« J'm'en rappelle aussi. Mais qu'est-ce que j'aurais dû faire ? T'envoyer un texto ? Au fait, j'vais devenir dresseur, tu viens avec moi ? » T'aurais jamais dû t'en aller. Cette vie, c'était avec moi que t'aurais dû la vivre, pas avec ce fils de pute qui te sert de mari, ce batringue qui aurait jamais dû avoir l'autorisation de poser les mains sur toi. Parce que c'est bien plus fort qu'Oliver. Dix années ont passé et pourtant, c'est comme si à peine cinq minutes s'étaient écoulées depuis le départ de Gaspar, du gamin aux cheveux en pétard qu'il avait enlacé presque jusqu'à l'aube, à qui il avait tout promis, tout offert en silence. Maintenant, c'est un homme qui se tient devant lui, un homme triste, repentant, mais un homme qui a tout abandonné pour rien. Un homme aux traits d'homme, à la carrure plus large, aux cheveux un peu plus courts, avec un peu de barbe, quelques rides au coin des yeux, à peine. Il est beau, il l'a toujours été, il se souvient que c'est la première chose à laquelle il a pensé quand ils se sont rencontrés, tous. C'est lui qui a attiré l'attention de Mallo dans ce bar, sur ce garçon un peu gauche avec son cuir et sa guitare. C'est avec lui qu'il aurait dû rester.

« Rien s'est passé comme prévu. Même ce premier album j'voulais plus le faire quand je suis parti, mais... peu importe, tu vas m'dire que ça change rien. Et j'le sais. » On ne peut pas revenir sur dix années de silence, effectivement, et ce en dépit de tout ce qu'il a essayé de faire pour passer à autre chose. Se taper d'autres mecs, ça n'a servi à rien. Composer pour sa sale gueule de crétin, ça l'a un peu soulagé. Mais pas suffisamment. Voyager, ça l'a éloigné. Pas assez. Pour lui non plus, rien ne s'est passé comme prévu et il est peut-être encore un peu trop long, ce regard qu'il adresse au chanteur, entre rancoeur, chagrin et regrets, maintenant que la première étape, la rancoeur, est passée. Il lui en veut toujours, bien sûr. Mais il a récupéré son cerveau, et le visage défait de Gaspar, il ne peut pas faire comme s'il ne le voyait pas. T'aurais dû rester avec moi. Avec sa main enfermée dans la sienne, il aurait pu changer son futur, le rendre heureux, il le sait. Il serait devenu chanteur ou dresseur, il aurait choisi. Tye serait toujours avec lui. Ils auraient inventé de nouveaux rêves, ils auraient peut-être quitté Myrtha avant la catastrophe, il ne sait pas. Mais il sait que ce futur là aurait valu largement celui qu'il a vécu après son départ.

« J'suis nul comme dresseur, entend-il alors, le tirant de ses pensées étranges, amères, et pleines d'un drôle d'espoir qu'il s'est refusé à ressentir. Si t'étais venu avec moi ça t'aurait convaincu de me jeter à coups de pieds au cul. Le seul Pokémon que j'ai capturé c'est un Linéon de Galar et j'veux même pas le sortir de sa pokéball tellement il me fait peur.
– Parce que tu crois que je vaux mieux ? répond-il avec un drôle de sourire, dénué d'animosité, cette fois. J'ai capturé un Moumouton, moi, et il est au moins aussi con qu'Allumette dans ses bons jours. » Mais ils auraient pu apprendre tous les deux, au final. Ensemble, ils auraient progressé, il en est sûr. Il en a toujours été sûr. « Peut-être que si j'avais pas eu ma hanche j'aurais tenté ma chance quand même, j'en sais rien. Mais bon, ma mère me l'a déconseillé. Elle a fait pas mal de routes à Lathea, et apparemment, c'est pas pour les boîteux. Madame Porter se soucie de la sécurité de ses ouailles... » Il ricane, un peu, jette sa clope terminée depuis quelques minutes. « Enfin, j'suppose que c'est bien, que t'aies pris cette décision. Un peu comme toutes les autres, à part peut-être ton mariage avec ce gros teubé, mais bon. » Il lève un oeil, l'observe. Qu'est-ce qu'il lui a trouvé, sérieux ?

« Parce que tu crois que je vaux mieux ? »
La remarque, amusée, fait lever à Gaspar un visage partagé entre la surprise et la joie la plus simple possible : Oliver ne l'envoie pas balader, ne lui dit pas quelque chose du genre à quoi tu t'attendais, couillon ? Non, il n'y a aucune trace de mesquinerie dans son expression et alors qu'il le regarde, cette fois, el chanteur a bel et bien l'impression de reconnaître celui qu'il n'a cessé de regretter. « J'ai capturé un Moumouton, moi, et il est au moins aussi con qu'Allumette dans ses bons jours.
– Oula, ça doit pas être triste, plaisante Gaspar, non sans jeter un regard plein d'affection au Goupix qui bâille bienheureusement en posant son petit museau sur la cuisse de son dresseur. »
Il aurait adoré pouvoir partir avec Oliver comme si dix ans n'étaient pas passés, comme s'ils pouvaient encore faire marche-arrière. Au lieu de regretter que ce ne soit pas le cas, ce soir, il a envie de faire comme si c'était possible. « Peut-être que si j'avais pas eu ma hanche j'aurais tenté ma chance quand même, j'en sais rien. Mais bon, ma mère me l'a déconseillé. Elle a fait pas mal de routes à Lathea, et apparemment, c'est pas pour les boîteux. Madame Porter se soucie de la sécurité de ses ouailles... »
Le rire du chanteur se joint à celui d'Oliver, faisant relever le nez à Silver, qui les observe l'un et l'autre en se demandant ce qui se passe. Cassandre Porter est une femme admirable, ils ne devraient pas se moquer comme ça mais, dit de cette façon, c'est forcément cocasse. « Enfin, j'suppose que c'est bien, que t'aies pris cette décision. Un peu comme toutes les autres, à part peut-être ton mariage avec ce gros teubé, mais bon. »
Il veut dire quoi, ce regard ? Est-ce qu'Oliver a vraiment envie de savoir comment il en est arrivé là ? Un peu plus mal à l'aise soudain, il passe une main dans ses cheveux, regarde un point derrière l'homme qui, lui, l'observe très attentivement. « Hm, Sacha est... quelqu'un de très gentil et, il est plein de bonnes intentions. Il manque juste de, hm. De patience, je dirais. »
Son regard se voile un peu, il doit retenir une grimace. Ce n'est sûrement pas tout à fait normal de se sentir brusquement sous tension parce qu'il est en train de parler de son mari, hein ? « Il s'exaspère souvent et il est pas toujours très euh. Très... pfff, j'sais pas, peu importe. On est vraiment obligés de parler de lui ? »
Non, hein ? Non, bien sûr que non ; de toute façon il ne laisse pas le temps à Oliver de répondre, préférant enchaîner tout de suite : « Et puis tu peux parler de bonne décision hein, t'es quand même resté tout seul tout ce temps pour un gars qui veut même pas sortir avec toi finalement, hein. Enfin à moins que tu sois avec Mallory maintenant ? »

Pourquoi avec ce crétin, hein ? Sacha Yasen est aussi connu qu'eux dans le milieu, Mallory n'arrête pas de dire qu'il lui aurait voué un culte sans le moindre problème s'il n'était pas marié à Neskov et s'il n'était pas un connard de Pokélover. Gaspar a toujours aimé les Pokémon, mais il rêvait de combats glorieux, d'amitiés qui se construisaient sur les routes, il rêvait d'aventure, de la Ligue, de captures. Rien à voir avec les idéaux de ce tocard qui milite ouvertement pour la libération des Pokémon, alors pourquoi ? Qu'est-ce qu'il lui a trouvé ? Qu'est-ce qu'il a de mieux que moi ? Car après tout, il a choisi ce mec et pas lui, pour déclarer ouvertement son coming-out ; et pour lui, ça n'a aucun sens. C'est d'ailleurs ce qui l'énerve le plus, songe-t-il alors qu'il le regarde passer une main dans ses cheveux, qu'il se rappelle à quel point il était attendri de voir ça, à chaque fois que Gaspar le faisait.

« Hm, Sacha est... quelqu'un de très gentil et, il est plein de bonnes intentions. Il manque juste de, hm. De patience, je dirais. » Ah oui ? Super ça. Quelqu'un de gentil mais qui manque de patience, c'est formidable. Pourquoi il a posé la question déjà ? Est-ce qu'il a vraiment envie de savoir pourquoi Gaspar a préféré ce con à lui ? Sauf qu'il y a quelque chose d'étrange dans les yeux du chanteur maintenant, une drôle de tristesse silencieuse. Apparemment, ça ne se passe pas aussi bien que ce qu'il croit, hein. Sa petite vie parfaite ne l'est peut-être pas tant que ça. « Il s'exaspère souvent et il est pas toujours très euh. Très... pfff, j'sais pas, peu importe. On est vraiment obligés de parler de lui ? » Il devrait être fier d'en parler, du mec qu'il est supposé aimer, non ? Il ne répond rien Oliver, mais il ne le quitte pas des yeux, cette fois. Son regard s'aventure sur les traits tendus de Gaspar, sur son angoisse plus qu'apparente ; ouais, ça le fout mal à l'aise, il ne comprend pas mais c'est plus qu'évident. Alors qu'il ouvre la bouche pour poser une question de plus, il est arrêté, pourtant. « Et puis tu peux parler de bonne décision hein, t'es quand même resté tout seul tout ce temps pour un gars qui veut même pas sortir avec toi finalement, hein. Enfin à moins que tu sois avec Mallory maintenant ? »

Cette fois, un sourire hideux apparaît sur ses lèvres. C'est ça qu'il croit, vraiment ? « J'suis pas avec Mallory, non. On s'envoie en l'air de temps en temps, c'est tout. » Il se demande si ça lui fait mal, d'entendre ça, au moins autant que ça le heurte, lui, à chaque fois qu'il se dit que le joli blond en face de lui, celui qui aurait dû lui appartenir, partage en fait son lit avec un autre, un intrus, un étranger. Mais il doit s'en foutre, hein ? Il l'a abandonné pendant dix ans. Forcément qu'il s'en fout. « Mais c'est pas pour lui que j'suis resté tout seul. C'est à cause de lui, mais c'était pas la vraie raison. » C'est à cause de toi. Tous les échecs qu'il a connus dans sa vie amoureuse, c'était à cause de lui. Parce qu'il ne l'a jamais quitté, parce qu'il l'a hanté, toutes ces années, parce qu'aussi merveilleux qu'ait pu être Isma, ses bras n'ont jamais su remplacer ceux qu'il a perdus il y a dix ans. « Dans tous les cas, ça a rien à voir avec le mec que t'as épousé. Un Pokélover, quoi. Ton père a fait une syncope, non ? Il a fini par crever au fait, ce vieil enfoiré ? » Non parce que lui, il a prié Arceus un bon moment pour qu'il cane, tiens. Quelque part, il sait bien que tout part de lui, même si Gaspar a sa part de responsabilités. « Franchement. T'as jamais été très doué pour... t'entourer correctement, mais quand même. J'me demande bien ce qu'il a de si spécial, ce type. Ou c'que j'avais de si naze à l'époque, c'est selon. Peut-être les deux. »

C'est quoi, ce sourire ? se demande Gaspar en avisant le rictus du jeune homme en face de lui avec une légère crainte, soudain. Il va recommencer à le provoquer ? Elle est finie, cette douce accalmie qu'il lui a accordée ? « J'suis pas avec Mallory, non. On s'envoie en l'air de temps en temps, c'est tout. »
Ah. Génial ça, c'est super, ne dit-il que dans un sourire torve en détournant les yeux. Grand bien lui fasse et après tout pourquoi pas hein, s'il n'a aucun engagement ailleurs, personne qui l'attend, autant... en profiter, voilà. Pas de problème. C'est génial. Super. « Mais c'est pas pour lui que j'suis resté tout seul. C'est à cause de lui, mais c'était pas la vraie raison. »
Ah bon, et c'était quoi la vraie raison alors ? Ça relève de détails compliqués qu'Oliver ne veut pas se donner la peine d'expliquer ? Si Gaspar avait relevé la tête, peut-être qu'il aurait compris ; ou peut-être pas, après tout. En tout cas il ne pose pas de question, trop occupé à fixer d'un air un peu trop contrarié les flammes du petit foyer. Tu te tapes Mallory, bon sang, c'est quasiment malsain à ce stade, ces deux-là sont comme des frères. « Dans tous les cas, ça a rien à voir avec le mec que t'as épousé. Un Pokélover, quoi. Ton père a fait une syncope, non ? Il a fini par crever au fait, ce vieil enfoiré ? »
Cette fois ça le fait un peu ricaner, et il ose relever le nez vers le musicien, qui n'a pas l'air de plaisanter du tout, lui. « Franchement. T'as jamais été très doué pour... t'entourer correctement, mais quand même. J'me demande bien ce qu'il a de si spécial, ce type. Ou c'que j'avais de si naze à l'époque, c'est selon. Peut-être les deux.
– Arrête de dire des conneries, répond-il aussitôt en perdant toute trace de sourire. T'étais pas naze du tout. Et j'ai jamais pensé un truc pareil. »
Au contraire. Mais ça, Oliver aura du mal à l'entendre, évidemment. Il ne l'a peut-être pas pensé mais il a agi comme comme si c'était le cas. Comme un crétin d'égoïste trouillard. Les yeux baissés, il fait distraitement semblant de frotter ses ongles dans une tentative de contenance inconsciente, pour avoir une bonne raison de ne pas relever la tête tout de suite. « Quant à Sacha, il... est tombé au bon moment, je suppose. Mon père est pas mort, mais il devient clairement sénile. Et puis j'ai expérimenté presque dix ans de désastre hétérosexuel alors... j'en sais rien. »
Il est malheureux avec Sacha. Gaspar ne se le dit pas souvent, la plupart du temps il arrive à se convaincre du contraire, mais ce soir, devant Oliver et avec la tête pleine de souvenirs revenus de trop loin, il n'y arrive pas. « Au début on se cachait, mais il a... manqué de patience, reprend-il, apparemment fier de constater qu'il a pour une fois trouvé la bonne formule pour dire ce qu'il veut dire. Il allait me quitter, je l'ai demandé en mariage parce que c'était un peu le seul repère que j'avais et... du coup, ça s'est su. Et ça s'est pas aussi bien passé qu'il l'avait prétendu, surtout qu'on peut pas vraiment dire qu'il a été très sympa tout le temps mais... »
Les écoute pas, on s'en fout, pourquoi t'y fais attention, t'as qu'à pas y penser, tu m'énerves, puisque j'te dis que c'est pas important.C'était pas vraiment de ce genre de soutien dont il avait besoin ou, en tout cas, c'est pas à ça qu'il s'attendait.
Gaspar s'arrête, soupire, puis secoue la tête en se rendant compte qu'il est en train de s'épandre auprès de la pire personne possible étant donné le sujet de conversation. De toute façon il n'a pas envie d'y penser. « Mais bref, ça t'intéresse sûrement même pas, alors pourquoi tu poses la question ? »
Si c'est pour pouvoir lui dire qu'il fait n'importe quoi, c'est pas la peine, hein, songe Gaspar en fixant à nouveau tristement ses mains. Le chanteur le sait déjà, mais ce n'est pas pour autant qu'il sait comment s'en sortir ; et s'en sortir pour quoi, de toute façon ? Il n'est pas à plaindre. Après tout, elle lui va très bien, sa vie.

« Arrête de dire des conneries. » Ah c'est des conneries ? Pourquoi t'es parti alors, hein ? Après tout, il n'a rien demandé, lui, il était prêt à le revoir après cette nuit-là, il était fou amoureux de lui, il aurait pu attendre, si Gaspar le lui avait demandé. Alors quoi, hein ? Un étrange sourire se dessine sur le visage d'Oliver tandis que Gaspar perd le sien ; oui, ça fait mal de voir le couteau remué dans la plaie, mais c'est comme ça. « T'étais pas naze du tout. Et j'ai jamais pensé un truc pareil. » T'as seulement "pensé" quand t'as fait ça ? Non, sans doute, comme la moitié des trucs que Gaspar fait, il n'a pas pensé, pas réfléchi. Il lui a brisé le coeur et il n'a pas envie de se dire que c'est pour rien, Oliver ; mais quand même. Bordel, pourquoi a-t-il jeté son dévolu sur un militant comme ça, parce qu'il est doué en musique ? C'est bien maigre, comme excuse. Les yeux verts de l'homme le quittent, et lui, il réfléchit. Est-ce qu'il a vraiment envie de le savoir ? Oui, il a envie. De comprendre, même si ça fait encore mal, il voudrait bien, ouais.

« Quant à Sacha, il... est tombé au bon moment, je suppose. Mon père est pas mort, mais il devient clairement sénile. Et puis j'ai expérimenté presque dix ans de désastre hétérosexuel alors... j'en sais rien. » Il en sait rien ? Normalement quand on se marie avec quelqu'un, on sait pourquoi, songe Oliver en haussant un sourcil. Alors quoi, il est malheureux avec ce mec ? Il regrette ses choix de vie, Gaspar ? C'est pas exactement comme si ça l'étonnait, après tout. Oliver a encore la prétention de croire qu'il est le seul qui aurait pu le rendre heureux. Il le connaissait trop bien. Il savait trop bien comment le faire rire, comment le distraire. Il savait comment le rassurer aussi, même si ce n'était pas facile. Il savait tout. Et au vu de la tête du chanteur, il sait que ce mec, lui, il sait pas. Quelque part, ça le rassure, de savoir ça, même si ça ne le conduira à absolument rien. Celui qui a une alliance à l'annulaire, c'est pas lui. Même si ça aurait dû.

« Au début on se cachait, mais il a... manqué de patience. Il allait me quitter, je l'ai demandé en mariage parce que c'était un peu le seul repère que j'avais et... du coup, ça s'est su. Et ça s'est pas aussi bien passé qu'il l'avait prétendu, surtout qu'on peut pas vraiment dire qu'il a été très sympa tout le temps mais... » Pas sympa ? Alors quoi, il lui a forcé la main sans le soutenir ? Bordel, c'est quoi ce tocard, hein ? Ça le rend dingue en dedans, Oliver, il est incapable de comprendre pourquoi il a continué dans sa connerie, Gaspar, pourquoi il ne l'a pas rappelé, pourquoi il n'a pas essayé. Il avait peur, sûrement ; peur de se faire envoyer balader, et si Oliver avait été totalement honnête avec lui-même, il saurait que c'est exactement ce qu'il aurait fait. Un soupir s'échappe des lèvres de l'homme et lui ne le lâche pas des yeux. Pourquoi t'es aussi con, bordel. Et pourquoi est-ce que ça l'attendrit presque ?

« Mais bref, ça t'intéresse sûrement même pas, alors pourquoi tu poses la question ?
– Si ça m'intéressait pas je poserais pas la question. Figure toi que tant qu'à être coincé ici avec toi, j'ai au moins envie de savoir à quel point t'as tout foutu en l'air pour rien. » Il est mortellement sérieux maintenant, Oliver, parce que tout ça, tout ce bordel dans sa vie et dans celle du chanteur, ça aurait pu être évité. Et Gaspar n'a rien fait dans ce sens. Il soupire, à son tour, attrape une autre cigarette, qu'il allume machinalement. Près de lui, Allumette dort à poings fermés, et il pose une main sur son ventre chaud, comme rassuré par ce simple contact. Son Goupix, ça a été sa constante durant des années. « T'aurais dû me rappeler. Si t'as vraiment eu des regrets, t'aurais dû le faire. » Ce n'est pas une accusation mais un constat ; il n'est pas vraiment en colère Oliver, simplement triste, suppose-t-il, triste de constater que tout aurait pu être évité.

« Au lieu de t'enfoncer là dedans et d'épouser un tocard qui te convient pas, t'aurais dû m'appeler. A une certaine époque, je t'aurais tout pardonné, et tu le sais très bien. » Et maintenant ? Maintenant c'est trop tard. Dix années sont passées dans l'intervalle, et même s'il n'a jamais arrêté de l'aimer, il sait qu'il ne s'infligera pas une déception de plus. Quand bien même ce regard se tournerait vers lui pour l'observer, et qu'il aurait encore envie de s'y noyer. « Tu sais ce qui fait le plus mal, dans tout ça ? C'est même pas que t'aies pris peur. C'est que t'aies décidé de balayer tout ce qu'on avait en un texto. J'suis peut être pas le mec rêvé, mais j'méritais pas ça. »

« Si ça m'intéressait pas je poserais pas la question. Figure toi que tant qu'à être coincé ici avec toi, j'ai au moins envie de savoir à quel point t'as tout foutu en l'air pour rien. »
Ah oui ? Alors il est un peu masochiste, Oliver. Gaspar, lui, il aurait préféré ne pas savoir. C'est peut-être lâche, mais ça aurait été plus facile de ne pas être aussi intimement convaincu que ça vie aurait été infiniment plus belle s'il n'avait pas déconné comme ça. Il n'aurait pas perdu Ollie, il n'aurait pas trahi son mentor, il n'aurait sûrement pas abandonné Jill aussi, dans l'histoire. Il aurait encore Tye, et il ne serait pas seul sur les routes. L'anneau autour de son annulaire ne le brûlerait pas comme ça, non-plus.
Sauf que Gaspar n'a jamais été reconnu pour son courage, bien au contraire. Alors à tout ça, franchement, il préfère ne pas y penser. Imitant Oliver, il s'allume une autre cigarette, sans relever la tête. « T'aurais dû me rappeler. Si t'as vraiment eu des regrets, t'aurais dû le faire. »
Il avait beaucoup trop honte pour ça, et rajouter un regret à la longue liste qu'il se trimballe déjà ne l'enchante pas outre mesure, alors le chanteur préfère ne pas répondre. De toute façon, vue la façon dont Ollie s'est comporté avec lui avant de se calmer juste un peu plus tôt, il ne peut pas croire qu'il aurait été bien reçu. Et c'est normal, bien sûr, mais lui, il n'est pas masochiste, en l'occurrence. « Au lieu de t'enfoncer là dedans et d'épouser un tocard qui te convient pas, t'aurais dû m'appeler. A une certaine époque, je t'aurais tout pardonné, et tu le sais très bien.
– Mais elle est passée, cette époque, répond-il du bout des lèvres sans oser affronter les yeux noirs qui doivent toujours être rivés sur lui. »
Alors à quoi ça sert de remuer le couteau dans la plaie ? Oliver a été clair : il ne le pardonnera pas. N'est-ce pas ? se demande-t-il en acceptant finalement de relever la tête, sans trop savoir pourquoi il a envie de l'espérer quand même. De toute façon il est marié, maintenant. Ce n'est pas exactement comme s'il pouvait faire demi-tour. « Tu sais ce qui fait le plus mal, dans tout ça ? C'est même pas que t'aies pris peur. C'est que t'aies décidé de balayer tout ce qu'on avait en un texto. J'suis peut être pas le mec rêvé, mais j'méritais pas ça. »
D'abord, Gaspar ne répond pas ; il se contente de détourner vivement les yeux, honteux, puis de les baisser vers Silver qui, sentant probablement son chagrin, frotte gentiment sa tête dans le creux de sa main. « Je sais, dit-il du bout des lèvres. »
Oliver méritait pas ça. Oliver méritait un gars gentil et sûr de lui, quelqu'un qui aurait les épaules pour assumer de se tenir à son bras et lui rendre tout ce qu'il avait à donner. Quelqu'un comme Isma, sans doute. Gaspar n'était pas ce gars-là, il n'était qu'un garçon insignifiant et fragile tout juste bon à se recroqueviller sur lui-même en pleurant quand la sévérité paternelle le rattrapait. Celui-là n'avait eu qu'une échappatoire et elle avait beaucoup trop coûté à tout le monde. C'est cette certitude alors qui lui fait relever la tête, juste le temps de trouver les yeux noirs d'Oliver, et de l'implorer du regard cette fois, sans aucune pudeur, parce que ce serait criminel d'en faire preuve maintenant. « Je suis désolé, Ollie. »
Peut-être qu'il va s'en prendre une autre, ou se faire jeter un mégot à la gueule à défaut ; il sait qu'il ne devrait pas dire ça, que c'est con, que ça change rien. Hélas de là où il est, c'est la seule chose qu'il peut encore faire. S'il pouvait revenir en arrière, la question ne se poserait pas, et ils ne seraient même pas là aujourd'hui : il l'aurait fait, et depuis longtemps. Mais ça non-plus il ne le peut pas alors il préfère ne rien dire, attendant une sentence qui ne manquera pas de tomber et qu'à vrai dire, il connaît déjà.

« Je sais. » Il sait qu'il sait, Oliver, il le sait très bien. Ce n'est plus possible de s'imaginer que Gaspar n'en a jamais rien eu à foutre ; quelque part, c'était plus simple de croire ça, il se déchargeait de tous les regrets qu'il lit maintenant dans ses yeux clairs. Il ne méritait pas ça, non ; il sait que Gaspar non plus, ne mérite pas la vie qu'il a aujourd'hui. Quand il l'a rencontré, c'était un garçon un peu timide, gauche, paumé, totalement à la merci de son salopard de père qui pensait mieux savoir que lui de quelle existence il avait besoin. Combien de fois a-t-il séché ses larmes à cause de ce vieux salopard, combien de fugues, combien de fois ses parents ont-ils vu le jeune Gaspar arriver en fin de soirée, les joues trempées, le dos lardé de coups de martinet ? Cassandre, combien de fois a-t-elle appliqué du désinfectant sur les plaies du  garçon, combien de fois son père à lui, même, a-t-il menacé d'aller donner une ou deux leçons de bon sens à cet homme ? Combien de nuits lové dans ses bras, tremblant, combien de fois Oliver s'est-il demandé s'il pourrait un jour sécher ces pleurs définitivement, qu'aurait-il donné en plus de ce qu'il lui avait déjà offert ?

C'était il y a longtemps et pourtant quand il regarde ses yeux verts, c'est le reflet de l'adolescent apeuré qu'il voit encore briller derrière l'homme malhabile qu'il a fini par devenir, sans lui. Quel gâchis, songe-t-il sans être capable, cette fois, de regarder ailleurs. Il est tombé amoureux de lui tellement vite et tomber est le mot adéquat, quand il s'en est rendu compte, il a eu l'impression de chuter dans un gouffre sans fond. Il s'en souvient, de cette sensation équivalente à un coup de sabre dans le ventre, le retournement de ses émotions qui le faisait passer de l'angoisse la plus haute à la félicité la plus grande à la simple perspective de le revoir. De sa satisfaction quand le jeune chanteur plein d'espoir qu'il était s'endormait contre son épaule, à la simple pensée qu'il était le seul à voir celui qu'il était vraiment, le seul en qui ce garçon avait suffisamment confiance pour ne rien cacher, rien du tout. Et en quelques secondes, il a tout foutu en l'air. Il est tombé de tellement haut, Oliver, ce jour-là. Sait-il à quel point le vide qu'il a laissé dans son existence a été difficile à combler, Gaspar ? Non, sans doute.

Et maintenant qu'il le regarde de cette façon, il sait au moins que sans le savoir, au moins le regrette-t-il. « Je suis désolé, Ollie.
– Je sais, soupire le batteur, en fermant doucement les yeux. » Pour autant, il n'est pas certain d'être capable de le pardonner. De toute manière, quel intérêt y aurait-il à le faire ? Ce n'est pas comme s'ils allaient se revoir, de toute façon.

Et maintenant, qu'est-ce qu'il est supposé dire ? Qu'est-ce que ça lui fait, tout de suite, maintenant que la rage est passée, qu'il a mis la baigne qu'il lui devait depuis dix ans, que lui reste-t-il ? « J'aurais peut-être dû insister un peu moi aussi, après tout. J'ai pas assez persévéré, j'en sais rien. » Il aurait bien aimé lui courir après, le confronter, le supplier, mais Mallory lui avait fait promettre de ne rien en faire. « Enfin, de toute façon c'est pas comme si on pouvait revenir en arrière, hein ? J'te conseille juste de pas trop approcher Castlerain. Il y en a un qui serait ravi de te mettre la suite. » Mallory aussi s'est senti trahi ; il s'en rappelle encore quel fils de pute, j'lui ai tout appris, pour qui il se prend, si je le recroise je le tue, et tout son répertoire d'insultes y est passé ; il est haineux, le chanteur d'Asylum, et maintenant qu'il est rentré, c'est encore pire. « T'es pas sans savoir que Mallo est un peu... tâtillon. Evite de regarder ses interviews. »

« Je sais. »
Est-ce que c'est vrai ? Il le sait ? Ça ne change sûrement pas grand chose à ce qu'Oliver pense de lui, mais quelque part, cette idée le rassure, pour une raison qui lui échappe. Peut-être que c'est peut-être un peu dû aux deux noirs noirs qui le regardent sans l'accuser et qu'il accepte de soutenir pour la première fois depuis onze ans. « J'aurais peut-être dû insister un peu moi aussi, après tout. J'ai pas assez persévéré, j'en sais rien.
– T'as rien fait de mal, répond-il aussitôt en secouant la tête, avant de prendre une bouffée de cigarette pour s'empêcher d'ajouter quelque chose de stupide. »
D'expérience, il sait que c'est le genre de moment dans lequel il vaut mieux qu'il ne parle pas trop. Si Oliver avait essayé de le suivre, qu'est-ce qui se serait passé au juste, hein ? C'est impossible à savoir, totalement impossible. En y réfléchissant ce soir, Gaspar se dit que ça aurait peut-être changé quelque chose, oui. Si Oliver revenait vers lui, est-ce qu'il aurait vraiment la force de le repousser ? Est-ce qu'il aurait eu, se corrige-t-il, après un instant d'égarement. Aujourd'hui, la question ne se pose plus. « Enfin, de toute façon c'est pas comme si on pouvait revenir en arrière, hein ? J'te conseille juste de pas trop approcher Castlerain. Il y en a un qui serait ravi de te mettre la suite. »
Grimace. Oui, il s'en doute, effectivement. « T'es pas sans savoir que Mallo est un peu... tatillon. Évite de regarder ses interviews.
– Je les ai déjà vues, répond-il en fumant sa cigarette, sans trop savoir s'il doit essayer d'avoir l'air indifférent ou ne pas cacher la honte qui l'écrase à ce sujet aussi. Les journalistes parlent plus de mon manque de réponse que de ce qu'il a dit alors je m'inquiète pas trop pour ça mais... j'tiens à la vie. De toute façon je vais jamais à Castlerain. »
Enfin il ne croit pas ? Si ? Il réfléchit, un moment, fronce les sourcils. « Ah, si, j'vais y voir une amie samedi. Mais elle est flic. Tu crois ça le dissuadera d'essayer de me tabasser ? »
Pas sûr, se dit-il avec une petite grimace, avant de ricaner nerveusement. « Je mettrai des lunettes de soleil. S'il sait pas que je suis là ça devrait aller. Du coup, t'as ma vie entre les mains. »

« Je les ai déjà vues. » Ah. Ça n'a pas vraiment dû faire du bien à l'égo du chanteur, hein ? Mallory a été odieux, et a sauté sur chaque occasion pour dire de la merde sur Gaspar à chaque fois que le sujet a été posé sur la table. Il a bien essayé de lui dire d'arrêter, que ça ne résoudrait absolument rien ; mais Mallory n'écoute jamais d'autre voix que la sienne, et c'est presque comme s'il avait redoublé d'efforts. Gaspar a dû avoir les oreilles sifflantes ces derniers jours. « Les journalistes parlent plus de mon manque de réponse que de ce qu'il a dit alors je m'inquiète pas trop pour ça mais... j'tiens à la vie. De toute façon je vais jamais à Castlerain. » Bien, parfait, comme ça ils éviteront de se croiser. Mallory ne pourrait pas résister à lui envoyer Sophie directement dans la gueule, et pour sa part, il en a déjà bien assez dit et fait comme ça ; Gaspar regrette, ça ne sert à rien de lui en vouloir, quand bien même ça le rongerait encore, tout ça. Mallory ne ferait que jeter une marmite d'huile en plein dans un feu en voie de s'éteindre, et effectivement, s'il pouvait éviter Castlerain, ça l'aiderait.

« Ah, si, j'vais y voir une amie samedi. Mais elle est flic. Tu crois ça le dissuadera d'essayer de me tabasser ? » Non, songe Oliver avec un petit rire, en haussant les épaules. « J'suis sûr que t'as déjà la réponse à cette question, hm ? » Oui, parce qu'il connait Mallo, et que Mallo n'a absolument pas changé avec l'âge, ou si ; il est encore plus pète sec et insupportable. Il lui faudrait un mec, clairement, ça le détendrait. « Je mettrai des lunettes de soleil. S'il sait pas que je suis là ça devrait aller. Du coup, t'as ma vie entre les mains.
– Me tente pas trop, réplique le batteur, un fin sourire aux lèvres en portant sa clope à la bouche pour tirer une longue bouffée. J'aurais presque envie de te jeter en pâture à Giratina mais ça va, je lui dirai rien. Ça vaut mieux pour tout le monde, de toute façon, avec l'album qui va sortir j'aimerais bien qu'il arrête de la ramener avec toi. M'enfin tu connais Mallo, c'est pas tout à fait comme s'il écoutait ce qu'on lui disait, ça a pas du tout changé, ça. »

Beaucoup de choses ont changé, mais certaines constantes ne bougent pas, songe le jeune homme en calant sa tête contre le mur. La pluie commence à se calmer et lui, il est fatigué. Tournant la tête pour observer l'entrée, il aperçoit sa Mucuscule, toujours en train de gargouiller. « Choupette ! Ramène-toi par là avant qu'un autre dresseur essaie de te voler, se moque-t-il gentiment, tandis que l'intéressée pousse un drôle de gargouillement avant de le rejoindre. Bon sang, t'es pleine de boue espèce de crasseuse... » Il ne voit même plus le violet de sa peau bordel, c'est quel genre de dégueulasse, ça ? Doucement, il pose ses mains sur le corps gélatineux de sa Mucuscule, et entreprend de retirer le plus gros, un sourire attendri aux lèvres. « T'as d'la chance d'être aussi mignonne, espèce de grosse chose baveuse. C'est à cause de toi qu'on en est là aujourd'hui, hm ? » Ses gestes un peu rapides dérangent un Allumette qui baille de mécontentement avant de lui jeter un regard noir ; puis il se lève, pour aller s'allonger près de Gaspar, sous l'oeil amusé de son dresseur. « Il perd pas le nord, lui, tiens. On dirait qu'il t'a pas oublié, lui non-plus. »

« Me tente pas trop. J'aurais presque envie de te jeter en pâture à Giratina mais ça va, je lui dirai rien. Ça vaut mieux pour tout le monde, de toute façon, avec l'album qui va sortir j'aimerais bien qu'il arrête de la ramener avec toi. M'enfin tu connais Mallo, c'est pas tout à fait comme s'il écoutait ce qu'on lui disait, ça a pas du tout changé, ça. »
Gaspar mentirait s'il prétendait être surpris par cette information ; malgré lui, elle lui arrache même un sourire, entre amusement et tristesse. C'est incroyable ce qu'il se déteste, tout de suite. S'il n'avait pas bêtement pris peur, s'il avait eu la même force que ses amis ou s'il avait au moins osé se reposer sur eux pour dire merde à son père et vivre sa vie, tout aurait été différent. Ça lui file la nausée, subitement. Neskov, t'es qu'un putain d'abruti. Il a tout gâché, et maintenant il subira les conséquences de ses conneries, lui qui n'en a jamais connu d'autre répercussion que le manque qu'il a lui-même provoqué. Eux, tous, ils ont en plus dû encaisser sa trahison. 
Perdu dans ses pensées, il ne fait pas tout de suite attention à Oliver qui appelle son Pokémon. A quoi elle aurait ressemblé sa vie, s'il était pas parti, s'il avait été un peu moins naze ? Peut-être que Mallory et Jill seraient avec eux dans cette grange et qu'ils riraient tous ensemble au lieu de se lamenter sur un passé inaccessible et un futur sans aucun sens. « Choupette ! Ramène-toi par là avant qu'un autre dresseur essaie de te voler. Bon sang, t'es pleine de boue espèce de crasseuse...
– Je n'ai pas essayé de... tente-t-il doucement, sans conviction, avant de s'interrompre. »
C'est totalement stupide, la façon dont cette simple plaisanterie, légère, le bouleverse. T'es une foutue dramaqueen, tu m'emmerdes. Au final c'est peut-être Sacha qui a raison, se dit-il en se détournant, les yeux piquants. « T'as d'la chance d'être aussi mignonne, espèce de grosse chose baveuse. C'est à cause de toi qu'on en est là aujourd'hui, hm ? » 
Ce n'est qu'à moitié vrai, mais bon, il veut bien accepter Choupette comme complice. Au moins, elle lui a donné l'opportunité de s'excuser, et il n'en espérait pas tant. Les mains un peu tremblantes, il jette son mégot dans le feu, et soupire en coulant un regard vers l'extérieur. Il est épuisé.
Soudain, un contact chaud et lourd contre sa cuisse le bouscule légèrement, faisant bondir Silver qui vient se poster sur les épaules de son dresseur. Surpris, Gaspar regarde Allumette, les yeux écarquillés. « Il perd pas le nord, lui, tiens. On dirait qu'il t'a pas oublié, lui non-plus. »
Quelques doigts tremblants se tendent, glissent dans le pelage soyeux du vieux Goupix. Vous me manquez tellement. C'est le tressautement de ses épaules qui l'alerte en premier, puis la petite goutte qu'il voit tomber sur sa cuisse et enfin, le museau tout froid de Silver qui se pose sur sa joue et qui s'en écarte, un peu humide.
Sursautant quand il réalise ce qui se passe, le chanteur pince les lèvres et baisse la tête, priant intérieurement pour qu'Oliver soit encore occupé avec Choupette et qu'il ne remarque rien. Il est loin d'être le premier à plaindre dans cette histoire, c'est ridicule. Tout est de sa faute, absolument tout. Il a troqué la vie merveilleuse qu'il aurait pu avoir contre un simulacre de comédie stupide qui ne le rend même pas heureux, s'assurant au passage d'être détesté de tous ceux qui ont daigné avoir un peu d'affection pour le gamin insignifiant qu'il était à l'époque. Finalement, ce gamin-là n'avait rien à envier à l'homme qu'il est devenu, bien au contraire.
Surpris par la soudaine raideur des mains fourrées dans son pelage, Allumette relève la tête pour observer l'homme qui tente par tous les moyens de rester silencieux, et se lève aussitôt pour grimper carrément sur ses genoux et frotter sa tête contre sa poitrine. Maladroitement, Gaspar enlace le Pokémon, tremblant de la tête aux pieds maintenant, les lèvres déchirées dans un drôle de sourire entre chagrin et reconnaissance.

Un soudain silence du côté d'Oliver le fige, lui fait détourner la tête à se tordre le cou, écartant une main d'Allumette pour essuyer son visage. « Je vous ai pas du tout oubliés, dit-il alors, d'une voix étranglée, en regardant le Goupix dont le regard brillant d'affection est plus facile à soutenir que l'autre, sombre, posé sur lui depuis l'autre côté du feu. J'aurais jamais dû m'en aller, j'suis... le dernier des cons. »
Silver piaule pour le contredire, mais il ne l'écoute pas, parce qu'il sait que c'est vrai. Il est le dernier des cons, parce qu'il aurait pu rester auprès des siens, heureux, et ne faire de mal à personne, mais qu'au lieu de ça il va devoir rentrer chez lui retrouver son mari, et cette simple idée lui noue l'estomac. C'est dire s'il a foiré quelque chose à un moment, et là où la plupart des gens passent leur vie à chercher quoi et quand, lui il le sait très bien. Et ça ne rend rien plus facile.

Il y a un léger silence, ensuite, qu'Oliver ne remarque pas immédiatement. La pluie se calme doucement dehors, l'orage s'éloigne et la nuit assombrit définitivement la Lande à l'extérieur, tandis qu'il passe ses paumes engluées de terre et de mucus sur son petit Pokémon, qui frémit de plaisir sous le traitement. Ce n'est pas la première fois qu'Oliver est obligé de nettoyer Choupette, et il commence à soupçonner qu'elle le fait définitivement exprès pour recevoir ce genre d'attentions ; tant pis, ça ne le dérange pas, il n'y a qu'à voir son immense sourire et son gazouillis de plaisir à mesure qu'il la nettoie pour savoir qu'un peu de bave et de la boue n'auront pas raison de l'affection qu'il ressent pour son Pokémon. D'abord, il ne fait pas attention au mutisme de Gaspar, il suppose simplement que le chanteur n'a pas osé répondre, et il s'est fustigé, un peu. Il t'a pas oublié, lui non plus, ça voulait dire quoi ça, exactement ? Seulement une vérité toute nue, celle qui transparait dans ses yeux sombres quand il le regarde parce qu'il a bien essayé des centaines de fois Oliver, de chasser le chanteur de son esprit, il a bien dû s'apercevoir qu'il n'y parvenait pas. Maintenant, c'est plus qu'évident ; surtout lorsqu'il tourne la tête pour le regarder, et qu'il écarquille les yeux de surprise.

Les bras de Gaspar sont enroulés autour du petit corps de son vieux Goupix, dont la truffe est levée vers son visage. Il y a des larmes sur ses joues, il pleure, en silence, sans doute par simple honte d'être vu, et quelque part, il y a de quoi. Pourquoi ça le met dans cet  état, exactement, pourquoi ne s'est-il pas réveillé à temps ? Ça devrait le mettre en colère, ce sourire un peu fracassé qu'il adresse à Allumette, ces larmes dégringolant sur ses joues, ces épaules tressautantes. Il devrait le nez et lui demander pourquoi il pleurniche, lui dire que c'est pas lui qui devrait pleurer, qu'il ne peut s'en prendre qu'à lui-même. Pourtant, pris d'un mutisme terrifiant, Oliver reste là, silencieux, les yeux rivés sur l'homme qui pleure près de lui, et qui a détourné le visage avec pudeur, conscient que ces larmes-là, il n'a pas le droit de les verser. Quelque chose retourne alors son estomac, quelque chose d'ancien, quelque chose de cassé mais de toujours bien présent, au souvenir doux-amer de ses doigts qui caressaient ses cheveux blonds, ses tempes, ses bras qui tenaient ces épaules secouées de sanglots, meurtries. Cet homme brisé par l'évidente tristesse de son présent, il l'a aimé plus que tout au monde, il l'a chéri, il a pris soin de lui, il a recueilli chacune de ses confessions et a même osé lui en faire ; cet homme, il sait quelque part qu'il n'a jamais arrêté de l'aimer, et en dépit de la douleur qui agite son propre coeur à cette pensée, il sait déjà qu'il esquissera le geste qu'il n'a pas le droit d'esquisser. Ce droit, Gaspar le lui a arraché comme une tique à un Caninos.

« Je vous ai pas du tout oubliés. » Sa voix tremble, et c'est presque un instinct qui prend le dessus quand il se redresse, un peu, que son dos quitte l'appui salutaire du mur pour l'aider à mettre ses jambes en mouvement, et se rapprocher. C'est vrai, ça ? Alors pourquoi n'est-il pas revenu ? Ils auraient été difficiles à affronter, mais Mallory c'est pas vraiment un monstre et lui, à l'époque, aurait été beaucoup trop heureux de le voir faire demi-tour. « J'aurais jamais dû m'en aller, j'suis... le dernier des cons. » S'il était revenu, il lui aurait laissé l'opportunité de lui dire, ça va aller, je suis là, j'te laisserai pas Gaspar, à aucun moment. Il aurait pu lui murmurer tout ça des centaines de fois, lui dire qu'il l'aimait tous les jours s'il l'avait fallu, il aurait tout fait pour ça. Et maintenant ? Maintenant, ce sont ses gestes qui agissent bien avant son cerveau quand il se contorsionne pour s'avancer, tendre doucement une main qu'il va glisser dans les cheveux de l'homme assis près de lui. Malgré la douleur, il s'avance, rampe presque jusqu'au chanteur, déjà prêt à le prendre dans ses bras, comme avant. Est-ce que c'est cette chance-là, alors, qu'il attendait ? « Gaspar, murmure-t-il doucement, dans une cruelle parodie de leur complicité perdue, je... »

Mais il ne saura jamais ce qu'il s'apprêtait à dire. Il n'avait rien prévu, rien préparé, et quand une vibration au sol l'immobilise, il tourne la tête un peu par réflexe... pour tomber sur un téléphone portable, posé devant le chanteur. Un appel fait vibrer l'appareil, et le visage qu'il voit sur l'écran lui arrache un frisson presque écoeuré, quand il reconnait le mari de celui qui l'a abandonné, ne l'oublions pas. Sa main tendue s'immobilise, il pince les lèvres, fronce presque instinctivement les sourcils. C'est quoi, ça, de la jalousie ou simplement de la frustration ? Il sait pas. Il a pas envie de savoir. Son visage se ferme, et il recule aussitôt ; c'est vrai que maintenant, il y a quelqu'un d'autre pour faire ce qu'il s'apprêtait à faire. Ce quelqu'un est en train d'appeler, et lui n'a pas sa place, dans cette vie-là. « Y'a coeur qui t'appelle, grince-t-il bien malgré lui, avant de rejoindre sa place pour récupérer ses clopes. Il doit s'inquiéter, tu f'rais mieux de répondre. » Putain, j'suis vraiment un imbécile.

A défaut d'autre chose - remonter le temps, disparaître sous terre, effacer le passé, par exemple - Gaspar aimerait bien pouvoir arrêter de pleurnicher comme un débile, là. Parce qu'Oliver l'a vu, qu'il est ridicule, que ces larmes ne sont pas légitimes, que c'est lui qui a fait de la merde du début à la fin et qu'il a absoluement pas le droit de demander à être consolé pour ça.
Et pourtant, il devine très bien la silhouette d'Oliver qu'il s'avance, et c'est la simple pudeur qui l'empêche d'avancer à son tour pour se jeter dans ses bras comme avant, juste le temps d'oublier un peu à quel point il est indigne d'un tel geste. Cette simple idée le soulage au-delà des mots et fait redoubler ses pleurs. « Gaspar, je... »

La vibration sur le sol le fait sursauter, et il ferme les paupières très fort en reconnaissant la toute petite musique à peine perceptible par-dessus le craquement du feu. Sacha. Il entend plus qu'il ne voit Oliver reculer, et cette fois il doit se mordre l'intérieur des joues pour ne pas se mettre purement et simplement à sangloter. A quoi je m'attendais ? « Y'a coeur qui t'appelle. Il doit s'inquiéter, tu f'rais mieux de répondre. »
J'ai pas envie de répondre, ne dit-il pas. Au lieu de ça, il prend sagement son téléphone et laisse le Goupix s'écarter de ses jambes avant de se lever pour s'éloigner de quelques pas bien inutiles. « Allô ? fait-il en s'efforçant de reprendre le contrôle de sa voix.
– Salut Gaspar. On peut savoir ce que tu fais ?
– Bah... je suis toujours à la Lande, j'ai...
– Quoi ? Et ton train de dix-huit heures ?
– J'ai été surpris par un orage, se justifie-t-il, peinant franchement à ne pas fondre en larmes, à nouveau, parce que c'est la réaction automatique de son putain de cerveau débile quand Sacha lui parle sur ce ton, plus glacial que le sommet des promontoires. J'me suis abrité mais-
– Ok, j'annule le resto de ce soir, c'est bon. T'as voulu aller faire l'idiot dans la boue mais moi je vais pas me coucher à quatre heures du mat' à cause de tes conneries. On se voit demain. »
La communication est coupée et Gaspar, dos à Oliver, tente de prendre une longue inspiration pour retrouver ses esprits. C'est pas vraiment comme s'il tenait beaucoup à ce resto mais... bref. Bref. Il a d'autres choses à penser pour l'instant, se dit-il en s'efforçant de retrouver un peu de son enthousiasme, passant une main dans ses cheveux en soupirant longuement. Bref.

« La pluie a l'air de s'être calmée, dit-il en revenant vers Oliver qui s'est remis à sa place et qui fume, le visage fermé. On va y retourner, non ? Le temps qu'on retrouve ta voiture on tombera peut-être sur un Pokémon intéressant, qu'est-ce que t'en dis ? »

Et ça, est-ce que c'est pas un peu ridicule ? Essayer de faire comme si de rien n'était alors qu'il devrait clairement se sentir coupable d'être aussi malheureux à cause d'un amour perdu quand son mari l'attend chez lui. Il donne le change pour Sacha, il essaie pour Oliver. Et si on allait chasser des Pokémon, au moins pendant le peu de temps qu'on a encore ? Ça l'est sans doute, si. Mais c'est pas très grave, franchement ; si ça doit être la vraie dernière fois qu'il voit Oliver, il préfère passer ce temps à être ridicule qu'à être malheureux.