Un, deux, trois, quatre.

Deux coups de cymbale, répétés. Le milimétrage parfait de l'introduction est un soulagement pour les oreilles de Mallory. La scène est encore plongée dans le noir, mais tout le monde est à son poste ; de la fumée s'échappe pour embrumer la piste, et c'est à l'arrière que le chanteur observe tout le monde. Plus loin sur la plage, des milliers de personnes s'agglutinent pour tenter d'apercevoir les stars de la soirée ; le groupe est sur le pied de guerre, c'est leur premier concert depuis leur retour, leur entrée fracassante au festival de musique estival de Jaeda. Les yeux sombres de Mallory n'attendent que de voir la foule ramassée de fans qui hurlent déjà à s'en briser la voix alors que quelques notes à peine viennent de résonner. Il est vingt et une heures ; sur la scène principale, c'est la folie. Un rapide coup d'oeil, et Geof' est prêt ; un drôle de sourire aux lèvres, le Salarsen fait vibrer les cordes de chair sur son torse, produisant un bruit étrange, accompagné par les guitares électriques. La scène, éclairée par les projecteurs, le montre d'abord lui, puis Sophie, penchée vers son clavier, son sempiternel sourire immense aux lèvres. Ses cheveux sont attachés en une queue de cheval serrées, mais quelques mèches barrent son visage à peine humain ; elle tourne la tête, lève un bras triomphal quand son nom est scandé par la foule. Patient, Mallory attend.

Puis c'est la batterie, la guitare, Oliver et Erèbe sont concentrés mais ravis, déchaînés ; toujours caché par l'écran de fumée, un élan de fierté au coeur, Mallory ne peut pas se sentir mal ce soir. Si le concert va sûrement l'épuiser, il s'en moque quand les deux hommes secouent la tête et qu'enfin, le chanteur décide d'apparaître.
« Lost
In the time
In the way
Gone but not forgotten

New
Secret crimes
To repay
Now the walls have fallen... »

Ça crie, ça hurle à mesure qu'il avance à pas de chat sauvages sur son territoire, sa scène, sa piste de danse ; des années pour en arriver là, un travail acharné et continu qui porte ses fruits à chaque fois que ses yeux empreints d'une lascivité farouche se posent sur les hommes et les femmes aux bras levés, emportés par la lenteur suave de sa musique. C'est son élément, son royaume, son empire qui s'étale là, sous ses yeux d'encre, et c'est bien campé sur ses pieds chaussés de rangers, guitare au ventre, qu'un sourire éclaire son visage, vorace, alors qu'il sussure les dernières paroles de son couplet. « And so it's now or never... »

Puis tout semble exploser : les guitares s'animent, Geof' vibre de plus belle, Sophie danse devant le clavier qu'elle ne tient plus et dont les touches bougent, seules, tandis qu'elle lève les bras vers le ciel et secoue ses cheveux  blonds. Oliver semble frapper de toutes ses forces sur la batterie, on aperçoit à peine son visage caché derrière l'instrument et Erèbe, concentré, ne jette que de rapides coups d'oeil à la foule. Lui l'observe, la cherche, l'appelle, c'est dans l'amour de ces gens qu'il trouve sa propre raison de vivre ; gorge tendue pour chanter dans le micro devant la scène, les mains furieusement accrochées au manche de Trinity, sa guitare, il chante à pleine voix une haine du monde entier et de lui-même, que ces gens transforment en admiration.
« I'm breathing in
I'm breathing out
I'll cut the ties
That hold me down !

I'm breathing in
I'm breathing out
I'll be the enemy ! » Elle est là, ma place, songe-t-il en reculant d'un bond, en faisant hurler sa guitare. Là, devant les autres, aux yeux du monde entier, sa place est dans cet amour fictif que les autres lui donnent, qui lui arrachent un sourire ravi derrière les mèches folles de ses cheveux  noirs qu'il chasse d'un geste rapide de la tête. Ici, il est une star. Ici, les gens l'adorent et c'est une drogue dont il n'arrivera jamais, jamais à se passer.


« Wipe away the tears and never let me go
Be the hope when the world is crashing down
Come wrap your arms around me
Calm the storm inside me !

I need to feel you standing close to me
Be the hope when the world is crashing down
Come wrap your arms around me
Calm the storm inside me ! »

Les gens hurlent, acclament, appellent, il soupire de soulagement quand tout s'arrête Mallory ; le concert est un triomphe, tout s'est admirablement bien passé, et c'est épuisé qu'il se décide à hurler les dernières notes d'une chanson destinée à quelqu'un qui n'a sans doute jamais compris qu'elles étaient pour lui. Il est fatigué, mais c'est sûrement ce qui le fait tenir ; un dernier sourire à la frontière d'une grotte, un au revoir, quelque chose dans le parfum de l'air, il n'en sait rien. Il se sent bien, c'est tout, quand il sourit de toutes ses dents et que tous les musiciens se regroupent pour saluer. Il se baisse, s'incline, puis reprend le micro, écarte ses cheveux bruns de son visage. « Merci ! Merci beaucoup, vous êtes supers, merci ! » Parce qu'il ne serait rien sans eux et il le sait, Mallory ; et c'est sur ce dernier constat qu'il ramasse sa guitare, pour rejoindre le fond de la scène et descendre.

Soulagé et heureux, il se laisse étreindre par ses deux amis d'enfance ; ce n'est pas leur premier concert mais comme à chaque fois, tout le monde est exalté. « Putain, c'était génial !
– C'est bon de rentrer au pays, quand même. Bravo les gars.
– Ouais, c'était réussi, vous avez géré.
– On s'boit un coup avant de rentrer à l'hôtel ? »
Il sait pas trop Mallory ; en bas, près des coulisses extérieures, il y a quelqu'un, l'épaule appuyée contre le plexiglas. Son visage est baissé, mais une odeur de weed le prend aux narines ; cette taille, cette carrure, ces cheveux bruns, ça lui dit quelque chose.... et de toute façon il n'a rien à foutre là, si ce n 'est pas celui qu'il croit. Ils sont où les vigiles ? « Attendez moi, j'arrive dans pas longtemps, dit finalement le chanteur, posant sa guitare dans son étui avant de s'éloigner. » C'est pas possible, hein ? Il fait nuit, il a du mal à discerner les traits de l'inconnu, un peu trop loin ; il va au moins s'approcher pour lui dire de dégager, à ce mec, il devrait pas être... non. Non, c'est Ismaël.

Est-ce qu'il était là alors ? Son coeur se remplit d'un drôle d'espoir, tout à coup ; deux yeux chocolat sont rivés sur lui, et ce regard lui assèche presque automatiquement la bouche ; ce même regard qu'il a eu dans la grotte la dernière fois. Il a les jambes croisées, un léger sourire aux lèvres. Magnifique, absolument magnifique. « T'as un pass VIP toi maintenant ? demande le jeune homme, amusé, la voix traînante. » Les soirs de concert, rien ne peut le mettre de mauvaise humeur, et surtout pas l'homme à qui sont adressées la moitié de ses chansons. « Qu'est-ce que tu fous là ? »

Ce gars a un putain de pouvoir magique, c'est la seule explication. Sur scène, il se transforme, et il ne ressemble absolument plus au petit gars malingre et désagréable qu'il est le reste du temps ; on dirait un fauve, vif, gracieux, sauvage. Isma se rappelait beaucoup trop bien de l'effet que lui faisait le chanteur, déjà quand ils étaient adolescents ; il n'a jamais vraiment assumé l'attraction hypnotique que Mallory exerçait sur lui dès lors qu'il montait sur scène, interdisant au garçon pourtant éperduement amoureux du batteur de poser les yeux sur quelqu'un d'autre que lui. Ça n'a pas changé. Ça n'a pas changé du tout, et c'est peut-être pire encore maintenant, parce que Mallory a pris dix ans de bouteille, et qu'Ismaël ne l'avait pas vu sur scène depuis autant de temps. 
Il est arrivé au milieu du concert, à peu près, en se faufilant à travers la sécurité de la zone réservée pour la représentation ; non pas qu'il rechignait à l'idée de payer pour écouter de la musique, après tout il est bien placé pour savoir que certains musiciens en ont bien besoin, et quand bien même ce ne serait pas le cas d'Asylum, l'illégalité n'a jamais trop été son truc. Mais là, en l'occurrence, c'était une question de places disponibles et il se trouve qu'il n'y avait plus de billets et que pour une question de sécurité, ils ne pouvaient pas autoriser plus de monde à rejoindre les abords de la scène. Et c'est vrai que du monde, il y en avait, mais il fallait bien plus que ça et quelques barbouzes pour empêcher Ismaël de passer. En dix minutes, il s'était frayé un passage jusqu'à un coin techniquement interdit au public, mais qui lui donnait une vie imprenable sur la scène. Autant dire qu'il en a profité bien plus qu'il n'aurait pu le penser, quand bien même il savait, théoriquement, à quoi s'attendre. Ce genre de sensations n'est pas vraiment de celles qu'on peut retrouver juste en fermant les yeux pour faire appel à ses souvenirs. 


Il ne regrette pas d'être venu. Quand bien même il avait plutôt prévu, à la base, de trouver Oliver après le concert pour le mettre au fait de sa présence, il a quelque peu changé ses plans, finalement. Il retrouvera le batteur demain. Là, il a d'autres priorités, et ces priorités ne sont certes pas tout à fait étrangères à l'exaspérante étroitesse de son jean. Il a du mal à comprendre comment et pourquoi un gars aussi étrange et chétif que Mallory peut lui provoquer ce genre de réactions mais, comme souvent quand il est dans cet état, Isma a décidé de ne pas se torturer les méninges avec des questions aussi futiles. 
Alors à la fin du concert, il n'a pas cherché très longtemps avant de trouver un petit coin depuis lequel il pourrait être repéré à la sortie de scène des musiciens ; s'adossant contre un mur un peu branlant en contreplaqué, installé là pour délimiter l'accès théoriquement interdit au public, il s'allume un joint et attend que le groupe se disperse. Les autres vont sûrement aller boire un coup mais si Mallory le repère, il ne résistera probablement pas à l'envie de lui dire qu'il n'a rien à faire là. Quand bien même le garçon aurait été étrangement agréable à la fin de leur dernière entrevue, Ismaël n'est pas naïf au point de croire que ça se passera aussi bien cette fois-ci, mais à vrai dire, ça lui importe peu. S'il l'a eu deux fois déjà, ça marchera bien la troisième, non ? En tout cas, c'est ce sur quoi il compte quand il voit, un peu plus loin, les trois membres du groupe quitter la scène pour s'enlacer joyeusement. Mallo a l'air de bonne humeur, ça fait un bon point pour lui, se dit-il en souriant doucement, prenant tout de même la peine de croiser les jambes, question de discrétion.


Mallory l'a vu. Alors, viendra, viendra pas ? Dans le second cas, il se dépêchera de se trouver un coin entre ici et le bar le plus proche pour essayer de l'intercepter ; le baroudeur est déjà en train de se dire qu'il enverra la Petite, sagement endormie dans sa pokéball, pour attirer son attention... mais ce ne sera pas nécessaire. Quand il voit la silhouette chétive du chanteur se détacher des autres pour descendre vers lui, c'est un frisson délicieusement crispé qui vient se promener le long de son échine. Il en gronderait presque d'anticipation, et ça doit probablement se voir dans ses yeux quand il les pose sur le visage du champion qui s'avance. « T'as un pass VIP toi maintenant ?
– Devine, réplique-t-il, un sourire accroché au coin de ses lèvres.
– Qu'est-ce que tu fous là ?
– T'es pas content de me voir ? ronronne-t-il en réponse, songeant qu'il se serait volontiers décollé du mur pour marcher tranquillement autour du musicien s'il avait pu décroiser les jambes sans trop se trahir. Pourtant c'est toi qui m'as invité. »
Bon, peut-être pas ici et maintenant mais c'est un détail, non ? « J'ai essayé d'expliquer ça à la sécurité mais bizarrement, ils m'ont pas cru, t'as dû oublier de les prévenir, dit-il nonchalamment en tirant sur son joint, avant de hausser les épaules et de sourire encore, un peu trop carnassier pour avoir l'air aussi détendu qu'il le prétend. Du coup j'me suis débrouillé. T'es pas fâché ? »

« T'es pas content de me voir ? » Oh, ce serait un mensonge éhonté que de prétendre le contraire ; Surtout quand Isma le regarde comme ça. Il ne bouge pas, mais l'étrange ton de sa voix ne laisse place à aucune équivoque ; pas plus que son regard fauve, posé sur lui. Mallory sait parfaitement d'où ça vient, cet effet-là, il sait qu'il le fait à certains fans, mais il n'aurait sans doute jamais cru qu'Ismaël était concerné : ou bien l'a-t-il un peu trop espéré quand ils ont débuté, et qu'il captait ce regard depuis la fosse ? Oui, bien sûr que oui. Alors il ne prétendra sûrement pas le contraire. « Pourtant c'est toi qui m'as invité.
– Ah ouais ? »

Oui, bien sûr qu'il lui a proposé une place de concert, mais ce crétin n'a pas de portable, comment aurait-il pu savoir, hein ? Peut-être qu'il cherche un peu, Mallory, qu'il teste, les nerfs remontés à bloc par un seul regard courant le long de son corps malingre sous l'épaisse veste de cuir. Qu'est-ce que t'es canon, putain. Et quelque part, il espère que cette pensée fait également écho dans l'esprit d'Ismaël, tout de suite. « J'ai essayé d'expliquer ça à la sécurité mais bizarrement, ils m'ont pas cru, t'as dû oublier de les prévenir, et ce sourire bordel, il aurait envie de le bouffer s'il n'était pas parti pour s'amuser un peu, avant. Parce que là, les intentions sont très claires ; sauf qu'il n'a pas envie d'être une proie aussi facile, le chanteur. Du coup j'me suis débrouillé. T'es pas fâché ?
– Si t'avais eu un portable comme le commun des mortels, t'aurais pas eu besoin de te faufiler répond-il sur le même ton, promenant un regard sur la silhouette toujours immobile qui lui fait face. J'devrais appeler la sécu, tu sais, c'est dangereux pour des stars nationales comme nous d'être envahies par des voyous drogués. » Et de s'approcher, tranquille ; d'un geste vif, il pique le joint entamé directement aux lèvres du baroudeur, avant de tirer dessus, insolent. « Tu permets ? Pour le dérangement. Ça t'a plu au moins ? Si tu veux voir Ollie et Erèbe ils sont partis au bar de la plage. » Ou est-ce que c'est moi que t'attendais ?

« Si t'avais eu un portable comme le commun des mortels, t'aurais pas eu besoin de te faufiler. 
– Mais ça aurait été beaucoup moins amusant, réplique Ismaël en avisant le visage du musicien qui s'incline légèrement à mesure sur son regard court le long de son corps. »
Alors il en est là, Mallory, il le mate allègrement ? Non pas qu'il trouve ça désagréable, bien au contraire, mais il doit bien admettre qu'il ne s'attendait pas à une attitude aussi cavalière. Il ne va peut-être pas avoir besoin de batailler tant que ça pour avoir ce qu'il veut, songe-t-il avec un petit sourire un peu trop oblique. Le baroudeur serait bien mal placé pour jeter la pierre à sa proie du soir ; après tout, il se rince tranquillement l’œil depuis qu'il est arrivé alors, ce serait une affreuse expression de mauvaise foi. « J'devrais appeler la sécu, tu sais, c'est dangereux pour des stars nationales comme nous d'être envahies par des voyous drogués.
– De dangereux voyous drogués, un peu de respect, s'il te plaît, ricane-t-il en laissant, par là-même, Mallory lui voler son joint - il était peut-être un peu trop concentré sur sa démarche chaloupée pour faire très attention au geste vif qui lui a dérobé son bien. 
– Tu permets ? Pour le dérangement. Ça t'a plu au moins ? Si tu veux voir Ollie et Erèbe ils sont partis au bar de la plage. »
Ismaël hausse les épaules, faussement tranquille, en observant longuement le visage décontracté du musicien qui fait à peu près aussi mal semblant que lui. C'est déjà gagné, c'est sûr. A moins que Mallory ne s'amuse à le détailler sous toutes ses coutures que pour le mettre en confiance et mieux le rembarrer, mais il en doute sincèrement. « Je sais, répond-il donc nonchalamment, en suivant des yeux l’extrémité incandescente de son joint qui part en fumée entre les doigts du champion d'arène. Mais j'avais autre chose en tête, pour ce soir. »
Décroisant discrètement les jambes pour pouvoir extirper de sa poche un petit appareil flambant neuf, il pince le Motismart entre son pouce et son index pour le faire tressauter entre ses doigts. « Il se trouve que j'ai fait l'acquisition de ce truc et que je t'ai promis de repasser une fois que ce serait le cas. »
De son regard noirci par l’effervescence de pensées et de souvenirs savamment entremêlés, il interroge le jeune homme, le scrute, lançant un appel auquel il ne répondra pas. Pas tout de suite, pas ici. « Si ça t'intéresse encore, j'aimerais bien te laisser ça. T'es le premier à qui je le donne, d'ailleurs, profite. »
D'un geste de l'index, il fait glisser un petit bout de papier de derrière l'appareil électronique, et le tend tranquillement au musicien, qui s'en saisit sans le quitter des yeux. Une fois son précieux numéro laissé entre les mains de Mallory, il se décolle finalement du mur, sourit. « J'suis à Jaeda pour le weekend et j'vais sans doute passer la soirée sur la plage, dit-il, l'air de poser ça là. Mais t'es attendu, je crois. »
Son sourire se fait faussement contrit, et il hausse doucement les épaules en reculant, faisant mine de ne pas noter que cette fois, Mallory a forcément remarqué ce qu'il s'est appliqué à lui cacher jusqu'à maintenant. Tant pis, trop tard, ça ne l'empêche pas de lui laisser la suite avec toute l'insolence du monde, tandis qu'il se détourne pour s'en aller en prenant bien soin de ne pas lui dire au revoir. « Et oui, au fait. J't'ai adoré, sur scène. »

« Je sais. Mais j'avais autre chose en tête, pour ce soir. » Alors c'est pour  lui qu'il est venu. Ismaël ne s'en cache même pas ; bien au contraire, et cette étrange bouffée de joie qui le prend ne fait qu'aggraver l'étrange état d'agitation sans lequel il se trouve, tout de suite. Entre une drôle d'appréhension et l'impatience, il se demande bien ce qui se passerait si Isma décidait de l'attraper, là, tout de suite ; mais au lieu de ça, le baroudeur tire de sa poche un Motismart flambant neuf. Tiens donc. « Il se trouve que j'ai fait l'acquisition de ce truc et que je t'ai promis de repasser une fois que ce serait le cas. » Il n'a pas oublié. D'étranges émotions adolescentes font presque vrombir le coeur, déjà bien échaudé par le concert, d'un Mallory qui peine à y croire ; alors, ce serait si simple ? Il a réussi finalement, il se rappelle ? C'est presque incroyable, de se dire qu'il l'aime depuis presque quinze ans, cet homme, et qu'en l'espace de quelques jours, la plupart des espoirs qu'il a nourri en secret pendant tout ce temps prennent une étrange réalité. Il le sait, pourtant, qu'un moment fatidique viendra où tout va foirer. Il le sent.

« Si ça t'intéresse encore, j'aimerais bien te laisser ça. T'es le premier à qui je le donne, d'ailleurs, profite. » Un morceau de papier lui est tendu, et il s'en saisit peut-être un peu trop nonchalamment pour être honnête ; heureusement, la pénombre cache un peu la fébrilité de son geste, quand il prend son propre portable pour faire glisser le bout de papier à l'intérieur. En quelques secondes, le numéro est enregistré, et le nom griffonné avec. « J'suis à Jaeda pour le weekend et j'vais sans doute passer la soirée sur la plage. Mais t'es attendu, je crois. » Oui ? Non ? Oh bordel. Qu'est-ce que c'est que ce sourire, il va vraiment le planter là ?

Quel salaud, songe le jeune homme en lui jetant un drôle de regard un peu surpris, descendant jusqu'à constater qu'il est vraiment en train de jouer avec sa bouffe Isma, parce que ses intentions sont plus que claires, là. Il peut même dire qu'il ne peut pas vraiment les louper. Mais au lieu de se rapprocher, le jeune homme se détourne ; prend le chemin de l'extérieur, pour l'abandonner. A quoi il joue exactement ? Est-ce qu'il croit qu'il va lui écrire, en fait ? « Et oui, au fait. J't'ai adoré, sur scène. » Quel connard. Il n'en revient tout simplement pas.

Spoiler:

Les vagues lèchent les rochers près desquels il s'approche, Mallory, et la lune éclaire à peine la silhouette qui, debout, l'attend visiblement de pied ferme. Est-ce qu'il est en train de faire une connerie ? Le jeune homme n'en sait absolument rien ; à vrai dire, il n'a pas envie d'y penser. S'en aller aussi vite du bar a suscité la curiosité des garçons, à laquelle il a obstinément refusé de répondre ; il s'est éclipsé en vitesse, attrapant sans réfléchir sa veste avant de tous les planter là. Même Sophie a été laissée aux soins d'Oliver, et tandis qu'il s'approche, entreprenant de grimper sur le rebord des rochers plats sur lesquels Ismaël l'attend, il songe qu'il est en train d'en faire une, et une belle. Tout ça, un jour il le regrettera mais pas pour le moment, il est trop beau, ce sourire qu'il lui adresse Ismaël, cette main qui se tend et le vent qui balaye ses cheveux épais, résister, c'est souffrir et ce soir il n'en a aucune envie. Il ne peut pas s'empêcher d'y croire quand il s'approche, lève le nez, observe le jeune homme sans dire un mot ; ça sent effectivement la weed. Et la pizza.

Mais quand il se saisit de la nuque du baroudeur pour le plaquer contre ses lèvres, c'est un tout autre parfum qu'il a envie de sentir, et tout autre chose qu'il a envie de goûter. Ce paradis-là, entre les paumes qui se posent sur sa taille et les lèvres qui attrapent les siennes sans violences, il vaut bien toutes les pizzas aux champignons, sans doute, suppose-t-il alors qu'il sent une poigne solide vouloir le faire basculer vers le sol mais qu'il résiste, sourit contre sa bouche. Oh non, aujourd'hui ça ne se passera pas comme ça. « T-t-t. C'est pas toi qui commande, ce soir. »

Isma mentirait s'il prétendait ne pas s'être du tout inquiété à l'idée de ne recevoir aucun message après son départ  ; sur ce coup, c'est peut-être lui qui a été trop arrogant, non ? Il n'a pas rêvé le regard que Mallory a posé sur lui, il n'a pas non-plus rêvé l'exaltation avec laquelle le chanteur s'est perdu dans ses bras la dernière fois. Alors il a joué avec le feu en décidant de s'éclipser tout à l'heure mais les longues heures qui ont suivi son coup de bluff ont été interminables.
Quand il repose son Motismart tout neuf sur le rocher près de lui, il a pourtant un drôle de sourire au bord des lèvres ; il n'est pas très à l'aise pour baratiner à l'écrit mais le coup de la pizza au champignon a fait son effet. Sur ce coup, il a eu de la veine que sa mémoire tienne la route ; dans leur joyeuse troupe, au départ de Lathea il y a dix ans, le chanteur était le seul à manger des champignons. C'est drôle, comment il a pu se rappeler de ça ?
Ismaël a trop fumé, c'est une évidence. Ses pensées partent dans tous les sens et le temps a l'air de passer au ralenti. Pendant une minute, il songe à piquer une tête dans la mer pour se réveiller, puis renonce. L'eau sera glacée, c'est un mauvais plan. Ça fait deux heures qu'il s'imagine enfermer entre ses bras le corps malingre de cet inexplicablement hypnotisant chanteur, alors ce n'est pas le moment de tout foutre en l'air comme un con. Surtout qu'il a réussi son coup. Vendu. J'arrive. Il s'est fait désirer, mais le résultat est là.

Lassé d'attendre au bout de quelques trop longues minutes, le baroudeur s'étale sur le dos, se redresse, finit de trier ces foutus champignons puis se lève pour regarder au loin en espérant apercevoir la silhouette chétive d'un chanteur en perdition le long de la plage. Le trouver plus près qu'il ne l'imaginait étire ses lèvres dans un grand sourire, et il se penche presque aussitôt pour tendre la main au grimpeur du dimanche qui essaie de le rejoindre à l'aplomb de la petite falaise sur laquelle il s'est installé pour éviter, justement, de foutre du sable plein sa pizza.
Sauf qu'en l'occurrence, ce n'est pas la pizza qui l'intéresse, tout de suite, mais belles et bien les lèvres brûlantes du chanteur qui se hissent vivement jusqu'aux siennes. Il y a une force dans les gestes de Mallory qui n'y était pas la dernière fois, et la réponse d'Isma est automatique : ses mains enferment sa taille, l'amènent contre lui. L'urgence de son désir, étouffée tant bien que mal depuis son départ du concert, le rattrape en un instant. Il a vraiment bien fait d'insister, se dit-il en essayant de faire basculer le jeune homme jusqu'au sol... sauf qu'il résiste, Méli-Mallo ? « T-t-t. C'est pas toi qui commande, ce soir. »
Le sourire vorace du chanteur trouve une réponse sur les lèvres d'Ismaël. « Voyez-vous ça. »


« D'accord, articule le Johtien dans un rire épuisé, alors qu'il enferme le corps tremblant et fatigué de son amant entre ses bras, étalé sur le dos, la poitrine soulevée par une respiration difficile. D'accord, je t'ai peut-être un tout petit peu sous-estimé. »
C'est peu de le dire, mais il n'est pas question d'entrer dans les détails, hein ? Ça lui ferait beaucoup trop plaisir à cette abominable tête de con beaucoup trop sexy pour son propre bien. Fermant les yeux, Ismaël soupire longuement, à la recherche de son souffle et d'une pensée un peu plus cohérente que celles qui traversent son esprit depuis les longues minutes qui ont suivi l'arrivée de Mallory. Il a un peu de mal à les trouver pour le moment alors c'est dans une série de gestes doux qu'il laisse le bout de ses doigts suivre tout doucement les lignes du dos du chanteur, étalé sur lui de tout son - faible - poids. « Tu devrais faire gaffe, Méli-Mallo, dit-il finalement, l'ombre d'un noueau rire au bord des lèvres. J'pourrais vraiment finir par y prendre goût. »

Voyez vous ça, hein ? Bah il a vu, songe un Mallory à bout de nerfs, épuisé et le souffle rauque, laissant basculer son corps presque à l'agonie contre une poitrine nue et moite contre laquelle il se réfugie, des points noirs devant les yeux. Il a peut-être un tout petit peu trop abusé après une soirée de concert à sauter partout, mais tant pis ; il n'échangerait sa place pour rien au monde tout de suite. Rien ni personne. « D'accord, entend-il finalement alors que deux  bras puissants se referment autour de ses maigres os tremblants de fatigué, dans un rire qui sonne comme la plus incroyable des musiques. D'accord, je t'ai peut-être un tout petit peu sous-estimé.
– Si peu, ricane le chanteur qui trouve encore la force de se moquer ; » oui, il l'a sous-estimé, et la surprise qu'il a lue sur son visage quand il a fini par comprendre que le chanteur n'était absolument pas là pour rigoler aurait mérité d'être immortalisé. Il se souvient même que ça lui a arraché un petit rire, avant de tout oublier, de basculer dans ses bras, de mourir au creux de son étreinte, là, au coeur de la nuit. Maintenant que cet instant de grâce est terminé, pourtant, il n'a pas du tout l'intention de s'en aller.

Un long frisson bienfaisant parcourt son échine, alors qu'une longue main se promène dans son dos, dessine des traits de feu le long de sa colonne vertébrale ; c'est rageant, de songer qu'Ismaël n'a pas la moindre idée de ce que des gestes, qui doivent être si banals pour lui, représentent aux yeux de quelqu'un prêt à mourir suspendu à son souffle. Tant pis. Il n'a pas du tout envie de se morfondre tout de suite, Mallory. Il a raison, il fait bon, la soirée est belle, le concert était un triomphe et ce qui a suivi a dépassé absolument toutes ses attentes. Toutes les voix se sont éteintes, ce soir. Il a même un petit peu faim. « Tu devrais faire gaffe, Méli-Mallo, entend-il alors près de lui, lui faisant doucement relever le nez pour aviser un doux sourire, un rire léger comme une plume. J'pourrais vraiment finir par y prendre goût. » Ha. Cette réplique, si stupide, pourrait lui arracher un sourire ; elle pourrait faire battre son coeur plus fort, le faire espérer encore, le forcer à tout lui dire, tout lui avouer, tout lui révéler. Il pourrait regarder ses yeux sombres, maintenant, et lui demander de ne plus jamais lui dire ça s'il ne le pense pas vraiment ; il pourrait lui dire qu'il ne s'est pas passé une semaine sans que quelque chose lui évoque le baroudeur, à un moment dans sa vie, et peu importait le lieu dans lequel il se trouvait. Que de ses paumes posées sur sa peau, de ses doigts glissant le long de son corps, il en a rêvé trop de fois pour s'en rappeler ; et c'est peut-être ce que ses yeux troubles essaient de lui dire quand il se contorsionne, se dresse sur un coude et que de sa main libre, il saisit lentement une joue râpeuse pour amener son visage jusqu'à ses lèvres, déjà rougies par les baisers.

Parce qu'il sait que ça, c'est du baratin. Il sait que cet échange qui l'a fait sourire tout à l'heure n'était rien de plus que ça aussi ; il sait que ça ne l'aura jamais engagé à rien d'autre que ce qu'ils se sont donnés ce soir, et pourtant. C'était plus simple quand Ismaël le détestait, plus simple quand ils n'avaient pas encore échangé de cette façon là, qu'il ne l'avait pas ressenti si fort, cet étrange lien tangible qui s'était doucement tissé entre eux sans qu'il ne signifie rien. Isma, il a du soleil dans les yeux, il a l'été dans le coeur, le voyage et la liberté dans les veines. Isma, il est beau, et dans une autre existence, dans un autre contexte, dans n'importe quelle autre circonstance, il aurait trouvé le courage de lui murmurer à quel point il l'a toujours trouvé parfait, merveilleux, et comme il aurait voulu la tenir pour toujours, cette main qui dérive doucement sur son visage quand il recule. Ces yeux pétillants-là, il aurait voulu les voir chaque soir, chaque matin. Il sait qu'il aurait été le baume parfait pour son esprit et son coeur meurtri par la maladie.

Mais ce n'est pas possible, alors il ricane, peut-être un peu jaune, sans que l'autre soit capable de le comprendre. « Tu devrais pas, réplique-t-il, peut-être d'une voix un peu éraillée, pour cacher la déception que ces simples mots lui apportent. C'est pas pour rien que j'suis tout seul depuis toujours, hein. Personne peut me supporter. » Et s'il fait toujours semblant de s'en foutre, la vérité, c'est que ça l'a toujours profondément rendu malheureux. Lui aussi il aurait voulu en vivre une, de putain de belle histoire. « Les tarés comme moi, vaut mieux en rester éloigné le plus possible, non ? En tout cas, c'est un discours que j'ai entendu de ton adorable petite gueule y'a huit ans. » Ces mots-là, qui lui avaient brisé le coeur à l'époque. Cette simple phrase l'avait démoli. Comme beaucoup de choses, dans ce monde d'abrutis finis. « Ça t'a pas empêché d'y revenir, mais quand même. Vois ça comme quelque chose d'exceptionnel, ça vaut mieux pour tout le monde. » Quand bien même c'est tout le contraire qu'il aurait voulu lui dire. Il le sait, Mallory : au fond, c'est bien mieux comme ça.

Il a dit ça comme ça, Isma, parce que c'est ce qui lui traverse l'esprit tout de suite. C'est bien son genre, après tout, de balancer ça, d'un ton léger, amusé, intéressé aussi, parce qu'il ne fait pas que plaisanter. Ça n'engage à rien, après tout, ou en tout cas pas pour lui et puisqu'il ne mesure absolument pas la portée que ses paroles pourraient avoir chez Mallory, vraiment à rien du tout. Il sourit d'ailleurs, quand il sent une main un peu empressée se poser sur sa joue pour relever son visage jusqu'à ces lèvres qu'il vient de passer de longues minutes à embrasser. Qui aurait pu deviner qu'un gars aussi chétif et faible que Mallory serait capable de prouesses pareilles ? Il en frémit rien qu'en rappelant un souvenir pourtant frais à sa mémoire, c'est comme si son ventre sautait à l'élastique. Incroyable. En tout cas, ce baiser, ça doit vouloir dire d'accord, non ?
« Tu devrais pas. »
Ah. Ce n'est pas ce à quoi Ismaël s'attendait, il peut au moins reconnaître ça, se dit-il en posant sur le visage de son amant un regard clairement étonné. « C'est pas pour rien que j'suis tout seul depuis toujours, hein. Personne peut me supporter. »
Et c'est la faute des autres ? Le baroudeur étouffe la réplique avant même de penser à la formuler ; il n'a pas du tout envie de se prendre la tête avec le chanteur ce soir. De toute façon, c'est un peu hors sujet ; qui a parlé de le supporter, hein ? Il n'est pas question de partager son quotidien, effectivement ce serait infâme. « Les tarés comme moi, vaut mieux en rester éloigné le plus possible, non ? En tout cas, c'est un discours que j'ai entendu de ton adorable petite gueule y'a huit ans. »
Et encore une fois, ce discours ne sortait pas de nulle part, alors ce n'est pas la peine de lui lâcher ça comme un reproche, songe le Johtien en tendant le bras, délaissant le dos de Mallory pour saisir un joint et un briquet, laissés près de la boîte à pizza. « Ça t'a pas empêché d'y revenir, mais quand même. Vois ça comme quelque chose d'exceptionnel, ça vaut mieux pour tout le monde.
– Tant que c'est que pour baiser j'vois pas trop où est le problème, réplique-t-il simplement en allumant la tige d'herbe. T'es pas à la recherche de l'amour de ta vie, que je sache ? »
En tout cas ce n'est clairement pas ce qu'il imagine, lui ; mais si c'est bien le cas, alors de toute évidence, effectivement, le chanteur n'est pas en train de chercher au bon endroit. Ismaël est un baroudeur, il n'aime rien ni personne autant que la liberté. C'est assez inconciliable avec une relation de couple. « Si t'étais tout le temps comme t'as été ce soir ou la dernière fois dans la grotte, ce serait sûrement vachement plus simple pour toi de trouver quelqu'un de... stable, enfin, quelqu'un comme tu cherches, quoi, dit-il en soufflant lentement sa fumée vers le ciel avant de glisser l'embout du joint jusqu'aux lèvres de son amant. Et j'parle pas de ta maladie, hein. Faire des crises, c'est une chose. Balancer des saloperies à tours de bras bah... c'en est une autre. »

« Tant que c'est que pour baiser j'vois pas trop où est le problème. » Ah il ne voit pas ? Logique, hein ; pour peu, il en ricanerait Mallory, si ce n'était pas aussi triste d'entendre ça. Mais mieux vaut se taire ; c'est préférable pour tout le monde, il n'a pas du tout envie de foutre sa soirée en l'air en lui disant qu'en fait, c'est ça, le problème. Il n'a pas envie de devoir se contenter de ça. Pourtant, quelque chose lui dit que c'est exactement ce qui va arriver. « T'es pas à la recherche de l'amour de ta vie, que je sache ? » La phrase, moqueuse, le glace ; il ne répond rien Mallory, toujours lové dans les bras de celui à qui il aurait volontiers donné cette place si seulement il lui en avait laissé la chance, à l'époque. Sauf que non, hein ? Quelle pâle figure il faisait à côté d'Oliver, et c'est sans doute toujours le cas. Pourtant, il lui aurait sans doute offert le double, le triple de ce qu'Oliver lui a cédé, à Ismaël. Tandis qu'Oliver se servait de ce petit-ami comme pansement pour soigner la blessure que Gaspar avait laissé. Alors peut-être qu'il se renfrogne un peu, Mallory ; peut-être que son silence veut tout dire, tant pis.

« Si t'étais tout le temps comme t'as été ce soir ou la dernière fois dans la grotte, ce serait sûrement vachement plus simple pour toi de trouver quelqu'un de... stable, enfin, quelqu'un comme tu cherches, quoi. Et j'parle pas de ta maladie, hein. Faire des crises, c'est une chose. Balancer des saloperies à tours de bras bah... c'en est une autre. » Bon. Par contre, il va falloir qu'il essaie de ne pas parler de ce qu'il ne connait pas, tout de même. Agacé, il fronce les sourcils Mallory, tire sur le joint qu'il lui a calé entre les lèvres. Quel con bordel, quel sale con. Il en ricane un peu, cette fois, sans pour autant quitter l'antre sécurisante de ses bras, pas fou. « T'as rien appris de c'que le groupe, Ollie, moi on t'a dit, hein ? » Non bien sûr ; il s'en fout de toute façon. « Tu crois que la schizophrénie ça se résume à quelques crises de nerfs de temps en temps et après on en parle plus ? »

C'est tellement plus, tellement pire que ça, bon sang. Voilà exactement pourquoi Ismaël ne pourra jamais être à lui ; à cause de ça, finalement. « C'est beaucoup plus que ça. C'est bien pire que ça. Personne peut comprendre ça, ça m'surprend pas que ça te dépasse autant. T'es presque aussi con que Neskov quand tu t'y mets. » Il soupire, recrache la fumée toxique en direction du ciel. Tant mieux, ça va lui donner faim, au moins. « C'est pas que j'aimerais pas me poser avec quelqu'un, en fait. C'est juste que pour quelqu'un comme moi, c'est beaucoup plus facile d'être détesté que d'être aimé. » Il hausse doucement les épaules, frissonne. Il fait bon, mais délesté de toutes ses fringues, on ne peut pas dire qu'il ait très chaud, là. « Au moins, ceux à qui j'parle savent à quoi s'attendre. Ils se disent pas que j'suis un mec sympa pour s'étonner les jours où j'vais pas assez bien pour faire semblant. C'est plus simple comme ça, ça fait quinze ans que j'me suis fait une raison à ce sujet. » La première fois qu'il a posé les yeux sur lui. La première fois qu'il a croisé son sourire, que c'est ce même sourire qui a réchauffé son coeur gelé et qu'il a compris, comme par instinct, qu'il ne lui serait jamais adressé.

Pourquoi ça le fait ricaner, Mallory ? C'était plus ou moins un compliment hein ; t'es quand même supportable quand t'y mets du tien. « T'as rien appris de c'que le groupe, Ollie, moi on t'a dit, hein ?Tu crois que la schizophrénie ça se résume à quelques crises de nerfs de temps en temps et après on en parle plus ?
– Je sais pas trop à quel moment j'ai dit ça, mais bon, réplique tranquillement Isma en récupérant un autre joint. »
Quelque chose lui dit qu'il en aura besoin ; pourquoi il a lancé cette conversation, déjà ? « C'est beaucoup plus que ça. C'est bien pire que ça. Personne peut comprendre ça, ça m'surprend pas que ça te dépasse autant. T'es presque aussi con que Neskov quand tu t'y mets.
– Sympa. Rappelle-moi de m'abstenir la prochaine fois que j'essaierai de t'encourager. »
On l'y reprendra clairement pas à deux fois, hein ; si c'est pour entendre ses jérémiades sur sa vie trop dure et sa douleur que personne ne peut comprendre, ça va bien. C'était clairement pas pour ça qu'il voulait le voir. « C'est pas que  j'aimerais pas me poser avec quelqu'un, en fait. C'est juste que pour quelqu'un comme moi, c'est beaucoup plus facile d'être détesté que d'être aimé. »
Ce coup-ci, Isma tourne un regard un peu effaré vers le chanteur. Est-ce qu'il pense sincèrement ce qu'il vient de dire ? « Au moins, ceux à qui j'parle savent à quoi s'attendre. Ils se disent pas que j'suis un mec sympa pour s'étonner les jours où j'vais pas assez bien pour faire semblant. C'est plus simple comme ça, ça fait quinze ans que j'me suis fait une raison à ce sujet.
– T'en as jamais marre de raconter des conneries plus grosses que toi ? demande le baroudeur en levant les yeux au ciel, allumant le deuxième joint pour en tirer une longue bouffée. C'est pas pour les gens comme toi que c'est plus simple d'être détesté que l'inverse ; tu crois quoi, que si t'étais pas malade on te reprocherait pas de te comporter comme un connard ? Tu peux pas tout faire pour que les gens te détestent et te plaindre parce qu'ils te détestent, c'est complètement con. »
Sentant comme par instinct que ce qu'il vient de dire pourrait aussi bien faire éclater le tonnerre à côté de lui, Ismaël tend le coup, glissant son nez à l'angle de la mâchoire du chanteur pour soupirer contre sa gorge. « Te fâche pas, j'm'en fous moi, tu sais, dit-il doucement, espérant couper court à une dispute inutile. J'me dis juste que si t'étais avec quelqu'un d'autre comme t'as été avec moi ce soir et la dernière fois, ce serait pas si difficile pour toi de trouver un mec. »

« T'en as jamais marre de raconter des conneries plus grosses que toi ? » Ah, c'est donc à ça que ça se résume ? Des conneries ? Sa maladie, donc, c'est une connerie, ou ce sont plutôt les déductions qu'il en a fait après vingt ans à en être victime ? C'est pas grave, soupire-t-il, c'est pas tout à fait comme s'il lui demandait de comprendre. Il y a un mur, épais, entre lui et cet homme, un mur contre lequel il a donné beaucoup de coups de poing, quand il était jeune ; il a fini par comprendre qu'il n'arriverait pas à le briser, et il s'est fait à l'idée, ou presque. En tout cas, il s'efforce d'y croire, Mallory, que ça ne le touche pas, que ça ne l'atteint plus autant qu'avant, ce genre de réflexions. Il peut bien continuer à dénigrer tout ce qu'il est s'il veut, ce n'est pas comme s'il avait quelque chose à lui prouver après tout. Ce n'est pas ce qu'il attend de lui, le baroudeur.

« C'est pas pour les gens comme toi que c'est plus simple d'être détesté que l'inverse ; tu crois quoi, que si t'étais pas malade on te reprocherait pas de te comporter comme un connard ? Tu peux pas tout faire pour que les gens te détestent et te plaindre parce qu'ils te détestent, c'est complètement con. » Ce qu'il croit, ce qu'il sait, c'est qu'être gentil avec quelqu'un a forcément des conséquences. C'est sûrement con, mais c'est comme ça qu'il se protège ; voir quelqu'un lui tourner le dos un jour où ça ne va pas, parce qu'il a été incapable de comprendre les terribles remous de son esprit, c'est trop difficile pour lui. Alors au moins, pas de surprise ; ouais, il n'est rien de plus qu'un sale con, et c'est beaucoup mieux comme ça. Et le jugement d'Ismaël dans tout ça ? Il ne résulte que de sa logique toute simple de quelqu'un qui n'a été que très peu confronté aux crises de Mallory. A chaque fois que c'est arrivé, il s'est arrangé pour être le plus loin de lui possible.

Un contact, chaud contre son cou lui arrache un soupir silencieux ; c'est de la torture à ce stade, cet excès de gentillesse et de douceur après des mots aussi cruels. Il n'a pas la moindre idée de ce que ça lui fait à Mallory, de sentir la tendresse dans ses gestes comme il l'aurait donnée à n'importe qui en s'imaginant qu'elle lui est exclusive ; toujours avant une phrase, un mot, quelque chose qui lui remet brutalement les pieds sur terre. Cette fois ne fera sans doute pas exception. « Te fâche pas, j'm'en fous moi, tu sais. J'me dis juste que si t'étais avec quelqu'un d'autre comme t'as été avec moi ce soir et la dernière fois, ce serait pas si difficile pour toi de trouver un mec. » Bon, cette fois il l'énerve. Mallory se tortille pour échapper à son étreinte, se dresse sur un coude ; ses yeux sont sévères sans être agressifs, quand il se penche vers le visage trop tranquille de quelqu'un dont chaque mot agresse ses résistances, et ça doit s'arrêter. « Hé, tu sais quoi ? Arrête de faire comme si tu savais mieux que moi ce qui serait meilleur pour moi, d'accord ? » Parce qu'il sait, il sait parfaitement ce qui serait mieux pour lui, sauf qu'il ne peut pas vraiment accéder à ce souhait là. Alors ça suffit.

« C'est pas pour ça que t'es venu et c'est pas pour ça que j'ai dit oui. Et entendre ce genre de vérités élémentaires alors que c'est moi qui vis ça tout seul depuis vingt ans ça m'apprendra rien et ça m'aidera pas, alors s'il te plaît. » Il ne peut pas résister, c'est trop difficile et trop tentant quand il pose doucement son front contre le sien, qu'il ferme les yeux, torturé par un chagrin et une résignation familière. Sa voix tremble quand il chuchote, cette fois, abattu en plein ciel par celui qui aurait dû l'aider à s'élever, au contraire. « S'il te plait, arrête. » Arrête de croire que j'ai pas de coeur, alors que tout ce qu'il en reste a toujours été entre tes mains.

Bon, sa tentative pour apaiser Mallory ne sera pas une réussite, constate-t-il en sentant le jeune homme maigrichon se débattre pour échapper à son étreinte. Pinçant les lèvres, Isma le laisse s'échapper en attendant que le ciel lui tombe sur la tête. « Hé, tu sais quoi ? Arrête de faire comme si tu savais mieux que moi ce qui serait meilleur pour moi, d'accord ? »
Le ton n'est pas aussi rêche que ce à quoi il aurait pu s'attendre, constate-t-il avec, tout de même, un brin de soulagement. Mallory n'a pas la langue dans sa poche quand il s'agit de balancer des horreurs et honnêtement il n'avait pas envie d'en prendre à travers la gueule ce soir. « C'est pas pour ça que t'es venu et c'est pas pour ça que j'ai dit oui. Et entendre ce genre de vérités élémentaires alors que c'est moi qui vis ça tout seul depuis vingt ans ça m'apprendra rien et ça m'aidera pas, alors s'il te plaît. »
Le problème c'est que s'apitoyer sur son sort ne règlera rien, et c'est exactement ce que Mallory fait, mais bon. Soit, il se tait ; de toute façon, ça, ça vaut effectivement mieux, songe-t-il en accueillant le front du chanteur contre le sien. A nouveau, il sent son amant tremblant de cette détresse que, il en est certain, les autres ne lui connaissent pas. A bien y réfléchir, il n'a vu le jeune homme dans cet état qu'après une partie de jambes en l'air. Ça doit sûrement le fatiguer beaucoup qu'il n'y paraît, songe-t-il, un soupir au bord des lèvres. « S'il te plait, arrête.
– D'accord, murmure-t-il en passant sa main libre dans les cheveux noirs du musicien, attirant son visage au creux de son cou pour pouvoir l'enlacer doucement. Désolé. »
Il ne sait pas trop s'il se sent coupable d'avoir dit ça, parce qu'en soi, il n'a rien fait de mal, mais ça a l'air de lui rester sur le coeur, à Mallory, alors autant ne pas en rajouter, songe-t-il en caressant ses cheveux dans un drôle de réflexe réconfortant. 
Un moment, ils restent là en silence, et une fois de plus, Ismaël songe qu'il aimerait bien pouvoir lire dans les pensées de ce gars-là, juste pour avoir une petite idée de ce qui se passe dans sa tête, tout de suite. Ça lui éviterait d'exaspérer le chanteur alors qu'il ne cherchait qu'à l'aider un peu ; pour une drôle de raison, c'était déplacé. Il comprendrait peut-être si Mallory ne se comportait pas de façon si étrange. A défaut, il caresse ses cheveux et son cou pendant quelques minutes, simplement le temps de sentir les tremblements légers du garçon se calmer. Ensuite, il le repousse doucement d'une main sur son épaule. « T'étais là pour les champignons, non ? J'les ai agglutinés sur ton côté de pizza, j'espère que t'as faim. »
Il sourit, encourageant ; elle est belle, cette soirée, il n'a pas du tout envie de la voir se finir en catastrophe. S'asseyant finalement en tailleur, pas du tout gêné par sa nudité, il installe la boîte de pizza sur ses genoux et en tend d'autorité une part au chanteur. En bas, sur les rochers, un Obalie joue avec un Prédastérie. « Il a pas froid aux yeux, celui-là, observe-t-il avant de croquer dans sa part de pizza et de reprendre, la bouche pleine : D'ailleurs, t'es venu sans Sun ? »