Cela ne faisait pas si longtemps qu'Alistair avait débarqué à Lathea. Le garçon n'avait pas encore tout à fait pris ses marques dans cette région inconnue, et sa tendance à fuir la présence humaine ne l'encourageait guère à chercher de l'aide auprès des autochtones lorsqu'un système ou une machine d'une sorte ou d'une autre ne répondait pas comme il le souhaitait à ses attentes. Il avait beaucoup bataillé avec l'administration du pays avant même son arrivée, et ç'avait été avec bien des difficultés qu'il avait enfin acquis sa Trainer Card. Il pensait naïvement qu'une fois débarqué à Castlerain, la paperasse le laisserait enfin en paix, mais il fallait croire que non ; la moindre transaction concernant les Pokémon devait être réglée via la carte flambant neuve qui ne quittait désormais plus sa veste, et il s'était attiré bien des regards intrigués et des commentaires agacés lorsqu'il s'était débattu comme un beau diable avec la profusion d'écrans tactiles et d'IA robotisées qui lui servaient d'intermédiaires.

Ses péripéties de touriste en proie au désarroi le plus total face à un océan de nouveautés l'épuisaient bien plus que ce qu'il aurait cru ; il fallait dire qu'il n'avait pas vraiment songé à ce qu'il ferait une fois arrivé à Lathea, et son manque de préparation devant l'ampleur de ses nouvelles obligations et de toutes les bonnes pratiques à retenir se faisait désormais clairement ressentir. Égaré au milieu des hautes tours de verre qui composaient la rutilante métropole encore épargnée par les affres du temps, Alistair avait hâte de régler les derniers termes de son arrivée et en apprendre suffisamment sur les contrées locales pour enfin quitter l'étroitesse des murs de son hôtel, et rallier les routes sauvages et les lieux abandonnés qu'il affectionnait tant. À défaut, le jeune homme passait la majorité de ses nuits à errer dans le parc Pokélovers, plus grande réserve naturelle de la capitale et seul endroit relativement épargné par l'effervescence urbaine.

Ce soir-là ne dérogea pas à la règle. Désireux de troquer l'atmosphère oppressante de sa petite chambre d'hôtel pour l'air frais et vivifiant de l'extérieur, le Champion rassembla rapidement ses affaires, s'empara du sac que lui avait gracieusement offert le Système en même temps que sa Trainer Card et quitta silencieusement la pièce, suivi d'un Doudou tout excité à l'idée de la promenade.  

Comme à son habitude, le Fantominus virevoltait allègrement à ses côtés, tournoyant autour de ses épaules voûtées sans se priver de lancer des regards facétieux et des grimaces moqueuses aux autres humains qui croisaient sa route. L'excentricité d'Alistair, son allure ramassée, sa démarche chaloupée et ses vêtements lugubres inspiraient rarement confiance au commun des mortels, et les rictus aussi malicieux que sinistres de son Pokémon achevaient d'inciter la plupart des gens à changer de trottoir lorsqu'ils l'apercevaient.

Le chemin à parcourir entre l'hôtel et le parc était déjà beaucoup trop long au goût d'Alistair, qui faisait tout son possible pour esquiver les yeux curieux attirés par son masque livide et ses mouvements flasques tout en apaisant son cœur affolé par la tumulte de la foule dans laquelle il était forcé de s'enfoncer. Doudou continuait de voleter çà et là autour de lui en adressant aux indiscrets ses sourires garnis de crocs sous ses volutes toxiques, et le jeune homme éprouvait un soulagement inavouable doublé d'une reconnaissance indicible envers son Pokémon prêt à écarter de leur passage toute présence humaine indésirée. Malgré l'heure tardive, la vie continuait de battre son plein entre les artères bondées de la vaste mégalopole toute d'acier vêtue, et le brouhaha des voitures qui s'accumulaient sur le bitume, la bousculade effrénée des passants qui se pressaient aux portes des boutiques et des bars et la cacophonie assourdissante des Pokémon qui braillaient par-dessus les voix synthétiques des éclatants panneaux publicitaires pendus aux flancs luisants des buildings auraient probablement fini par rendre Alistair complètement fou, s'il n'avait pas fini par apercevoir du coin de l’œil l'image salutaire du coin de paix et de verdure qu'il cherchait désespérément à atteindre.

La délivrance était toute proche, et la perspective de bientôt pouvoir trouver refuge sous le couvert rassurant des arbres du parc lui donna suffisamment de courage pour parcourir les derniers mètres qui le séparaient de son objectif, le grand portail aux élégantes arabesques qui affichait en belles lettres tarabiscotées le mot POKELOVERS. Alistair franchit le portique en toute hâte sans pouvoir réprimer l'infime soupir de soulagement qui monta derrière ses lèvres pâles. Doudou parut se détendre lui aussi, et ses brumes violettes s'éparpillèrent autour de lui alors qu'il relâchait enfin la tension accumulée par la garde vigilante qu'il tenait auprès de son maître.

Les échos de la vie urbaine furent bientôt étouffés par l'épaisseur de la canopée, et le Champion accueillit avec plaisir le silence retrouvé de la nature, seulement entrecoupé des frémissements des ramures et des bruissements émis par les Pokémon qui fuyaient parmi les fougères. En ce chaleureux début d'été, la nuit n'était pas encore tout à fait tombée, et le soleil dardait encore quelques ultimes flèches d'or et de pourpre au travers du ciel qui plongeait peu à peu dans les ténèbres. Les silhouettes puissantes et inébranlables des immeubles déchiraient le firmament de leur immense stature toute en arêtes et en angles, et Alistair déplora que leur encombrante présence masquait à sa vue toutes les délicates nuances par lesquelles passaient les profondeurs étoilées, avant que la lune ne vînt régner en maîtresse incontestée sur son royaume céleste.

Un agréable parfum de fleurs flottait dans l'air, répandu par les corolles éclatantes des massifs bigarrés soigneusement entretenus et ingénieusement disposés afin de former d'harmonieux parterres multicolores le long des sentiers pavés ; des Pokémon Insectes voletaient doucement au milieu des plantes, butinaient avec allégresse le pollen sucré des larges étamines qui jaillissaient d'entre les pétales soyeux dans l'espoir d'attiser l'intérêt des pollinisateurs. À l'écart des chemins fréquentés, des silhouettes fugaces de créatures farouches s'agitaient un bref instant entre les racines tortueuses et les troncs couverts de mousse des arbres qui s'étendaient à perte de vue, et le couvert de leur feuillage scintillant révélait par à-coups les battements d'ailes légers de quelque Pokémon oiseau qui regagnait son nid pour y trouver un repos bien mérité.

Alistair aimait ce parc. En un sens, la vie y foisonnait autant que dans la vaste cité artificielle qui l'abritait, pourtant elle ne s'y manifestait pas avec la violente modernité et l'avidité insatiable qui caractérisaient toutes les métropoles humaines ; loin de l'empressement et de la démesure qui étaient essences mêmes des exactions de l'humanité, l'existence simple et secrète des plantes et des Pokémon suivait doucement son cours, ininterrompue, sereine dans sa certitude qu'il en serait ainsi à jamais.

Heureusement pour Alistair, les citadins se montraient bien moins bruyants et tapageurs sur les chemins sinueux du parc qu'en plein cœur de la ville. Quelque part, ils avaient presque l'air déplacé parmi la profusion de la flore pas tout à fait sauvage, mais pas tout à fait domestiquée non plus ; les membres de l'association Pokélovers faisaient tout leur possible pour que leur petit îlot de verdure évoquât leurs territoires originels aux Pokémon qui y logeaient, et décourageaient ce faisant la capture en proposant aux visiteurs un lieu aux allures de réserve naturelle plutôt que de safari. Bien sûr, nombreux étaient ceux qui faisaient fi de cette règle, mais le Champion, lui, ne comprenait pas la raison d'une telle défiance ; ce n'était pas comme si Lathea manquait de prairies et de forêts où la chasse aux Pokémon était autorisée. Quel intérêt de venir contrarier les efforts acharnés d'une poignée de désintéressés qui ne souhaitaient qu'apporter un peu de quiétude et de liberté à des créatures fragiles, incapables de trouver refuge ailleurs ?

De fait, le garçon lui-même n'approuvait pas vraiment la capture intempestive de Pokémon sauvages pour le simple plaisir de satisfaire un désir de collection tout ce qu'il y avait de plus superficiel. Il avait cessé de compter le nombre d'âmes Pokémon qu'il avait dû soulager après leur abandon éternel parmi les Boîtes innombrables de leurs Dresseurs incapables de saisir la cruauté de leurs actes ; leur solitude infinie et l'insoutenable regret qu'elles éprouvaient envers leurs terres sauvages natales et la liberté qu'elles y avaient laissé avaient brûlé son empathie au fer rouge, et le Champion était incapable désormais de songer aux systèmes de stockage Pokémon, ni même au Pokédex, sans sentir son être entier frémir de dégoût. Paradoxal pour quelqu'un qui avait fondé sa vie toute entière sur les combats Pokémon, la course aux Arènes et, impitoyablement, les abus que ces compétitions entraînaient avec elles ; pourtant, il n'y avait jamais trop songé. Quelque part, il n'arrivait pas à se figurer qu'on pût réellement ne voir dans les combats qu'un étalage d'orgueil et de puissance au détriment du lien et de l'harmonie entre le Dresseur et son Pokémon.

Ou bien préférait-il seulement l'ignorer ? C'était tellement plus simple, de fermer les yeux sur les tragédies de ce monde. Surtout les plus banales, surtout les plus silencieuses. Alistair avait déjà affronté des challengers dont le profil n'était certainement pas celui d'un Dresseur aimant et attentionné, davantage soucieux du bien-être de ses Pokémon que de l'issue de leur affrontement ; il le voyait bien à leur expression fermée, à la dureté qu'il devinait derrière l'éclat livide de leurs yeux plissés par la concentration ou le mépris. Il faisait de son mieux alors pour esquiver l'ouragan qui s'annonçait face à lui, car si bien souvent, ces Dresseurs-là ne tenaient pas longtemps sous la fureur d'Isthar - trop impétueux, trop imbus de leur personne pour saisir la véritable puissance qui faisait battre le cœur du garçon et de son Ectoplasma à l'unisson - le Champion, lui, avait déjà fait les frais de la frustration outragée de ces mauvais perdants qui préféraient accabler les autres plutôt qu'eux-mêmes. Pourtant, jamais il n'avait levé le petit doigt pour arrêter leurs agissements aussi odieux qu'évidents. Il était trop terrifié pour cela.

Ses pensées s'égarèrent comme ses pas sur de bien tristes cheminements, et il ploya un peu plus les épaules sous la pression de la culpabilité née de sa propre impuissance. Aider les Pokémon défunts à trouver le repos était peut-être la voie qu'il avait choisie, la seule lumière qui guidait ses pas hésitants, l'unique certitude à laquelle il se raccrochait pour ne pas se laisser emporter par le tourbillon de ses malheurs et de ses craintes, pourtant une question terrible s'imposa soudain, ce soir-là, dans son esprit embrouillé par les souvenirs de son inertie injustifiable : menait-il le bon combat ? Plutôt que d'attendre les limbes de la mort pour redresser les torts sordides du passé et amener les âmes à la paix, ne valait-il pas mieux empêcher le malheur de les frapper tant qu'elles étaient encore de ce monde ?

Il y a des questions terrifiantes capables de remettre en cause tout ce en quoi nous croyons, des interrogations si impitoyablement pertinentes qu'elles secouent les fondations mêmes de nos valeurs et de nos êtres. Alistair voyait naître en lui l'une de ces questions en cet instant même, alors que son corps, abandonné de son esprit, divaguait sans but entre les allées et les arbres luxuriants ; et il ne pouvait qu'observer, impuissant, la vague déferlante des doutes que cette terrible pensée emportait avec elle fondre sur lui pour menacer de son ombre implacable le fragile cristal de son esprit trop naïf, trop frêle pour prendre conscience de la brutalité de ce monde. Vite, il fallait fuir ; ne pas s'aventurer plus avant sur ce terrain accidenté, ne plus se demander ce qu'il aurait pu faire au lieu de détourner le regard lorsque des Dresseurs abusifs s'en prenaient à leurs Pokémon, les insultaient, les séquestraient, les menaient sans merci au milieu de combats inégaux qui ne pouvaient déboucher que sur un échec aussi douloureux que fracassant ; ne plus réfléchir, ne plus se poser de questions, ne plus rien faire. Mais s'il y avait bien une chose dont il était incapable, c'était de cesser de penser.

Pour se sortir de cette spirale désastreuse, il lui aurait fallu un évènement extérieur capable de l'extraire de ses pensées, un écho du monde réel suffisamment important pour éclaircir les brumes de son esprit torturé, et le forcer à porter de nouveau son regard sur la vie qui poursuivait son cours. Malheureusement, rien ne semblait s'annoncer en ce sens, et le jeune homme continuait donc d'errer autant de corps que d'esprit, ses lourdes bottes noires écrasant le gravier sous ses pieds dans un crissement de mauvais augure.

Il aurait pu en être ainsi longtemps. Il aurait pu poursuivre sa promenade au bord du gouffre de ses incertitudes, incapable de s'écarter du chemin qu'il avait malencontreusement décidé de prendre. Doudou voguait à son gré plus loin, furetant parmi les massifs de fleurs, et ne prêtait guère attention aux tourments de son maître ; Alistair restait hors de sa portée, et même si le Pokémon avait été assez près de lui pour le soutenir, il n'avait pas la présence d'esprit de l'appeler à l'aide. Il était piégé en son for intérieur, en son fort intérieur, et il n'arrivait plus à en sortir.

Il n'arrivait pas à s'en sortir, jusqu'à ce qu'un heureux hasard sauvât enfin son âme en proie aux plus sombres ténèbres.

Il ne sut jamais ce qui attira le Pokémon à lui. De fait, s'il avait l'habitude d'avoir le contact facile avec les Spectres, quelle que fût leur nature, les autres Pokémon lui faisaient un effet bizarre d'étrangeté familière ; comme s'il comprenait leur essence sans la saisir vraiment tout à fait. Ils étaient peut-être trop vivants par rapport aux entités qu'il avait l'habitude de côtoyer, ou bien ce sentiment n'était-il que la sensation normale ressentie par tous les Dresseurs à l'égard de créatures dont ils ne comprenaient finalement que peu de choses. Après tout, Alistair n'avait jamais eu l'impression de ne pas comprendre intrinsèquement les Pokémon Spectres avec lesquels il vivait, et cet empathie instinctive, cette harmonie mutuelle qu'il ressentait envers ces êtres était si naturelle chez lui qu'il avait du mal à se faire à l'idée qu'il en fût autrement avec les Pokémon des autres types.