« Non, t'as eu raison de l'faire. »
Ah bon ? Et au nom de quoi ? Maintenant qu'il y pense, il le sait très bien qu'il était parfaitement capable de comprendre le comportement odieux de Mallory quand ils étaient adolescents. Il a juste commencé à ne plus vouloir faire l'effort de l'accepter quand l'incompréhension face à son changement de comportement a laissé place à l'amertume. Peut-être bien qu'il se vengeait tout ce temps, finalement ; ou qu'il ne voyait pas pourquoi il ferait l'effort d'accepter sans rien répondre d'être traité de cette façon. Il n'en sait rien, il ne sait pas mais ce qui est sûr, c'est que vu d'ici ça ressemble au plus énorme gâchis de sa vie. « Si tu le pensais, alors t'as vraiment bien fait. »
Est-ce qu'il a seulement pensé, pendant tout ce temps ? Isma n'en sait trop rien, il n'a jamais aimé se prendre la tête pour ces choses-là, pour ce qu'il ne pouvait pas changer, et après ses premières tentatives pour comprendre le changement d'attitude de Mallory, avortées par un regard noir ou une injure gratuite, il a simplement renoncé. Répondre par la même agressivité était plus facile. A force de ne plus vouloir chercher, il a fini par la faire, la connerie de trop. La preuve en est le corps malingre qui tressaille de douleur en se recroquevillant un peu plus sur le matelas miteux. « T'avais raison, de toute façon, et Ollie aussi. On va... on va arrêter de se voir, ça vaut mieux. »
C'est sûrement vrai. C'est du masochisme, non, de coucher avec le gars qu'on aime en sachant qu'il n'y aura jamais rien de plus ? Et lui, ça le fait passer pour le connard de l'histoire. Ce n'est pas un rôle qu'il aime beaucoup, même si ce soir il le porte un peu trop bien. « J'suis désolé, Isma, articule Mallory dans un sanglot étranglé qui coupe le souffle du baroudeur alors que ses yeux descendent rapidement jusqu'au visage caché du malade. J'ai jamais,  j'ai jamais voulu tout ça, et encore moins à l'époque, crois-moi.
– Mallo... dit-il à son tour, la voix cassée par les toxines et peut-être un peu par ce drôle de chagrin qui vient de surgir pour se loger dans sa gorge. »
Il pose sa main sur l'épaule du garçon, dans un geste maladroitement réconfortant, peut-être un peu possessif aussi, allez savoir. Il n'a pas du tout envie d'entendre qu'il ne le verra plus. Et chez lui, qu'est-ce qui tourne pas rond, hein ? « J't'ai jamais voulu de mal. J'suis juste un crétin, j'aurais pas dû dire ça, j'aurais pas dû, eh... »
Tant pis. Tant pis, il ne va pas rester là comme ça, c'est pas possible ; ses mains saisissent la petite boule d'Osselait pour la poser à côté et il gesticule pour changer de position et amener doucement la tête de Mallory sur ses genoux, passant ses mains dans ses cheveux, comme il l'a fait sur la plage ce soir-là. « Ça va aller, hey... tu vas voir, ça va aller, murmure-t-il, bêtement, alors que dehors, le son rugissement d'un moteur se fait entendre tandis que la lumière des phares filtre par les fenêtres couvertes de poussière. J'suis désolé. J'suis... vraiment désolé Mallo. »

« Mallo... » Ça y est, alors ? Ils se sont tout dits tous les deux, y a-t-il seulement un moyen de revenir en arrière, de reprendre comme si rien de tout ce désastre ne s'était passé ? Mallory connait déjà la réponse, et c'est sans doute bel et bien pour cette raison qu'il sanglote maintenant, tout seul et convaincu qu'il le restera jusqu'à la fin de sa vie. Parce qu'il n'y a pas d'autre solution, pas d'autre alternative ; parce qu'en dépit de cette main qui se pose en douceur sur son épaule, trop ferme, les dés sont jetés. Il n'aurait jamais dû insister pour le revoir, il n'aurait jamais dû le vouloir si fort, l'aimer si fort au premier jour de leur rencontre. Ça ne pouvait que se solder par un terrible drame, non ? Un drame de ce genre là. Lui, blessé sur ce putain de matelas et Ismaël, démuni face à sa détresse parce que bien incapable de la comprendre, finalement. C'est mieux comme ça. De toute manière, il n'aurait jamais supporté quelqu'un comme lui. Personne ne pourrait tomber amoureux d'un type comme moi.

« J't'ai jamais voulu de mal. J'suis juste un crétin, j'aurais pas dû dire ça, j'aurais pas dû, eh... » Et peut-être que cette douceur corrosive est pire encore que son mépris, parce qu'elle ne signifie rien. Rien de plus que la culpabilité qui doit l'écraser, le baroudeur, les regrets, mais en aucun cas tout ce dont il rêve depuis quinze ans. C'est fini. C'est fini. Et quand deux bras se referment autour de lui dans un geste presque tendre, cela ne fait que faire redoubler ses pleurs, les premiers depuis très longtemps. Pour la première fois depuis des années, ce chagrin d'amour qui n'a jamais été guéri ressurgit cruellement dans son esprit, quand il prend conscience qu'il n'a jamais fait que se mentir ces dernières semaines, qu'il a pris la mauvaise direction en s'imaginant qu'il s'agissait là que de la seule solution viable qu'il pouvait envisager. Deux mains glissent dans ses cheveux, et lui, il préfèrerait être mort que d'avoir à subir un refus aussi doux.

« Ça va aller, hey... tu vas voir, ça va aller. » Non. Ça n'ira pas, ça n'ira jamais mais pour ça, il s'est fait une raison et ce depuis très longtemps, après tout. Il n'ira jamais bien, quand bien même le voudrait-il de toutes ses forces ; tout au plus sera-t-il un jour capable d'apprécier des instants comme ceux-là avec celui qui sera en mesure de le lui donner, mais rien de plus. Le bonheur, c'est pour les gens normaux. Lui, il ne s'en sortira jamais. « J'suis désolé. J'suis... vraiment désolé Mallo. » Dehors, il entend le bruit d'un moteur, des phares par la fenêtre ; le son de voix et de portières qui claquent lui font se recroqueviller contre la haute silhouette de son ancien amant, entourer un bras fragile autour de sa taille, pleurer contre son ventre. Ses épaules tremblantes font vibrer ses flancs et accentuent la douleur de sa blessure ; il se sent faible. Fatigué. Fragile. « J'aurais dû te le dire à l'époque, sanglote-t-il contre son t-shirt taché, le nez dans son odeur, celle qui le réconforte bien malgré lui et qu'il va perdre à cause d'une longue série d'actes manqués. O-Ollie il aurait ja-jamais pu te donner c'que tu voulais, moi j'pouvais, moi j'pouvais... » Mais il n'a jamais eu l'occasion de le prouver, après tout ; sa propre tête l'en a empêché. Je t'aime tellement, et tout ce qu'il a pu lui balancer dans la gueule tout à l'heure n'a rien changé à cet état de fait. Rien de ce qu'il pourra faire ne changera quoi que ce soit. « J'pourrais jamais... j'pourrais jamais t'oublier, jamais, alors faut arrêter, faut arrêter » parce que c'est le seul et unique moyens pour qu'Isma en souffre le moins possible ; il retournera à sa vie volage et libre, loin de celui qui serait capable de tout pour le retenir. Qu'il ait mal, lui, ce n'est pas bien grave. Après tout, il a l'habitude.

Dehors, on les cherche, on les appelle et pourtant, Isma n'est absolument pas capable de détacher ses yeux du visage qui trempé de larmes qui essaie tant bien que mal de se cacher contre son ventre, tressautant sous ses sanglots, tressaillant de douleur. Les grandes mains du baroudeur qui caressent tendrement ses cheveux ont l'air d'aggraver encore plus la situation, mais qu'est-ce qu'il peut faire d'autre ? Il n'a rien voulu de tout ça, il ne sait pas quoi faire. Il ne voulait pas lui faire de mal, aussi insensé que ça puisse paraître, ce soir. « J'aurais dû te le dire à l'époque... O-Ollie il aurait ja-jamais pu te donner c'que tu voulais, moi j'pouvais, moi j'pouvais... »
Peut-être qu'il n'a pas jeté son dévolu sur le bon garçon, peut-être que tout se serait mieux passé s'il était effectivement tombé amoureux de Mallory. Mais lui non-plus, il n'a pas fait exprès d'aimer Oliver, tout comme Oliver n'a sûrement pas fait exprès de s'enticher d'un abruti comme Neskov. La vie est vraiment mal foutue, parfois. « J'pourrais jamais... j'pourrais jamais t'oublier, jamais, alors faut arrêter, faut arrêter...
– Chhh, soupire-t-il en fermant les yeux. J't'oublierai pas non-plus, p'tit Venalgue. »
Tu vas me manquer, ne dit-il pas. Ce serait se foutre de sa gueule, que de dire un truc comme ça et pourtant, maintenant qu'il y est, il comprend qu'il n'a absolument pas envie de voir Mallory disparaître de sa vie pour de bon. Sauf qu'il n'a aucun droit de le retenir. Aucun. « Eho ?! Y a quelqu'un ?!
– On est là ! crie-t-il, déchirant ce qu'il restait de sa gorge pour partir dans une abominable quinte de toux. »
Les individus qui entrent dans la pièce sont vêtus de combinaisons et leur tête est coincée dans un énorme masque à gaz ; leurs lampes torches, vivent, filent immédiatement mal à la tête au baroudeur qui se contorsionne pour les aider à porter le corps malingre et épuisé de Mallory. « Allez, à trois. 
– Attention, il est... tente-t-il, affolé sans très bien comprendre pourquoi à l'idée que le garçon soit emmené loin de lui.
– On sait ce qu'on fait, mettez un masque et montez dans la voiture, on repart avant de s'enliser. Allez allez ! »

« Chhh...  J't'oublierai pas non-plus, p'tit Venalgue. » Peut-être qu'il vaudrait mieux. Peut-être qu'il devrait l'effacer définitivement de sa vie, ça serait plus simple que lui ; quelque part, Mallory est au moins heureux de savoir qu'un seul d'eux en souffrirait. Les choses sont allées beaucoup trop loin cette nuit, et la marque que les mots d'Ismaël risque de cuire dans son esprit pour toutes les années à venir, et le convaincre qu'il avait raison. Ses pensées sont bien incapables de se raisonner, il ne pourra pas prendre autrement ce qu'il a entendu, quand bien même le baroudeur se serait excusé. Parce que dans le fond, il a raison ; qui pourrait aimer quelqu'un d'aussi instable, aussi imprévisible que lui ? C'était prêter beaucoup trop de foi en l'humanité, après tout. Maintenant qu'il le sait, ne reste plus qu'à apprendre à s'en relever ; ce sera peut-être le plus compliqué et le plus douloureux, mais il fera avec. Pour le moment, il est bien incapable de penser autre chose qu'à la douceur de ces mains dans ses cheveux, ce t-shirt qu'il empoigne pour s'ancrer à la réalité, ne pas sombrer une seconde fois dans le délire et la douleur. Les voix cognent dans sa tête, la douleur assombrit ses pensées, et il entend à peine les appels de l'extérieur de ceux qui les cherchent.

« Eho ?! Y a quelqu'un ?!
– On est là ! » Ce n'est qu'à l'entente de la toux du jeune homme qu'il se rend compte que ses poumons brûlent, à lui aussi, qu'il a mal partout et qu'il a besoin de soins ; chaque minute qui passe l'affaiblit plus encore, il a perdu beaucoup trop de sang et l'acide qui ronge sa plaie est pire que tout. Il ferme les yeux Mallory, pour ne pas avoir peur des hommes qui viennent le sauver, se crispe quand il comprend que le baroudeur va lui être arraché encore une fois. Il y a du mouvement, et il se sent soulevé, gémit de douleur quand il quitte la terre ferme pour être hissé dans les bras des étrangers, qui l'extraient de l'étreinte du jeune homme. « Allez, à trois. 
– Attention, il est...
– On sait ce qu'on fait, mettez un masque et montez dans la voiture, on repart avant de s'enliser. Allez allez !
– Isma... » gémit le garçon, paniqué soudain de le voir s'en aller ; il n'a jamais été à l'hôpital tout seul, Oliver a toujours pris soin de l'accompagner quand il en avait besoin. C'est une source d'angoisse beaucoup trop forte pour le champion qui, comprenant que le jeune homme n'est pas là, commence à se débattre. « Isma, Isma, non, Isma
– Du calme, jeune homme, hé, du calme il est pas loin
– Non, non, non... »

C'est faiblard, fragile, il n'a plus la force de se débattre comme tout à l'heure mais ses yeux cherchent partout maintenant, ne trouvent que le blanc des combinaisons des inconnus qui le tiennent ; quelque chose éclate dans la tête du malade, quand la peur revient, insidieuse et étouffante, lui faire croire qu'on est en train de l'enlever. « Non, non, non  non non non! »

« Isma... »
Il n'a pas envie de le laisser avec ses gens, il ne veut pas être emmené ailleurs et pourtant, dehors, il y a deux véhicules : une ambulance et une voiture. On lui a désigné cette dernière et à l'évidence, ce n'est pas là qu'ils emmènent Mallory. « Isma, Isma, non, Isma !
– Du calme, jeune homme, hé, du calme il est pas loin.
– Non, non, non... »
Il est trop fatigué pour se débattre vraiment, le malade, et ce n'est sûrement pas plus mal parce que visiblement ces gens n'ont pas la moindre idée de qui ils ont entre les mains, là. « Non, non, non  non non non!
– Hey ! intervient-il, forçant autant que possible sur sa voix pour réussir à se faire entendre, malgré la main de Lysaria qui s'est posée sur son épaule pour l'apaiser. Écoutez-moi, vous êtes en train d'aggraver les choses, là ! »
Les deux hommes qui portent le corps blessé du chanteur ne l'écoutent absolument pas, mais la troisième personne se tourne vers lui. « Quoi, comment ça ?
– Il est malade, il faut absolument le calmer sinon...
– On a des sédatifs dans l'ambulance, lui répond calmement la voix féminine. Ça va aller, montez dans la voiture s'il vous plaît.
– Mais... y a pas besoin de ces merdes, laissez-moi monter avec lui c'est tout !
– Il ne vaut mieux pas. Je suis désolée. »
Putain, jure-t-il entre ses dents, empêché de répliquer par une violente quinte de toux alors il essaie quand même d'approcher du camion, mais les portes se claquent devant-lui et il se mettrait à gueuler s'il avait encore la voix pour ça. Au lieu de ça, c'est le plat de sa main qui s'abat contre la tôle, comme si ça allait évacuer la frustration. Lui faites rien putain, c'est pas ça qu'il faut faire. Comme s'il était vraiment légitime à donner le moindre conseil à ce sujet, hein ? « 'voiiir... fait doucement Lysaria, en posant à nouveau sa longue main sur son bras pour l'entraîner vers la voiture. »
Apparemment, il n'a vraiment pas le choix.