en sorte d'en montrer juste assez pour satisfaire l'avidité des foules, tout en préservant du mieux qu'elle pouvait l'intimité nécessaire du garçon. Bien qu'il ne le lui avait pas dit souvent, il était très reconnaissant de ses efforts envers lui ; elle faisait tout ce qu'elle pouvait, il le savait, pour qu'il se sentît le plus heureux possible malgré sa condition particulière.

Il n'avait pas toujours conscience de ce qu'il faisait de moins bien, ou de déplacé, par rapport aux autres ; cela n'empêchait pas qu'il eût connaissance de sa différence, et qu'il sût qu'aux yeux de beaucoup, il passait pour un fou qui échappait à l'asile uniquement grâce à sa renommée et son talent de Dresseur. Et à l'argent accumulé par sa famille, aussi ; il fallait dire que sur plusieurs générations consécutives de Champions, les Cooper avaient fini par amasser une fortune conséquente. Sans doute peut-être trop conséquente pour ceux qui voyaient dans leur travail la simple expression d'une passion naturelle, qui ne demandait ni effort, ni réel investissement, juste un peu d'entraînement et l'envie de se faire plaisir par quelques combats sympathiques. On ne se doutait pas forcément de l'ampleur des devoirs qui échoyaient au Champion - ou, en l'occurrence, à son personnel proche.

Personnel proche qui lui manquait finalement plus qu'il ne l'avait cru. Il avait rarement cherché la compagnie des autres, mais Lyce était l'une des rares, ses parents mis à part, à pouvoir l'approcher relativement facilement sans craindre de le voir paniquer ou prendre ses jambes à son cou ; c'était aussi un peu grâce à Vif-Oeil, son Archéduc, un oiseau aux airs taciturnes qui s'avérait posséder un coeur aussi grand que sa Dresseuse. En revoyant passer sous ses yeux l'image de la noble créature aviaire, Alistair fut pris d'un accès de nostalgie impromptu qui l'immobilisa un instant entre les murs ruisselants de la caverne. Surpris par l'arrêt brutal de son maître, Doudou leva vers son masque inexpressif un regard étonné, incapable de voir le léger sourire mélancolique qui se dessinait sur ses lèvres pâles. En silence, Alistair revit ses crépuscules d'enfant à fuir parmi les bois lumineux de la Forêt de Lumirinth, emporté dans de folles parties de cache-cache avec ses Spectres, poussant le crime jusqu'au bout de la nuit et l'arrivée échevelée d'une Lyce et d'un Vif-Oeil paniqués, lancés à leurs trousses depuis déjà de trop nombreuses heures.

Le regard aiguisé de Vif-Oeil n'aurait pas été de trop, en ce moment même, pour percer les couches épaisses de ténèbres qui s'étalaient de part et d'autre d'Alistair et de son Fantominus. Le Champion inspira, expira doucement, chassa de son esprit les dernières bribes de ses regrettés souvenirs d'enfant, lorsque la vie lui semblait si facile ; et puis il se remit en marche parmi les ombres.

Plus il progressait au creux des replis secrets de la Terre, plus le froid des sous-sols devenait mordant, amplifié par la pierre grisâtre des murs qui le cernaient de tous les côtés. Il n'était pas claustrophobe, et heureusement : les couloirs s'étrécissaient parfois de manière spectaculaire, pour enfler à nouveau et libérer un peu l'air compressé par leur lourde masse de pierre - mais les tunnels perdaient toutefois de plus en plus de largeur à mesure qu'il suivait le sillage de leur course ininterrompue.

L'obscurité n'avait jamais posé de problème à Alistair. Ce n'était pas tant qu'il pouvait y voir comme en pleine lumière, mais il parvenait à s'y diriger sans heurt, presque à la manière aveugle d'un Nosferapti ou d'un Rototaupe : il percevait la présence des obstacles avant même que ses yeux ne parvinssent à les distinguer. C'était une sorte d'instinct naturel chez lui, un sixième sens qui frisait parfois le surnaturel, tant sa précision était infaillible. Et à cet instant à nouveau, il ne lui faisait pas défaut : alors que ses pupilles commençaient de peiner à capter suffisamment de lumière pour dessiner les silhouettes des roches éboulées et des stalagmites pointues qui parsemaient ça et là le sol irrégulier, son étrange acuité pris le dessus, et il aurait très bien pu fermer les paupières : ça n'aurait pas plus altéré sa capacité de navigation. C'est d'ailleurs ce qu'il fit, désireux de se concentrer davantage sur les impressions qu'il avait des objets sur sa route que de leur image physique.