"D-Doudou," appela-t-il son Pokémon capricieux, lequel se détourna à contrecœur de ses errements inutiles pour regarder son maître avec l'expression bougonne typique de l'effronterie adolescente. "A-arrête... de faire la tête... et v-viens par ici..." Le Fantominus leva les yeux au ciel, soupira, grogna, projeta çà et là ses nuages de vapeur toxique, mais finit par obtempérer à l'ordre de son Dresseur. Le Togepi l'observa s'approcher avec effroi ; lorsque le Spectre arriva enfin à leur hauteur, la petite Fée se blottit un peu plus dans le giron d'Alistair, mais le Champion fit de son mieux pour ignorer sa détresse flagrante. "A-allons... n'aie pas p-peur," tenta-t-il de le rassurer. Il leva une main décharnée pour plonger ses doigts dans les volutes violettes de Doudou, joua un instant avec les formes spiralées qu'elles dessinaient dans les airs. "Il n'est... pas méchant. Juste... un p-peu farceur..."

"Doudou... Tu d-devrais... t'excuser," lui intima Alistair, une main toujours plongée dans ses fumées cependant que l'autre tenait serré contre lui le Togepi effrayé. "R-regarde-le... C'est... mal de lui avoir fait... peur de la s-sorte." Le Fantominus jeta à son maître une œillade offensée, visiblement outré par l'accusation, mais le Champion lui rendit son regard sans sourciller depuis les profondeurs impassibles de son masque lisse. "Allez, s'il te p-plaît," chuchota-t-il doucement. "Fais un... effort. P-pour moi." Le Spectre maugréa de plus belle, mais obéit de mauvaise grâce. Il flotta nonchalamment jusqu'au Togepi réfugié dans la chemise de son maître, lui adressa une expression pleine de dédain frustré, puis marmonna quelques onomatopées incompréhensibles du bout de ses lèvres flasques. Enfin, il ne put s'empêcher de ponctuer ses excuses d'un sourire vicieux, ce qui fit frissonner le Pokémon Fée autant que cela agaça Alistair - dans la mesure où il pouvait s'agacer contre son fantôme.

Le garçon fronça les sourcils sous son masque, hésita un instant à reprendre une nouvelle fois son Pokémon sur son comportement désagréable, puis se résigna dans un léger soupir. "P-pardon... Il est d-difficile, parfois," s'excusa-t-il à l'intention du Togepi. Il ne put empêcher un sourire timide de fleurir sur ses lèvres pâles, avant de se souvenir que la petite créature ne pourrait sans doute rien en percevoir ; pourtant elle lui rendit tout de même une expression enjouée, comme si les deux minuscules billes noires qui lui servaient d'yeux avaient pu, par Arceus savait quel miracle, discerner le changement d'attitude du Champion par-delà le rempart impénétrable de son masque blafard.

Ils s'observèrent ainsi pendant un long moment. Le Togepi ne semblait pas décidé à quitter les bras d'Alistair de sitôt ; un peu embarrassé, ce dernier ne savait trop comment réagir face à cette affection surprenante. Il n'aurait pu dire combien de temps s'était écoulé lorsqu'il trouva enfin le courage de relâcher doucement son étreinte sur le Pokémon sauvage.

"T-tu peux... repartir, t-tu sais," l'informa-t-il en tendant un doigt incertain vers les sous-bois qui s'étendaient de part et d'autre du chemin de promenade. "D-Doudou... ne va pas te... poursuivre. Je te le p-promets." Le concerné poussa une plainte sourde, agacé que sa petite plaisanterie eût pris une ampleur si dramatique aux yeux de son maître, mais ne fit rien de plus pour s'opposer à cette affirmation. "A-allez, petit... File retrouver t-tes amis..." Alistair joignit ses mains frêles et hésitantes pour repousser délicatement le Togepi de ses genoux, mais la créature fronça soudain les yeux et émit un geignement de protestation en s'accrochant de plus belle aux sangles qui pendaient sur les flancs du Champion. "H-hey..." fit celui-ci devant l'ardeur redoublée du Pokémon à s'attarder avec lui. "Ne fais... pas ça... Je ne p-peux pas... te garder avec m-moi..."

Le Togepi gémit à l'écoute de cette assertion, tendit vers Alistair ses petites pattes rondes et boudinées ; mais le Champion, malgré la compassion qu'il ressentait pour cette créature visiblement esseulée, secoua doucement la tête en signe de dénégation. "N-non, tu ne... peux pas me s-suivre... Je n'ai... p-pas le droit de... capturer des Pokémon, ici..." Surtout, il n'osait l'avouer tout haut, mais il craignait de devoir s'occuper d'un Pokémon qui n'était pas de type Spectre ; il ne parvenait toujours pas à percevoir clairement les émotions de ce Togepi, ni à anticiper ses réactions, et quelque part, il était terrorisé par cette constante incertitude qui l'envahissait là où il avait l'habitude de comprendre instinctivement les fantômes qu'il côtoyait. Il n'avait jamais eu à faire avec l'incapacité de savoir ; et cela se ressentait dans son attitude, maladroite, embarrassée, avec tous les autres Pokémon.

Le Togepi secoua violemment sa petite tête jaune, et sa crête de pics étoilés dansa comme autant de vaguelettes au sommet de son crâne rond. Piiiiii ! protesta-t-il avec vigueur de sa voix stridente, pour ensuite lever vers Alistair deux prunelles sombres et luisantes de larmes à peine contenues.

Le Champion ne savait pourquoi ce Pokémon sauvage s'était entiché si subitement de sa présence sinistre, mais une chose était sûre : il ne pouvait pas l'emporter avec lui. C'était hors de question. À ses yeux, il ne saurait être capable de s'en occuper correctement - il n'avait aucune idée des besoins des Pokémon Fée, encore moins des méthodes pour les éduquer - et de toute manière, il ne voulait pas désobéir à la législation interdisant la capture de Pokémon dans le parc. Il ne voulait pas d'ennuis avec la loi. "J-je suis désolé..." murmura-t-il donc à la créature d'un ton piteux, tentant tant bien que mal d'ignorer son cœur qui se serrait de manière incontrôlable devant la déception de cette douce figure jaune qui lui faisait face.

Gepiiiii... Le soupir triste du Togepi vrilla l'âme d'Alistair bien plus qu'il n'aurait pu s'y attendre. Il lui fallut rassembler toute la force de sa volonté pour ne pas céder à cette petite bouille malheureuse qui venait de rendre les armes, et fixait désormais le sol dans une expression parfaitement misérable. Le garçon adressa une ultime caresse au Pokémon sauvage, songeant que c'était mieux ainsi, pour l'un comme pour l'autre ; il ne voyait pas comment la créature pourrait mieux se plaire qu'au milieu des hauts arbres verdoyants et des fleurs éclatantes de ce parc, soigné et chouchouté par les Pokélovers qui consacraient leur existence au bonheur de leurs petits protégés. Le désir du Togepi de suivre le Champion des Spectres n'en était que plus étonnant : il avait tout pour s'épanouir dans ce refuge naturel au cœur de la ville, loin du rythme éprouvant de la vie parmi les Dresseurs. Pourquoi donc sacrifier sa liberté pour un humain inconnu ?

"Allez..." Doucement, le garçon attrapa le Togepi par sa coquille lisse, irradiant de cette chaleur éthérée, irréelle, et pourtant clairement perceptible, qui ne pouvait être autre chose que la manifestation sensible de la joie elle-même. Une joie néanmoins un peu ternie par la déception et la peine de se voir abandonné par celui sur lequel on avait jeté son dévolu ; la créature retint vaillamment le flot prodigieux de ses émotions, exacerbées par son jeune âge et son empathie hors du commun. La force de ses sentiments était telle qu'Alistair parvenait presque à la ressentir, quoiqu'elle résonnât davantage comme un écho déformé par le lien intrinsèque qu'il possédait avec le monde spirituel. On aurait dit que la Fée essayait de toucher son esprit par cette faille ouverte à la dimension des fantômes, d'un contact cependant trop maladroit, trop perturbé par l'étrangeté de ce plan inconnu pour réussir à porter son message à bon port.

Le garçon déposa en douceur le Togepi sur le gravier blanc du chemin de promenade, puis retira lentement ses mains de sa coquille d'une blancheur éclatante. La chaleur surnaturelle décrut peu à peu de ses doigts pâles, jusqu'à ce que sa peau craquelée retrouvât son habituelle aura glaciale. "A-au revoir... petit être..." le salua le Champion à mi-voix tout en esquivant habilement son regard peiné. Il tourna la froideur de son masque lisse vers Doudou qui observait la scène de loin, une moue exaspérée clairement dessinée sous ses fumées tourbillonnantes. "O-oui, Doudou... on y va," lui assura son maître. Il se redressa, se remit lourdement sur ses jambes tremblotantes ; puis il se retourna sans un regard en arrière, et reprit sa route sur le sentier caillouteux. Sous ses pas, les gravillons roulaient et crissaient avec un bruissement qui n'étouffait pas tout à fait la culpabilité de son âme en berne.

Alistair refusa de jeter un dernier regard au Togepi qu’il laissait, seul, dépité, derrière lui, de peur de sentir sa volonté vaciller. C’était mieux ainsi, n’est-ce pas ? Il n’aurait su s’en occuper, de toute manière. Il le savait - à moins qu’il essayait juste de s’en convaincre ? Il ne voulait plus y réfléchir : la créature, avec son aura si particulière, sa chaleur faite d’amour et d’émotion, avait ébranlé son âme bien plus qu’il n’aurait pensé un Pokémon non-Spectre capable de le faire.

Doudou rejoignit rapidement les parages de son maître hagard, bien content d’enfin pouvoir s’éloigner de la petite Fée et des tourbillons d’espoir déçu et de tristesse mêlés qui émanaient de sa coquille d'ordinaire imprégnée de joie. Cette rencontre avait été bien étrange, et la sensation de malaise qui ne quittait pas sa tête vaporeuse ne s’estompa pas totalement alors qu’il cheminait aux côtés du Champion sur les routes gravillonnées qui sillonnaient le parc.

Ils ne prirent pas garde aux petits bruissements de pas qui les talonnaient en silence ; ils n'entendirent pas les légers soubresauts qui agitaient les hautes herbes dans leur sillage, absorbés qu'ils étaient par la contemplation morne de leurs propres pensées - Alistair aux prises avec sa culpabilité, Doudou avec l'étrange pressentiment que l'évènement du jour aurait des répercussions inattendues sur leur avenir.

Le Togepi les suivait toujours alors qu'ils achevaient leur tour quotidien du parc. La nuit avait remporté sa conquête des cieux, et un épais manteau d'obscurité avait envahi les allées désertées par la plupart des promeneurs habituels ; ne restaient qu'Alistair et son Fantominus, errant tels deux âmes en peine sous les ramures alanguies par la catalepsie nocturne. Bientôt cependant, ils quittèrent les sentiers perdus au milieu des bois pour rallier l'entrée du square, inconscients de la petite bête rondelette qui refusait toujours d'abandonner celui pour lequel elle avait partagé un peu de son bonheur.