« Une chance de quoi ? »
Eh bah... c'est quoi cette question, c'est con non ? Une chance de... le retrouver, de lui parler, peu importe, une chance, c'est tout, pourquoi il a besoin d'une réponse à ça ? « Une chance de quoi exactement Gaspar ? Tu peux pas rattraper tout ce que t'as foutu en l'air, t'as aucun moyen de revenir en arrière. Et pourquoi tu le ferais, en plus, par culpabilité ? »
Oui. Mais pas que, si ? Parce qu'il lui manque, parce que... c'est trop bête la façon dont ça s'est passé ? Parce que tout est de sa faute et qu'il a envie qu'Oliver se rappelle qu'il est pas aussi odieux qu'il a pu l'être à l'époque en se comportant comme le dernier des lâches ? « Elle a l'air de très bien t'aller, ta vie, non ? Tu t'es assumé, tu t'es marié, t'essaie de devenir dresseur, c'est super. J'mentirais en disant que j'suis content pour toi, mais moi j'ai jamais eu la moindre place dans ta nouvelle vie, y'a aucune raison que ça change.
– C'est pas vrai, répond-il d'une voix faible en secouant la tête, les yeux pleins de larmes. Tu sais même pas de quoi tu parles... »
Comment il le pourrait, de toute façon, ça n'a pas dû beaucoup l'intéresser et c'est bien normal, mais les yeux noirs qui croisent les siens pour le poignarder ne sont pas ceux de quelqu'un qui... est prêt à l'écouter, en effet. Non pas que Gaspar se soit attendu à y trouver la même lueur qu'autrefois, mais prendre la réalité en pleine face de cette façon, il n'y était pas préparé. Un seul regard d'Oliver, c'est un maeltrom de colère et de douleur, et c'est beaucoup plus qu'il ne peut en gérer. « Alors... on en reste là, d'accord ? Je t'ai pas vu, tu m'as pas vu, et... et c'est très, très bien comme ça.
– Non, répond-il simplement, la voix basse, triste, en regardant la jambe d'Oliver qui tremble sous son poids. C'est pas très bien comme ça et si tu continues tout seul tu vas finir par te blesser. Laisse-moi au moins te raccompagner... où que t'ailles, et après... j'te foutrai la paix si c'est ce que tu veux, d'accord ? »
Effronté, il s'approche, rejoint à nouveau la hauteur d'Oliver dont la main a blanchi sur le pommeau de sa canne. « J'peux pas... te laisser-là dans cet état, laisse-moi t'aider, s'il te plaît. »

« Non. » Un sourcil douloureux se hausse ; de toute façon, on ne peut pas vraiment dire qu'il ait le choix, Gaspar, si Oliver décide de partir alors il partira. Il n'a pas envie de s'emmerder plus avant, il savait que c'était une idée de merde de revenir à Lathea ; il l'a dit à Mallory qu'il voulait pas, mais Mallory a toujours eu le dernier mot lorsqu'il s'agissait des décisions. Il revenait pour être champion, et Oliver devait suivre. Tout simplement. Sauf que ça, il le savait, il savait très bien qu'il aurait du mal à se confronter à ce visage larmoyant qui lui fait face, écrasé par la culpabilité. Parce qu'il a bien vu, au fil des années, que le garçon qu'il aimait et l'homme qu'il a fini par devenir sont devenus les mêmes. Sans lui. C'est tellement injuste. Il était prêt à tout lui promettre.

« C'est pas très bien comme ça et si tu continues tout seul tu vas finir par te blesser. Laisse-moi au moins te raccompagner... où que t'ailles, et après... j'te foutrai la paix si c'est ce que tu veux, d'accord ? » Il n'en veut pas de sa pitié, tant pis s'il se blesse, il préfère encore ça et c'est un regard clairement menaçant qui affronte celui du blond quand il s'approche, pourtant, comme s'il allait se laisser soutenir. C'est hors de question. « J'peux pas... te laisser-là dans cet état, laisse-moi t'aider, s'il te plaît.
– J'ai pas besoin de toi. Ni pour ça ni pour tout le reste, alors arrête. » Qu'il aille culpabiliser ailleurs, c'est bon. Il va pour reculer, s'apprête à quitter le sillage du chanteur, mais c'est un aboiement rauque qui le fait s'immobiliser brutalement, les yeux légèrement écarquillés. Quoi encore ? Cette fois c'est Allumette ; clairement désapprobateur, son Pokémon tourne la tête de lui à Gaspar, puis aboie de nouveau. « Non, c'est bon, tu vas pas t'y mettre, toi aussi. » Si, bien sûr que si, et Oliver peut  bien râler tout ce qu'il veut, cela ne change rien du tout ; oui, il a très mal et oui, il lui faudrait de l'aide pour aller s'abriter quelque part et se reposer le temps que le temps se calme et qu'il puisse reprendre la route, prendre un cachet. Mais pas avec lui. « On y va, Allumette. » Mais le Goupix effronté refuse de l'entendre de cette oreille ; il s'asseoit, tout simplement, à côté de Gaspar. Merci beaucoup, Judas.

Que faire, maintenant ? Continuer d'insister ? Non, bien sûr, alors il soupire, lève les yeux au ciel, raffermit une prise tremblante sur son appui. Sa jambe tremble, et il espère de toutes ses forces qu'ils vont trouver un abri assez vite. « Très bien. Puisque vous avez décidé de tous vous y mettre, on va trouver un endroit où s'abriter, on retrouvera notre chemin plus vite. Allez, amène-toi. » Mais qu'il ne compte pas sur lui pour dire le moindre mot.

« J'ai pas besoin de toi. Ni pour ça ni pour tout le reste, alors arrête. »
Gaspar doit s'empêcher d'insister ; il n'a pas le droit de le harceler, après tout effectivement, il en a déjà bien assez fait et... ça a l'air d'être affreux pour Ollie, de se trouver en face de lui après tout ça. Si j'avais su que je te retrouverais un jour, tout aurait été différent. La pensée lui serre le coeur de chagrin,  et il doit inspirer longuement pour ne pas laisser les larmes dévaler à nouveau son visage endolori. C'est trop tard, c'est trop tard depuis très longtemps, mais il ne peut pas pour autant le laisser là tout seul, ce serait beaucoup trop dangereux pour la sécurité d'Oliver et... il ne peut pas avoir ça aussi sur la conscience. Il ne veut pas l'abandonner encore une fois.
Alors, quand Oliver essaie de s'en aller, il va pour le suivre... et s'arrête, surpris par l'aboiement d'Allumette. « Non, c'est bon, tu vas pas t'y mettre, toi aussi. »

Éberlué, Gaspar regarde le Goupix comme un Poussifeu regarderait une fourchette et, quand le Pokémon s'assoit sagement sur son petit derrière, il ne peut pas vraiment empêcher un tout petit sourire attendri et reconnaissant d'étirer le coin de ses lèvres. Allumette ne fait sûrement ça que pour le bien de son dresseur, qui ne s'en sortira jamais tout seul ici dans cet état et dans cette situation, mais, tout de même. « On y va, Allumette. »
Ou pas, donc. Cette fois, le sourire de Gaspar est un peu désolé. « Il va falloir me supporter un tout petit peu plus longtemps, je crois. »
Oliver soupire, excédé, et lève les yeux au ciel si fort qu'il pourrait bien se les retourner dans leurs orbites mais ça, c'est plutôt bon signe, en fait : il abdique. « Très bien. Puisque vous avez décidé de tous vous y mettre, on va trouver un endroit où s'abriter, on retrouvera notre chemin plus vite. Allez, amène-toi.
– Attends, bouge pas. »
Il s'approche, choisissant de mettre de côté sa culpabilité au moins le temps de trouver en lui assez de fermeté pour ne pas se laisser repousser par le regard venimeux que lui adresse l'homme près duquel il se place. Avec précaution, et en regardant ailleurs, il passe son bras derrière les reins d'Oliver, l'encourage à s'appuyer sur ses épaules et en un instant, prend le rôle de la canne et de la jambe traîtresse. « J'aurais pas dû essayer de me planquer tout à l'heure. C'était con. En plus tu l'connais, mon vrai prénom, dit-il du bout des lèvres alors que la marche pénible sous la pluie s'amorce, un pas après l'autre. J'crois qu'il y a une grange abandonnée par là-bas, une ancienne exploitation de viande. On va voir. »
Et à entendre le tonnerre qui gronde pas si loin que ça, ils feraient mieux de se dépêcher. « Silver, t'éloigne pas. »
Enfin, ça risque pas.

Alors qu'ils pataugent plus qu'ils ne marchent vers leur destination, Gaspar voit le petit Mucuscule - Choupette, donc, de son petit nom - ramper tranquillement le long du torse d'Oliver pour s'installer sur son épaule. « Au moins y en a une contente sous la pluie, hm ? tente-t-il de plaisanter, la voix un peu plus douce. Comment tu l'as eue, Choupette ? »

« Attends, bouge pas. » Il y a peu de risques, songe Oliver à contrecoeur, parce que si cette putain de jambe n'était pas en train de l'emmerder, il serait déjà loin. Le coeur en miettes, sans aucun doute, mais loin. Sauf que là, ce n'est pas possible, même la canne ne suffit pas. Sa démarche dans la boue, l'humidité ambiante et la nervosité ont eu définitivement raison de sa résistance ; c'est typiquement dans ce genre de moments qu'Oliver regrette le jeune homme qu'il était avant, celui qui grimpait partout, qui prenait tous les risques, qui se croyait parfaitement invincible. Même après dix ans l'amertume est encore là, parce que ce qu'il vit, c'est clairement un handicap et il n'aurait jamais cru connaître ça un jour. Les dents serrées, il soupire, sait qu'il va devoir accepter l'aide de l'homme qui tend une main pour attraper son bassin, en dépit du regard acéré qu'il lui jette, mauvais. Comme si cet avertissement pouvait servir à quoi que ce soit dans l'état actuel des choses. Il a mal, et il n'a pas le choix, c'est tout.

Alors, et de très mauvaise grâce, son bras se lève pour prendre appui sur deux épaules solides ; cette proximité là, elle n'est pas voulue, et il s'applique à ne pas regarder le chanteur durant toute la durée de la manipulation. C'était il y a longtemps, ça ne devrait plus compter, et heureusement que la pluie est là pour lui masquer le parfum d'une peau qu'il aurait sans doute reconnu entre mille. Il en a passé trop, des heures, à l'allonger sur son canapé, la tête sur ses cuisses pour glisser les mains dans ses épais cheveux blonds, sécher ses larmes, passer ses doigts dans son dos tremblant. Il a passé beaucoup trop de temps chez lui Gaspar, lové dans ses bras, endormi contre son épaule lorsqu'ils veillaient trop tard, il connaissait par coeur le jeune homme qu'il était, à l'époque. Et maintenant, cet homme-là, qu'en sait-il ? « J'aurais pas dû essayer de me planquer tout à l'heure. C'était con. En plus tu l'connais, mon vrai prénom... » Ils progressent, trop lentement, et Oliver refuse simplement de lui répondre. Il lui a fermé son coeur il y a longtemps, et pas par choix, alors pourquoi perdre son temps en palabre, hein ? Oui, c'était con, comme à peu près tout ce qu'il a fait avec lui, en fait. « J'crois qu'il y a une grange abandonnée par là-bas, une ancienne exploitation de viande. On va voir. Silver, t'éloigne pas. » Ça me fait une belle jambe, sale con.

Tandis que Silver obéit et se colle aux basques de son dresseur, Choupette, elle, entreprend de grimper sur sa jambe pour rejoindre son épaule. Il est trempé jusqu'aux os, alors la bave de la Mucuscule n'y change pas grand chose ; quand même, c'est vraiment dégueulasse, et si Oliver a passé des jours à essayer de lui faire passer cette sale habitude, il n'a jamais réussi. « Au moins y en a une contente sous la pluie, hm ? Comment tu l'as eue, Choupette ?
– C'est Ismaël qui me l'a offerte, répont-il, abrupt. » S'il se rappelle bien, Isma et lui n'étaient pas du tout copains, d'ailleurs. « J'ai reçu une Pokéball avec un petit mot, et elle était dedans. Il disait qu'Allumette se faisait vieux et que ça m'ferait pas de mal d'avoir un peu de compagnie, à défaut d'être parti à Hoenn avec lui. » Comme quoi, ils faisaient tous des erreurs, hein ? Un coup de tonnerre retentit derrière eux, et Choupette poussa un glougloutement joyeux ; Oliver, lui, pria pour trouver rapidement un endroit sec et fermé, sinon il ne donnait vraiment pas cher de leurs peaux. « Et toi ? D'où elle sort cette Minidraco ? Il devait être content, ton Pokélover de mari, quand il a assisté à ton petit passage à la télé, hm ? J't'ai pas félicité, d'ailleurs. » Marié avec un Pokélover, putain. Ça lui foutrait encore la gerbe, tiens.

« C'est Ismaël qui me l'a offerte. »
Ah, il existe encore celui-là ? La remarque, désagréable, lui brûle les lèvres, mais il la retient ; afficher un tel mépris pour les amis d'Oliver ne l'aidera pas à se faire pardonner, c'est certain. « J'ai reçu une Pokéball avec un petit mot, et elle était dedans. Il disait qu'Allumette se faisait vieux et que ça m'ferait pas de mal d'avoir un peu de compagnie, à défaut d'être parti à Hoenn avec lui. »
Pourquoi il n'est pas parti, pour Mallory ? Sûrement, oui, Oliver a toujours été très dévoué. Apparemment, ça n'a pas changé ; du moins pas pour ceux qui ont continué à mériter son affection. Triste, il ne répond pas, et se contente de hocher la tête ; sans parler de ce qu'ils seraient devenus si Gaspar n'avait pas tout gâché, il aurait aimé avoir un moyen de regagner au moins... un tout petit peu de l'amitié qu'ils avaient, avant. Avant tout.
Le tonnerre gronde de plus en plus fort et le chanteur aimerait bien accélérer un peu l'allure, mais il ne le peut pas ; la seule solution serait de prendre Oliver sur son dos et il n'est sûr ni d'en être capable, ni que le jeune homme acceptera. Alors il se contente de le soutenir du mieux qu'il peut en essayant de ne pas trop se rappeler de ce que ça lui faisait, avant, de le tenir ainsi contre lui. Ce serait inutile, douloureux et déplacé. Autant s'abstenir, même s'il n'a pas vraiment de contrôle sur les divagations de ses pensées. « Et toi ? D'où elle sort cette Minidraco ? Il devait être content, ton Pokélover de mari, quand il a assisté à ton petit passage à la télé, hm ? J't'ai pas félicité, d'ailleurs.
– Pourquoi tu ricanes ? grimace-t-il. Il me fait la vie impossible à cause de ça. »
De ça et du reste, mais bon, Oliver n'en a sûrement rien à battre de toute façon alors autant ne pas s'étendre, ça lui évitera de passer encore plus pour un con. « J'ai gagné un oeuf à une partie de poker y a quelques mois. Le gars m'a dit que c'était un oeuf de collection. Apparemment il était pas très bien renseigné. »
Comprenant qu'on parle d'elle, la Minidraco se fait encore plus discrète sur le sol, rampant en silence dans la boue. Ses écailles n'en sont pas moins impeccables et si Sacha avait accepté que Gaspar s'achète des bottes faites de mue de Minidraco il aurait au moins les pieds au sec. « C'est une grande timide mais elle est adorable. Je l'ai cachée aux journalistes pour éviter qu'ils ne la terrorisent. »
Au loin, malgré la pluie et la luminosité de plus en plus basse, il parvient à distinguer le bâtiment qu'il cherchait. « Encore un effort, on y est presque, dit-il, gentiment, en se penchant légèrement pour permettre à Oliver de raffermir sa prise sur ses épaules. »

« Pourquoi tu ricanes ? » Oh, parce que c'est drôle, peut-être ? Par exemple. Vraiment drôle de se dire qu'un garçon aussi rêveur que Gaspar, qui voulait devenir dresseur comme lui, soit marié avec une tête de con qui prône la même direction que celle qu'avait prise Myrtha et qui a causé leur perte. Par exemple. « Il me fait la vie impossible à cause de ça. » Et c'est bien fait pour sa gueule, mais il garde le silence, Ollie, parce que ça ne sert absolument à rien de remuer le couteau dans une plaie déjà ouverte. Est-ce qu'il le regrette, son mariage ? En tout cas, ils passent très bien à la télé tous les deux, ça l'écoeure à chaque fois, c'est bien que ça doit marcher, non ? Amer, le batteur tente bien de presser le pas, mais force est de constater que sa hanche ne sera jamais au rendez-vous. La douleur se réveille à chaque pas maladroit, et il la maudit un tout petit peu, sa Mucuscule perchée sur son épaule, tout de suite.

« J'ai gagné un oeuf à une partie de poker y a quelques mois. Le gars m'a dit que c'était un oeuf de collection. Apparemment il était pas très bien renseigné. » Non à l'évidence, mais il n'a pas perdu au change ; elle est vraiment mignonne, sa Minidraco, et quelque chose lui dit que quand elle grandira, elle aura beaucoup de potentiel. S'il y arrive, parce qu'il se demande bien comment Oliver va pouvoir se débrouiller tout seul avec son Pokémon, quand bien même Silver semblerait déjà très attachée à lui. Fais gaffe petite, à trop vouloir s'attacher, tu vas y laisser quelques écailles, comme tous ceux qui s'y sont frottés. « C'est une grande timide mais elle est adorable. Je l'ai cachée aux journalistes pour éviter qu'ils ne la terrorisent. » En tout cas, il a l'air d'en prendre drôlement soin. Il s'occupait déjà très bien de son Tylton et il se souvient bien, Oliver, de la façon qu'avait Gaspar d'envier un peu Allumette, aussi stupide qu'il puisse être. Allumette, qui n'a visiblement pas oublié le chanteur ; loin de la rancoeur de son dresseur, il observe avec curiosité le chanteur, sans vraiment savoir s'il doit le saluer ou l'ignorer.

Le soir tombe sur la Lande, et quelque chose lui dit qu'ils vont se retrouver piégés par la nuit. Formidable, il n'a pas pris de lampe torche, il n'a pas de matériel, et dans le tout petit sac de Gaspar il ne doit pas y avoir grand chose non plus. Sauf qu'il est hors de question de dormir dehors, en fait.  « Encore un effort, on y est presque.
– Arrête de me prendre pour un infirme, grogne le batteur en réponse. Ça fait dix ans qu'je boîte, ça va, je maîtrise. » Cela ne l'empêche pas de raffermir un peu sa prise sur l'épaule de l'homme qui le soutient ; parce qu'ils atteignent enfin un bâtiment qui semble désaffecté, et la délivrance n'est pas loin. Il va pouvoir s'asseoir.

Quelques minutes plus tard, et dans un silence de plomb, ils atteignent enfin leur objectif ; Gaspar est obligé de relâcher Oliver pour tirer une large porte de métal rouillée, conduisant à ce qui semble être une vieille étable à Ecremeuh. Si les élevages ont repris, c'est de façon bien moindre qu'avant, et les endroits de ce genre sont nombreux, dans la Lande. Avec un soupir, Oliver entre, titube jusqu'à un épais mur de pierre contre lequel il s'appuie et, veillant à ne surtout pas regarder celui qui l'accompagne, il entreprend de s'asseoir. Peine perdue, Gaspar est là en un éclair pour l'aider, malgré un grognement de protestation. Les fesses au sol, le dos calé contre le mur, il pousse un long soupir, glisse une main dans ses cheveux détrempés pour les chasser de son visage, avant d'entreprendre de retirer sa veste alourdie par l'eau. Allumette, lui, vient déjà d'appeler Choupette et Silver pour aller chercher il ne sait quoi. Il commence à faire noir, ici, et un feu serait clairement le bienvenu. « Alors, commence-t-il, peut-être encore un peu trop acide, en jetant une oeillade sombre à l'homme qui s'est assis près de lui. Où sont ses clopes ? C'est comment cette nouvelle vie de dresseur, hm ? Il te manque pas trop ton mec, quand tu pars en baroude ? » Gaspar, dresseur solitaire. Il en ricanerait presque s'il n'était pas aussi fatigué. « C'est marrant, hein, j'ai du mal à t'imaginer en train de monter une tente ou dormir à la belle étoile. Et ta carrière de chanteur, t'en fais quoi ? Mallory est curieux de savoir. D'ailleurs, je lui passe ton bonjour ou ça ira ? »

« Arrête de me prendre pour un infirme. Ça fait dix ans qu'je boîte, ça va, je maîtrise. »
Dix ans ? Alors ça date de... quand exactement ? Bon sang, il ne sait pas compter. En quelle année ils sont, déjà ? Peu importe, dix ans ou pas, la maîtrise ça a l'air relatif aujourd'hui et Oliver a beau râler, il s'accroche quand même à lui alors ça fait quand même un tout petit peu plaisir à Gaspar, de voir qu'il est utile et qu'il peut l'aider. Sa joue continue de le lancer, mais il ne va sûrement pas s'en plaindre, ce serait le meilleur moyen d'en prendre un deuxième.

Clopin-clopant, ils arrivent jusqu'à la grange abandonnée de laquelle Gaspar tire la porte de toutes ses forces, en manquant bien de se démettre une épaule tant elle est lourde. Les deux hommes et leurs trois Pokémon y entrent aussi vite que possible alors qu'un nouveau coup de tonnerre fait sursauter le chanteur ; la météo, franchement, quelle barbe.
Aussitôt la porte refermée, il rejoint Oliver pour l'aider à s'asseoir, ignorant le grondement menaçant que l'homme échappe. L'avantage, c'est que s'il prend à Ollie l'envie de le frapper encore, ce ne sera pas difficile de lui échapper. Encore faut-il en avoir envie. 

Silver est partie avec les Pokémon du musicien, et Gaspar espère qu'Allumette sait ce qu'il fait, parce qu'il n'aime pas vraiment la savoir loin de lui. Assis à son tour, il met son petit sac sur ses genoux et entreprend de l'ouvrir ; bien sûr, tout est complètement trempé à l'intérieur, puisque cette connerie est fabriquée avec... quelque chose comme du cuir de plantes, il ne sait pas trop. Heureusement qu'il a pensé à cacher dedans un sachet en plumes de Couaneton : ses clopes et son briquet sont au sec. La première bouffée qu'il tire ressemble à une bénédiction. « Alors, c'est comment cette nouvelle vie de dresseur, hm ? Il te manque pas trop ton mec, quand tu pars en baroude ? »
L'attaque est gratuite, ça fait hausser les sourcils à un Gaspar tout surpris d'être provoqué de la sorte. C'est bien la preuve qu'il est débile, parce qu'il aurait pu s'en douter et sans faire tant d'efforts que ça. « C'est marrant, hein, j'ai du mal à t'imaginer en train de monter une tente ou dormir à la belle étoile. Et ta carrière de chanteur, t'en fais quoi ? Mallory est curieux de savoir. D'ailleurs, je lui passe ton bonjour ou ça ira ?
– Ça ira, dit-il doucement en baissant le nez, fixant plutôt l’extrémité incandescente de sa cigarette avant d'ajouter piteusement : Il n'a pas besoin que je le provoque, je crois. Et à vrai dire je... n'ai encore jamais monté de tente. Ni dormi à la belle étoile. Je rentre chez moi le soir. »
Passer le bonjour à Mallory, il l'aurait bien fait, à vrai dire, s'il n'avait pas été certain que le garçon lui aurait réservé une réponse plus cinglante encore que ce que lui adresse Oliver depuis tout à l'heure. Et à raison. Il jette un coup d'oeil vers la porte, qui laisse soudain passer la lueur vive d'un éclair tandis qu'un claquement assourdissant résonne dans la Lande. « Enfin en temps normal, du moins, dit-il en soupirant avant de prendre une autre bouffée de tabac. Si l'orage ne passe pas j'appellerai un taxi pour nous ramener chez nous. T'es à Castlerain je suppose ? »

« Ça ira. » Ouais, tu m'étonnes, songe cruellement Oliver en fouillant dans ses poches pour trouver ses cigarettes. Mallory ne rêve que d'une seule chose, c'est de le dépasser sur le podium ; il se souvient très bien de la première interview qu'il a donné en rentrant à Lathea, d'ailleurs, de son sourire hideux quand on lui a posé la question fatidique, celle qu'il attendait depuis qu'il était rentré. Si j'ai l'intention de recontacter Neskov ? Oh, non. Par contre, le niveau musical a clairement besoin d'être réhaussé dans la région. Il n'avait pas pu compatir pour la victime du terrible bad buzz que Mallory avait lancé ; ça faisait beaucoup trop mal, et le retrouver maintenant, c'était tout aussi douloureux que si cela faisait six mois. Alors ouais, il pouvait bien baisser la tête, Gaspar. Avec tout ce qu'il avait fait, et pas fait surtout, c'était bien la moindre des choses. Il mit enfin la main sur ses clopes, dans une de ses poches ; par chance, le cuir de sa veste avait protégé le paquet de la pluie. « Il n'a pas besoin que je le provoque, je crois. Et à vrai dire je... n'ai encore jamais monté de tente. Ni dormi à la belle étoile. Je rentre chez moi le soir. »

En voilà un dresseur aventureux, songea le batteur, un sourire un peu narquois aux lèvres. Son merveilleux mari devait lui faire des plats végétariens au retour, et pourquoi pas lui masser les pieds entre deux engueulades sur les captures de Pokémon et les combats ? C'était débile, putain. T'es qu'un débile. Jamais ça ne se serait passé de cette façon si cet abruti était resté avec lui. Il avait préféré le trahir, alors qu'il ne se plaigne surtout pas des répercussions que cela avait eu sur sa vie. Gaspar ne lui avait même pas laissé l'occasion de tout lui dire, tout lui expliquer, jamais. Ils s'étaient envoyés en l'air après des mois à se tourner autour, des mois durant lesquels il l'avait écouté, consolé, des mois où il avait ri de sa maladresse, où ils avaient rêvé tous les deux d'une autre vie. Et quand on sera les meilleurs en musique, on fera quoi ? On sera dresseurs, ouais. On partira tous les deux, et on ira défier la ligue ensemble. Ils avaient fait ce serment, un soir, après un ou deux joints de trop, ils avaient noué leurs mains ensemble et si cela peut prêter à rire, de savoir qu'Oliver s'était attaché à ces promesses d'adolescent, c'est uniquement parce qu'il a eu la bêtise d'y croire, hein ? Juste ça. Il l'a cru. Il aurait jamais dû.

« Enfin en temps normal, du moins. Si l'orage ne passe pas j'appellerai un taxi pour nous ramener chez nous. T'es à Castlerain je suppose ?
– J'ai ma voiture. J'sais juste plus où elle est garée mais quand ça se calmera, j'y retournerai. » Et qu'il ne vienne pas lui faire un sermon sur la conduite dans son état ; c'est pas tout à fait comme s'il lui demandait son avis, songea-t-il en le foudroyant du regard, simplement pour l'avertir. « J'ai pas besoin d'aide, d'accord ? Je m'en suis très bien sorti tout seul, ces dernières années, et ça va pas changer maintenant. » C'est un mensonge, bien sûr. Il en a chié, atrocement, il en a vraiment bavé. Tout seul, il n'aurait jamais réussi ; il y avait toujours Mallory pour l'aider, ou Ismaël quand il le pouvait. Mais pas lui. Tandis que les Pokémon reviennent, chargés de petit bois curieusement sec qu'ils ont trouvé il ne sait où, Oliver pousse un soupir rassuré. Allumette n'a jamais été une flèche, mais au moins l'âge l'a un peu assagi. Les Pokémon disposent le bois en petit tas ; une Flammèche allume le petit feu, puis le Goupix se dirige en trottinant jusqu'à son dresseur, pour aller coller son corps chaud sur sa hanche blessée. Il en ferme les yeux de soulagement.

« T'avais un Tylton, dans le temps, observe-t-il enfin, tandis que Choupette s'éloigne du petit feu pour préférer aller dehors. Il lui est arrivé quoi ? Tu l'as abandonné, lui aussi ? »

« J'ai ma voiture. J'sais juste plus où elle est garée mais quand ça se calmera, j'y retournerai. »
Il conduit, alors qu'il ne peut pas marcher ? C'est pas un peu dangereux ? Alors que Gaspar hésite à poser la question, un regard venimeux lui confirme qu'il a bien fait d'hésiter et du coup il ne va rien dire du tout, hein. « J'ai pas besoin d'aide, d'accord ? Je m'en suis très bien sorti tout seul, ces dernières années, et ça va pas changer maintenant. »
Tout seul, c'est vrai ? Gaspar a du mal à croire que Mallory aurait laissé Ollie se démerder avec une blessure pareille : si ça le fait encore souffrir maintenant, ça ne devait pas être triste, il y a dix ans. Dix ans. C'est dur à croire, soudain. Avant de recroiser Oliver, cette époque semblait appartenir à une autre vie. Maintenant, il semble au chanteur que ses erreurs datent d'hier et qu'il ne suffira que de le vouloir pour les réparer - si Oliver voulait bien le pardonner, s'il acceptait d'entendre qu'à l'époque la situation lui semblait indénouable. Mais non, bien sûr, et le musicien ne manque pas de le lui rappeler à chaque fois qu'il ouvre la bouche. Tout est bien plus compliqué que ça, bien trop pour un gars comme lui qui a déjà du mal à, simplement, ne rien faire d'exaspérant. Alors réparer un coeur qu'il a brisé dix ans plus tôt ? Ça ressemble à un mauvais scénario de comédie. 

Sans rien répondre, Gaspar fume sa cigarette. Apparemment, Allumette a emmené les autres chercher du bois ; ce n'est pas la dernière des mauvaises idées, même s'ils risquent de crever un peu de chaud, au moins ça les sèchera et ils y verront quelque chose, parce qu'il fait vraiment sombre là-dedans. Après avoir entassé un petit foyer, Silver vient se lover contre lui, et Allumette fait de même avec son propre dresseur après avoir envoyé une flammèche qui dévoile les traits affaissés de Gaspar, tournés vers son Pokémon. « T'avais un Tylton, dans le temps. Il lui est arrivé quoi ? Tu l'as abandonné, lui aussi ? »
Cette pique-là, il prend un moment pour la digérer ; c'est assez pitoyable sans doute la façon dont il reçoit chaque attaque comme un petit a coup au creux de la poitrine, sans rien faire pour s'en défendre ni pour répliquer. « Non, il est... parti, j'imagine. Quand j'ai emménagé avec Sacha ça s'est pas franchement bien passé. Lui il voulait absolument convaincre Tye qu'il serait mieux en liberté et Tye l'a envoyé chier. »
Objectivement, ça a été plutôt amusant à regarder, d'ailleurs. « Ça a beaucoup vexé Sacha et après ça ils passaient leurs journées à s'engueuler. J'suis rentré du taf un soir et Tye était plus là, il avait dû partir dans la journée. Je suppose. »
Il soupçonne son mari de ne pas être si étranger que ça à cette histoire, d'ailleurs. Tye faisait exprès de piailler à pleine voix quand le compositeur essayait de travailler, où que ce soit dans l'appartement. La cohabitation se passait vraiment mal, alors peut-être que Sacha l'a chassé, et s'il l'a fait il s'y est assez bien pris pour que le Tylton ne se montre pas alors même que son dresseur l'a cherché pendant des heures dans Enoville. « Donc non, conclut-il, la voix rendue un peu plus sèche par l'amertume. Je l'ai pas abandonné. »
Il tire sur sa cigarette, et elle a un sale goût, soudain. Ses yeux verts rivés sur les flammes se déportent légèrement pour fixer plutôt la jambe du batteur, furtivement. « Il t'est arrivé quoi, y a dix ans ? »

Peut-être qu'il ne devrait pas être aussi agressif, Oliver. Peut-être qu'il devrait le laisser un peu tranquille, l'homme assis en face de lui devant le feu, qui fume un peu piteusement sa cigarette sans oser lever le nez vers lui. D'aucun pourraient lui dire de se calmer, qu'il a l'air de s'en vouloir, que pardonner, c'est pas seulement un verbe qui fait joli dans une phrase ; oui, mais pardonner, Oliver ne le peut pas. Il ne peut pas se dire que cet homme est le même que l'adolescent qu'il a aimé à en perdre tout ce qu'il avait quand il est parti, qu'en remontant le temps, les choses auraient pu se passer différemment. Il ne peut pas, alors il assène ; après tout, il a laissé une chance à Gaspar de partir et cet imbécile est resté alors, il ne peut s'en prendre qu'à lui-même, non ? Ou peut-être que non, il n'en sait rien. Ce n'est pas dans sa nature, d'agir comme ça. C'est pas lui, ce mec amer qui envoie une pique toutes les deux minutes, pas lui celui qui a gardé suffisamment de rancoeur pour envoyer dix ans de frustration directement dans la gueule du chanteur. C'est pas lui. Il le rend mauvais. Il n'aurait pas dû rester.

« Non, il est... parti, j'imagine. Quand j'ai emménagé avec Sacha ça s'est pas franchement bien passé. Lui il voulait absolument convaincre Tye qu'il serait mieux en liberté et Tye l'a envoyé chier. » Il se souvient bien du Tylton de Gaspar. C'était un Pokémon précieux, pédant, grande gueule, avec un pur caractère de merde ; à l'époque, ils en riaient tous les deux, de se dire que certains Pokémon étaient vraiment le reflet de leur propriétaire. Tye et Gaspar étaient très proches, tous les deux, au moins autant que l'est Oliver avec Allumette ; quel genre de connard essaierait de les séparer comme ça ? Un Pokélover avec des idéaux de merde, bien entendu. Pourquoi t'es avec ce mec ? Pourquoi ? « Ça a beaucoup vexé Sacha et après ça ils passaient leurs journées à s'engueuler. J'suis rentré du taf un soir et Tye était plus là, il avait dû partir dans la journée. Je suppose. » C'est triste. Il en culpabiliserait presque, s'il ne se disait pas au moins un tout petit peu que c'était bien fait pour sa gueule, après tout. Il a fait ses choix, Gaspar, et il en a assumé les conséquences.

« Donc non. Je l'ai pas abandonné. » Peut-être qu'il n'aurait pas dû dire ça, Oliver. Il culpabilise presque un peu, maintenant, quand il porte sa cigarette allumée à ses lèvres, et qu'il en tire une longue bouffée, en acceptant de regarder un peu plus longtemps que cinq secondes l'homme amer en face de lui, dont le ton s'est fait un peu plus sec. Au moins jusqu'à ce que ses yeux verts se tournent vers sa jambe blessée, quoi, c'est une obsession là, bordel. « Il t'est arrivé quoi, y a dix ans ?
– Myrtha, répond-il, sèchement malgré sa pensée selon laquelle il devrait faire des efforts. Il m'est arrivé Myrtha en pleine gueule, il y a dix ans. » Il crache sa fumée, regarde ailleurs ; soupire, finalement, en glissant une main dans ses cheveux humides. Ça ne sert à rien de rester en colère. « Quand ça a commencé, j'étais chez moi. L'immeuble d'à côté s'est effondré tellement vite qu'on a à peine eu le temps de comprendre ce qu'il se passait. On est sortis en courant, mais pas assez vite pour moi, un mur m'est tombé dessus. » Littéralement. Trop vite pour qu'il s'en aperçoive, et il ne se souvient de rien d'autre. « J'me suis réveillé sous les décombres quelques heures plus tard. Il y avait du bruit, ils ont mis un peu de temps à me retrouver. Résultat, col du fémur cassé. C'est pas réparable. Je boîterai toute ma vie. »

Mais bon, songe-t-il en haussant les épaules, au moins il est vivant, ce qui n'a pas été le cas de tout le monde. Isma a perdu un frère, ce jour-là. Et pourtant, il est quand même venu à son chevet. « J'me suis fait une raison. J'avais renoncé à être dresseur un peu plus tôt déjà, ça a juste fini de me convaincre. Et ça m'empêche pas de jouer, la plupart du temps. C'est comme ça. J'préfère que ça soit tombé sur moi que sur quelqu'un d'autre, comme Mallo par exemple. » Son meilleur ami n'aurait pas supporté ça. Pas avec ce qui lui arrivait déjà. « On a quitté la région juste après. Quand on a vu les décombres de la ville, personne a supporté. On est revenus seulement parce que Mallory a été nommé pour prendre la succession de l'arène Spectre, sinon j'pense pas que j'aurais foutu un pied à Lathea. » Il se serait sûrement installé à Galar. Ou à Hoenn. Il n'en sait rien.

« Myrtha. Il m'est arrivé Myrtha en pleine gueule, il y a dix ans. »
Alors c'était bien ça, songe douloureusement Gaspar sans lever les yeux, devinant à la sècheresse du ton d'Oliver que la question n'est pas la bienvenue. De ça-aussi, il aurait pu s'en douter. Alors, il était encore là-bas au moment où s'est arrivé. Est-ce qu'il se rappelle de ce qui s'est passé, lui ? Sûrement pas ; personne ne se souvient. « Quand ça a commencé, j'étais chez moi. L'immeuble d'à côté s'est effondré tellement vite qu'on a à peine eu le temps de comprendre ce qu'il se passait. On est sortis en courant, mais pas assez vite pour moi, un mur m'est tombé dessus. »
Bordel. Tous ceux qui en parlent decrivent une vraie scène de cauchemar et le discours du batteur n'est pas différent. Des immeubles qui tombent, des explosions... Et tout ça sans la moindre explication. « J'me suis réveillé sous les décombres quelques heures plus tard. Il y avait du bruit, ils ont mis un peu de temps à me retrouver. Résultat, col du fémur cassé. C'est pas réparable. Je boiterai toute ma vie. » 

Un peu de temps ? C'est quoi un peu de temps ? se demande furieusement le chanteur. Combien d'heures ces crétins ont-ils mis à le sortir de là ? Il aurait pu mourir, bon sang, c'est pas... avec les moyens à disposition aujourd'hui comment c'est possible qu'une catastrophe de cette ampleur n'ait pas été expliquée, et que des gens aient pu être blessés à vie comme ça ? Pour les morts, c'était déjà trop tard. Mais les autres ? « J'me suis fait une raison. J'avais renoncé à être dresseur un peu plus tôt déjà, ça a juste fini de me convaincre. Et ça m'empêche pas de jouer, la plupart du temps. C'est comme ça. J'préfère que ça soit tombé sur moi que sur quelqu'un d'autre, comme Mallo par exemple. »
Alors malgré l'amertume que Gaspar n'arrête pas de se manger dans la figure depuis tout à l'heure - et encore tout de suite -, Oliver n'a pas tant changé que ça, pour tenir un tel discours. C'est peut-être juste avec lui, qu'il est méchant, et Gaspar ne sait pas si ce constat le rassure ou lui fait de la peine. Enfin, ça ne change pas grand chose. Et ce n'est pas le propos. Au moins tu es vivant. Il ne le dit pas, pas plus qu'il n'a dit je suis désolé tout à l'heure, quand il a su qu'il ne remarcherait plus jamais. Oliver ne veut pas de ça et il n'a pas besoin d'être intelligent pour le comprendre. « On a quitté la région juste après. Quand on a vu les décombres de la ville, personne a supporté. On est revenus seulement parce que Mallory a été nommé pour prendre la succession de l'arène Spectre, sinon j'pense pas que j'aurais foutu un pied à Lathea. »
Oui, ce n'est pas difficile à comprendre. Gaspar aurait peut-être fait pareil s'il avait été présent à Myrtha ce jour-là. Par chance, ce n'était pas le cas. Il l'a su à la télé, comme la majorité des Latheens. « T'as pas encore de la famille, à Enoville ? demande-t-il, du bout des lèvres. Ça a pas mal changé, en dix ans. La nouvelle Tour de combat est géniale si t'as envie de... voir un combat, un de ces quatre. »
Cette conversation est si empruntée que ça lui fait mal au coeur, mais peut-il décemment espérer autre chose, après dix ans, après ce qu'il a fait ? Déjà, Oliver est là, en face de lui, en chair et en os. Gaspar se surprend à égarer un regard un peu plus long sur la silhouette péniblement assise de l'homme qui a sans doute été le plus important dans sa vie, malgré ce qu'il a pu prétendre à un autre. Ses yeux verts s'arrêtent sur un visage marqué par les années, mangé par une barbe qui n'y était pas avant, endurci par les traits de l'âge adulte. Ses yeux noirs reflètent la danse des petites flammes ondoyantes qu'il fixe distraitement, sans s'en rendre compte, probablement plongé dans ses pensées comme il lui arrivait de le faire, autrefois. Tu m'as manqué. Les mots s'arrêtent à l'orée de ses lèvres quand les deux iris sombres se lèvent subitement vers lui, comme pour le prévenir de ne sûrement pas dire quelque chose qui lui sera renvoyé dans la gueule aussitôt prononcé. Alors il se tait, et baisse la tête. « Pourquoi tu as suivi Mallory, si t'avais pas envie de revenir ? T'aurais pu rejoindre Ismaël à Hoenn, non ? »

De manière générale, Oliver essaie de ne pas trop penser à Myrtha. A chaque fois, ça le ramène à des souvenirs flous, qu'il a du mal à appréhender ; des flashs, des lumières, les grondements des immeubles qui s'effondrent mais rien, absolument rien sur ce qui s'est réellement passé. Ni des avions de combat, pas de Pokémon non plus, rien. Toutes les théories y passent depuis dix ans, mais personne encore n'a trouvé la réponse ; personne encore  ne sait pourquoi Oliver a perdu l'usage total de ses jambes. A choisir, il préfère pencher pour la bêtise humaine, c'est encore l'explication la plus plausible qu'il ait entendue, après tout. Nerveux, il tire de nouveau sur sa cigarette ; il sait que Gaspar n'était pas là-bas quand c'est arrivé. Le groupe oui, et si Erèbe doit son salut à sa vitesse de réaction et au fait qu'il habitait un peu en périphérie, lui n'a pas eu cette chance. Mallory a été sauvée par Sophie et Geof', mais sa mère n'a pas subi le même sort, pas plus que le petit frère d'Ismaël. Quelque part, il peut bien s'estimer heureux, non ? On le lui a dit si souvent qu'il a fini par y croire. De toute manière, se lamenter sur son sort, ça n'a jamais été son truc, même en retombant sur une tête de con comme Gaspar. Quelque part, il est tellement fatigué ce soir, la douleur l'assomme tant qu'il n'a même plus envie de lui en vouloir.

« T'as pas encore de la famille, à Enoville ? Ça a pas mal changé, en dix ans. La nouvelle Tour de combat est géniale si t'as envie de... voir un combat, un de ces quatre.
– Mes parents ont déménagé à Enoville après la catastrophe. J'ai pas très envie de regarder des combats auxquels je pourrais pas participer, pour le moment. » Enfin, de toute manière il prévoyait d'aller à Enoville ; pour voir ses parents, et parce que Mallo doit rencontrer les champions, maintenant qu'il est arrivé. Ils feront le déplacement tous ensemble, ils prévoient déjà de donner un concert dans l'une des salles. Mallory a bien essayé de réserver l'arène mais le Système a répondu poliment, bien que fermement, que cette demande  n'était tout simplement pas concevable. Avec un soupir, il tapote sa cigarette vers le sol, les yeux rivés vers l'extérieur. Choupette est en train de jouer dans l'eau, elle vit sa meilleure vie ; Allumette, lui, s'est tranquillement assoupi à côté de lui, réchauffant l'emplacement de sa blessure. La douleur s'atténue, mais il sait qu'il risque de mettre quelques jours pour récupérer de cette désastreuse escapade. Quand il tourne la tête, il croise un regard clair, qui l'observe ; hausse un sourcil, juste le temps de le voir se détourner. A quoi il pensait, là, hein ? Est-ce qu'il pensait à tout ce qu'ils ont perdu à cause de sa bêtise ? C'est trop tard. C'est trop tard et c'est de ta faute, et t'as pas le droit de revenir dans ma vie comme ça.

« Pourquoi tu as suivi Mallory, si t'avais pas envie de revenir ? T'aurais pu rejoindre Ismaël à Hoenn, non ?
– J'aurais pu. Mais Isma me déteste un tout petit peu. » Enfin, ce n'est peut-être plus le cas, puisqu'il lui a envoyé un Mucuscule, et il ne croit pas en un cadeau empoisonné. Il hausse les épaules. « On est sortis ensemble pendant quelques temps, et ça s'est pas très bien fini. Mallo est du genre possessif. » D'ailleurs la simple mention d'Isma énerve le chanteur au plus haut point ; il a préféré ne pas trop insister à ce sujet. Non, il n'a aucun autre endroit où aller. « Et de toute façon j'ai pas envie de faire la route tout seul. Ça va très bien à Isma, mais pas à moi. Tu le sais, non ? Sauf si t'as oublié de quoi on parlait, avant. » Gaspar le connaissait sans doute mieux que Mallory le connait. C'est tellement triste de se dire ça, tellement triste de regarder ce visage repentant qui se lève vers lui, de continuer à se dire que ses yeux sont magnifiques, qu'il les a toujours trouvés beaux. Qu'il le lui a murmuré un soir, dans le noir, et qu'en réponse il n'a trouvé qu'une douce prise sur ses hanches encore intactes. Encore une nuit que Gaspar avait passée avec lui dans le déni le plus complet mais c'était pas grave, à l'époque. Oliver y croyait. Il l'aimait. « Moi j'm'en rappelle, en tout cas. C'est pas faute d'avoir essayé d'oublier, pourtant. »

« J'aurais pu. Mais Isma me déteste un tout petit peu. »
Isma ? Détester Oliver ? Gaspar n'y croit pas une seconde. Peut-être qu'il est devenu trop sentimental avec l'âge mais il est persuadé que ce qui brillait dans les yeux du Johtien à l'époque ne fait pas partie de ces innombrables trucs qui disparaissent avec le temps. Il a dû se passer quelque chose pour pousser Ismaël à partir loin du batteur. Et puis s'il lui a offert un Mucuscule c'est qu'il ne le déteste pas comme ça, hein. « On est sortis ensemble pendant quelques temps, et ça s'est pas très bien fini. Mallo est du genre possessif. »
Ah, alors il a fini par l'avoir ? Ceci explique cela. Et c'est Mallory qui les a faits se séparer ? Mais... pourquoi, du coup ? Il était pas avec son mec lui à l'époque ? Gaspar est tellement loin de tout ça, c'est terriblement navrant de se dire que tous ceux-là étaient ses amis, une vie plus tôt.
Dans tous les cas, que ce soit Isma ou Mallo, imaginer les mains de l'un ou de l'autre sur l'homme qui lui fait face réveille une drôle de réaction de rejet qui fait grimacer Gaspar discrètement alors qu'il détourne la tête, jetant son mégot dans les flammes. « Et de toute façon j'ai pas envie de faire la route tout seul. Ça va très bien à Isma, mais pas à moi. Tu le sais, non ? Sauf si t'as oublié de quoi on parlait, avant. »
Bien sûr que non, il n'a pas oublié. Comment il l'aurait pu ? Les quelques rêves qu'il avait, ceux qu'il a encore, c'est avec Oliver qu'il les a dessinés, et ça a beaucoup moins de sens, sans lui. Cette vie qui lui va parfaitement, comme dit le batteur, il a un peu de mal à savoir quoi en faire depuis quelque chose comme... onze ans ? Douze ? Pourtant ça n'avait pas l'air si stupide, les décisions qu'il a prises depuis, les choix qu'il a faits. Maintenant, ce soir, ici, tout ça lui semble terriblement futile. « Moi j'm'en rappelle, en tout cas. C'est pas faute d'avoir essayé d'oublier, pourtant.
– J'm'en rappelle aussi. Mais qu'est-ce que j'aurais dû faire ? T'envoyer un texto ? Au fait, j'vais devenir dresseur, tu viens avec moi ? »
C'est pas une patate qu'il aurait prise dans ce cas, mais sa villa aurait brûlé, à tous les coups. Il n'y a pas la moindre trace de colère dans sa voix, juste des regrets en vrac, beaucoup trop nombreux pour être démêlés. De toute façon, il n'a pas le coeur à ça : il le sait, qu'il est déjà trop tard et que ça ne servirait à rien. « Rien s'est passé comme prévu. Même ce premier album j'voulais plus le faire quand je suis parti, mais... peu importe, tu vas m'dire que ça change rien. Et j'le sais. »
C'est juste qu'il a encore envie de le dire, de le répéter, de le hurler au visage d'Oliver. Je voulais pas tout ça, je regrette, j'ai fait n'importe quoi, parce qu'il crève de ne pas être entendu. Mais c'est bien fait pour lui. Il va fumer une autre clope. « J'suis nul comme dresseur, ricane-t-il pour changer de sujet, préférant revenir sur ce que disait Oliver, avant. Si t'étais venu avec moi ça t'aurait convaincu de me jeter à coups de pieds au cul. Le seul Pokémon que j'ai capturé c'est un Linéon de Galar et j'veux même pas le sortir de sa pokéball tellement il me fait peur. »