Le silence qui règne dans la cuisine de la nouvelle maison Esperanza est fait de plomb. De plomb serti de quelques petits clous pointus qui descendent lentement du plafond vers le sol, comme si une chape imaginaire était sur le point d'écraser et de planter l'enfant rentré au pays après sa trop longue absence.
Il avait hâte de rentrer. Ne serait-ce que pour savoir enfin s'il était trop tard pour lui ou s'il avait une chance d'être accepté de nouveau, il avait hâte de savoir, d'être fixé pour savoir s'il devait refaire ses valises tout de suite et trouver une autre région où essayer de mettre finalement le point final de son deuil, ou s'il lui serait accordée la chance de pouvoir franchir ce dernier pas avec les siens. Maintenant qu'il est là, il n'en sait toujours rien. Tout est encore plus flou, finalement. Son retour est un fiasco pire encore que celui qu'il avait imaginé ; Ismaël ne sait même pas s'il doit s'estimer heureux qu'on ne l'ait pas simplement renvoyé d'où il venait. C'est la question qu'il se pose alors qu'il fixe sa tasse de café dans laquelle il remue distraitement une petite cuillère, pour la forme. Le café est noir, un peu comme le regard de sa soeur, et la petite cuillère, elle n'est là que pour lui donner une très bonne raison de ne pas regarder Eva. D'ailleurs il est très très appliqué à remuer inutilement sa boisson en faisant bien attention à ne pas effleurer les bords de la tasse. « Tu as quelque chose de prévu, cet après-midi ? demande-t-il sans lever le nez, et priant bien futilement pour que, cette fois, la réponse soit un peu moins cinglantes que toutes celles qu'elle lui a accordées depuis son retour. »

Depuis une bonne heure, peut-être plus, la cuisine de la maison Esperanza, qui n'a jamais vraiment été chaleureuse depuis leur arrivée à Castlerain, est enveloppée d'une aura lourde, pesante. On entend que le tic tac de l'horloge murale, au-dessus de la cuisinière, qui annonce presque les quinze heures ; cela et le bruit d'un soupir ou deux, échappé presque furieusement du petit nez retroussé de l'aînée de la famille qui tient sa tasse de café à deux mains, qu'elle laisse refroidir sans le boire. Le père est dehors, au jardin comme d'habitude. Ils pourraient presque gagner un prix si seulement le voisinage en avait quelque chose à foutre de la gueule du gazon. La mère, elle, est endormie dans sa chambre, comme d'habitude. Elle en sort pour manger, prendre ses cachets, adresser deux ou trois mots à sa fille, demander si Isa a été vu quelque part. Oh oui, vu, il l'a été ; par l'espèce de grand abruti qu'Eva reconnait à peine, assis en face d'elle, le nez résolument baissé sur son propre mug. C'était hier, hier et il aurait pu ramener son petit frère fugueur à la maison directement si ce putain de fuyard l'avait seulement reconnu. A quoi il s'attend en revenant ici, hein ?

Eva ne sait pas. Elle s'en moque. Elle ne veut pas de lui ici et à la fois, elle a peut-être un peu trop espéré ce retour pendant dix ans. Par moments, elle relève le nez et le regarde ; elle dévisage ces traits qu'elle n'a pas vus s'affirmer et vieillir, et elle le déteste alors, de l'avoir privé de ça. Il ne leur a même pas écrit. « Tu as quelque chose de prévu, cet après-midi ? » La jeune femme en sursauterait presque. Depuis la fin du repas, morose, Isma et elle sont installés autour de la table ; mais personne ne parle, elle n'a pas envie de lui dire le moindre mot. Lui, il a l'air d'avoir envie de se rattraper, hein ? La belle affaire. « Oui. » Elle doit aller à Nathalia. Elle a repéré un terrain, elle ne sait pas trop pourquoi elle va y aller, mais ça va la sortir, au moins. Et puis si ça peut lui épargner cette situation de merde... elle renifle, puis saisit sa tasse d'une main pour boire l'entièreté de son contenu à longs traits, avant de la reposer brutalement sur la table et se lever. « D'ailleurs j'y vais. » Voilà. « Si tu t'ennuies t'as qu'à aller chercher Isaïah, tiens. T'as une photo de lui maintenant, ça devrait être moins compliqué. »

« Oui. » 
Ah. C'est super, ça. Où ? Pourquoi ? Il aimerait bien savoir, mais il n'ose pas demander, et le regard qu'il ose couler furtivement vers elle le décourage de toute façon. Elle boit furieusement sa tasse de café ; lui il porte à peine la sienne à ses lèvres, et manque bien d'en renverser partout quand il sursaute en entendant le bruit mat et sec du mug que sa grande soeur repose sur la table avant de se lever presque comme si quelque chose l'avait piquée. « D'ailleurs j'y vais. » 
C'est le moment de lui proposer de l'accompagner, mais il a un peu de mal à rassembler son courage, là. Au lieu de ça il préfère finir son café très vite. « Si tu t'ennuies t'as qu'à aller chercher Isaïah, tiens. T'as une photo de lui maintenant, ça devrait être moins compliqué. »
Pour un peu, il ferait des bulles avec son café ; au moins celui-ci a-t-il l'avantage de l'empêcher de protester, ça n'aurait pas arrangé son cas. « Même si je l'avais reconnu, j'aurais dû quoi, le ramener de force ? Il était à vingt mètres de la maison, s'il avait voulu rentrer il l'aurait fait, dit-il d'un ton un peu plaintif en se levant à son tour pour la suivre, essayant tant bien que mal de se justifier quand bien même il saurait que c'est une mauvaise idée. Je peux venir avec toi ? Tu vas où ? J'peux te déposer peut-être... »

Alors il a l'intention de redire quelque chose à ça ? Oui, non ? Il va prétendre quoi ce coup ci hein ? Qu'il avait besoin de quelque chose, qu'Isa est assez grand pour se démerder tout seul ? Elle en est fatiguée d'avance, mais elle n'a même pas le temps de se retourner pour le regarder que la voix presque plaintif de son petit frère résonne dans la cuisine, comme si cela allait justifier sa putain de connerie, hein ? « Même si je l'avais reconnu, j'aurais dû quoi, le ramener de force ? Il était à vingt mètres de la maison, s'il avait voulu rentrer il l'aurait fait » Un regard furieux se tourne vers lui tandis qu'il se lève pour prendre sa suite, et elle aurait beaucoup aimé lui cracher qu'Isa n'a que seize ans et qu'il a encore besoin de sa famille pour savoir ce qui est bien pour lui ou non, mais il s'en fout Isma, hein ? Il s'en fout, alors elle ne dit rien. Il s'en tape, de tous les efforts qu'elle a tenté avec le plus petit de ses frères et soeurs pour qu'il soit heureux en dépit de l'absence d'Eden et de parents pour le consoler et que malgré ça, il est parti quand même. Qu'elle s'inquiète, ça lui en touche une sans faire bouger l'autre, sûrement. Un peu comme tout ce qui n'était pas son départ quand il a décidé de les abandonner.

Bref, ça suffit. Elle se casse, elle en a déjà bien assez entendu comme ça et s'il ne veut pas se prendre une autre gifle Ismaël, il devrait vraiment reculer de là. « Je peux venir avec toi ? Tu vas où ? J'peux te déposer peut-être... » Pourquoi veut-il absolument l'accompagner ? Agacée, Eva lève les yeux au ciel, croise les bras. « T'as quelque chose à faire à Nathalia, toi ? » Oui ? Tiens donc,  quelle coïncidence, tiens, songe-t-elle en le toisant pour s'assurer qu'il ne ment pas. S'il ment elle ne s'en aperçoit pas. De toute manière, l'homme qui se tient face à elle, elle ne le connait pas. Alors elle soupire, lourdement, avant de filer vers le salon pour récupérer Aconit, qui dort tranquillement dans un vieux siège bébé qui avait appartenu à Lazuli, puis Isma, puis Soan. Le Pokémon remue doucement quand elle l'attrape entre ses bras. « Allez viens mon coeur, on va se promener, murmure-t-elle d'une voix douce pour le réveiller, avant de faire volte-face pour attraper son sac à main et ses clés de voiture. » Isma est toujours là ; à l'évidence, il va la suivre. « T'as qu'à venir. Je conduis. »

Alors, elle va tolérer sa présence ? Sûrement pas, ça a déjà l'air d'être un calvaire de le savoir ici alors si en plus il se met à la suivre partout... elle va l'envoyer chier, c'est sûr. « T'as quelque chose à faire à Nathalia, toi ? 
– Euh et bah, commence-t-il, pris de court. Oui ! Justement, ça tombe bien. J'devais rendre visite au père d'Arella, il habite là-bas depuis toujours. Elle m'a demandé de passer le voir. » 
Absolument pas, jamais de la vie il ne veut rencontrer ce type, mais c'est un très bon prétexte. Enfin, ça fera l'affaire, espère-t-il, serrant très très fort les fesses alors que sa grande soeur le scrute à la recherche d'un Séviper qu'elle a déjà avalée. C'est bon, ça va passer ; il ose même sourire d'un air innocent, si ça c'est pas être suicidaire...
Elle soupire, et s'en va. Elle soupire et s'en va. Elle soupire, s'en va... et il a toujours la tête sur les épaules. Mais c'est une victoire ? « Allez viens mon coeur, on va se promener... » 
Isma ne grimace pas, mais il n'en pense pas moins. C'est effrayant comme elle n'a pas changé. Vraiment effrayant. « T'as qu'à venir. Je conduis. 
– Euuuuuuuh fait-il aussitôt, un peu paniqué. Tu veux pas prendre un taxi plutôt ? Ça va plus vite et ça t'évite de payer l'essence ; je t'emmène, ok ? Ils me prennent à la tour de combats, j'vais me faire des couilles en or alors... j'peux payer, je t'invite, on prend un taxi ? »

Alors, viendra ou viendra pas ? Elle  sait très bien ce que ses frères et soeurs pensent de sa conduite, hein ; Soan ne veut plus monter avec elle, quant à Laz', si elle ne le dit pas, elle n'en pense pas moins. Maintenant qu'elle a sa propre voiture, elle n'a plus besoin d'utiliser des prétextes fallacieux pour se faire conduire autrement que par son aînée qui, d'après elle, roule un peu trop vite. Tant mieux, ça lui épargne au moins les allers retours à travers tout le pays, et ça économise un peu d'essence, songe-t-elle en sautant dans une paire de vieilles baskets qu'elle enfile sans même se pencher ni regarder ses pieds. Question d'habitude ; quand on participe à l'éducation de cinq gosses, on apprend à être réactif. « Euuuuuuuh... » Ah, il ne va pas venir avec elle, finalement ? Eva tourne la tête, le regard menaçant, mais cette fois ça n'arrête absolument pas son petit frère, quand bien même serait-il absolument tout sauf serein, là, tout de suite.

« Tu veux pas prendre un taxi plutôt ? Ça va plus vite et ça t'évite de payer l'essence ; je t'emmène, ok ? Ils me prennent à la tour de combats, j'vais me faire des couilles en or alors... j'peux payer, je t'invite, on prend un taxi ? » Et puis quoi encore ? Eva lève les yeux au ciel, clé à la main, puis ouvre la porte d'entrée sans lui accorder le moindre regard. « Prends un taxi si ça t'amuse. Sinon t'as trente secondes pour monter dans la voiture. » Le temps qu'elle met, elle, pour se diriger vers sa petite trapanelle toute rouge dont elle ne s'est pas séparée depuis son permis, ouvrir la portière, monter avec Aconit toujours dans ses bras qu'elle installe sur ses genoux après avoir attaché sa ceinture, avant de claquer la porte. A sa droite, Isma est monté, finalement. Machinalement, elle pose son sac sur ses genoux d'un geste impérieux, prend son paquet de clopes qu'elle fout sur le tableau de bord sans ménagement, en tire une qu'elle allume d'un geste habitué avant de démarrer, faisant hurler le moteur de l'automobile. « Ceinture. » Et trois secondes après, elle fonce.

Elle ne va jamais accepter, elle est beaucoup trop fière pour ça, quand bien même elle aurait toutes les raisons d'accepter. C'est vrai quoi, pour le coup elle a tout à y gagner, mais le regard assassin qu'il prend lui fait très bien comprendre qu'il ferait mieux de se faire cuire un oeuf. Bien, c'est super ça. Il devrait les compter ; depuis ce matin c'est sûr qu'il doit être à environ trois ou quatre cent. « Prends un taxi si ça t'amuse. Sinon t'as trente secondes pour monter dans la voiture. 
– Bien reçu mon capitaine, répond-il sans se démonter, songeant que trente secondes ça ne lui laisse pas du tout le temps de chiper un anti-vomitif dans le tiroir à pharmacie. » 
Il ne tente même pas la diable et décrète qu'il fera ses lacets dans la voiture pour ne pas prendre le risque qu'elle parte sans lui ; habituellement c'est limite s'il ne dort pas avec alors autant dire que devoir les ranger dans le placard à l'entrée de la maison, ça lui a fait tout bizarre. Mais bon, il n'a pas moufté quand un ordre aboyé lui a fait comprendre qu'il n'était pas question de se balader en chaussures dans la maison fraîchement lavée, hein ?
Sautant presque dans l'habitacle de la... du... véhicule en ruines qui sert de transport à sa soeur, il n'a que le temps de poser ses fesses sur le siège dont la mousse a été intégralement aplatie avant qu'un sac à main - lourd sa mère - ne lui soit jeté sur les genoux sans ménagement. Une main sauvage s'y engouffre sous ses yeux légèrement écarquillés, en ressort pour jeter un paquet de clopes sur le tableau de bord puis fuse à nouveau pour reprendre ledit paquet de clopes et le rejeter une fois la cigarette récupérée. Ça va un peu vite pour lui, là. « Ceinture. » 
Il ne se fait pas prier, et la suite se passe très vite ; il venait de débloquer le réglage du siège quand l'ordre a fusé, donc il a tout lâché pour s'attacher, mais le démarrage en trombe de la voiture précipite son siège en arrière, tout au bout des rails et il en grogne de surprise quand le choc fait claquer sa tête sur le dossier tout dur. Bien. Il offrira une voiture à sa soeur pour son anniversaire. Est-ce qu'ils sont déjà presque à l'extérieur de la ville ? Il a perdu connaissance pendant quinze minutes sans s'en rendre compte ? « Ok, peut-être que le taxi nous aurait pas fait gagner tant de temps que ça, ricane-t-il en massant son crâne endolori. À cette vitesse on y sera dans... attends, tu le garde devant avec toi, ton bébé ? T'as pas peur que euh... il passe à travers le pare-brise quand t'auras un accident ? »
Non pas qu'il lui souhaite, mais c'est déjà assez miraculeux que ce ne soit jamais arrivé. Quoiqu'il est presque sûr d'avoir vu quelques traces de heurts sur la carrosserie mais c'était sûrement pas sa faute à elle, hein ? 

Eva aime beaucoup conduire. Elle sait qu'elle ne le fait pas très bien, qu'elle roule un peu trop vite et qu'il lui arrive parfois d'oublier un certain nombre de petites règles élémentaires écrites dans ce livre insupportable appelé code de la route, mais à choisir entre les taxis volants et sa voiture affectueusement nommée Flora, en raison de la grosse fleur en sticker sur le coffre qu'elle n'a jamais pu décoller et que Lazuli avait posé dessus pour rigoler le jour où elle l'a reçue, elle préfère largement se taper le trajet de la traversée entière de Lathea dans sa trapanelle plutôt que dans les airs. Elle hait aussi bien l'avion que les Corvaillus qui transportent des passagers, c'est bien simple. Tirant nerveusement sur sa cigarette, elle grille trois feux rouges, se fait klaxonner trente secondes après leur départ lorsqu'elle s'engouffre à toute vitesse sur l'artère principale de la ville après un virage un peu trop serré.

« Ok, peut-être que le taxi nous aurait pas fait gagner tant de temps que ça. » Eva ne répond pas ; elle recrache sa fumée à la fenêtre et accéllère pour arriver avant une mamie dans la voie d'insertion du boulevard périphérique. A la sortie de Castelrain, il faudra prendre les petites routes jusqu'à Thiapolis puis Nathalia. « À cette vitesse on y sera dans... attends, tu le garde devant avec toi, ton bébé ? T'as pas peur que euh... il passe à travers le pare-brise quand t'auras un accident ? » Ah. Cette fois la jeune femme tourne la tête, et son sourire est absolument hideux. « Tiens donc, c'est vrai que j'y avais jamais pensé, heureusement que t'es revenu pour me donner des leçons de conduite, j'aurais fait comment sinon ? » grince-t-elle, rictus aux lèvres, avant de lâcher son levier de vitesse pour tenir ledit bébé tout remuant sur ses genoux, sentant l'énervement de sa maman d'adoption. « Occupe toi de ton cul, d'accord ? J'crois bien que j'avais déjà établi un certain nombre de règles à propos de cette bagnole et de ma conduite avant que tu décides de faire cavalier seul, alors ça serait bien que tu te rafraîchisses un peu la mémoire si tant est que les joints te l'aient pas fusillée en même temps que ton putain de discernement. » Elle tourne la tête, revient à la route devant elle, en posant sa main gauche en haut du volant. « Ta gueule, maintenant. »

Aïe. Ce sourire-là, un peu tordu, odieux, moche et méchant, il sait ce qu'il veut dire et il n'a pas hâte de l'entendre ; la preuve en est qu'il soupire avant même que la suite n'arrive. « Tiens donc, c'est vrai que j'y avais jamais pensé, heureusement que t'es revenu pour me donner des leçons de conduite, j'aurais fait comment sinon ? » 
Bon. Bien. Il va peut-être avoir besoin d'aide pour supporter tout ça, finalement, songe-t-il en fouillant dans les poches de sa veste en priant pour en avoir gardé un peu avec lui malgré sa promesse de ne pas sortir ça devant sa soeur. « Occupe toi de ton cul, d'accord ? J'crois bien que j'avais déjà établi un certain nombre de règles à propos de cette bagnole et de ma conduite avant que tu décides de faire cavalier seul, alors ça serait bien que tu te rafraîchisses un peu la mémoire si tant est que les joints te l'aient pas fusillée en même temps que ton putain de discernement. » 
Bien, songe-t-il en hochant la tête, les lèvres pincées, résolu à ne pas répondre pour ne pas aggraver son cas ; par chance, il vient de trouver un tout petit pochon dans sa poche et ça risque bien de lui sauver la vie. Il l'avait déjà moulue en plus, si c'est pas parfait. Une feuille, un tonc... « Ta gueule, maintenant. »
Oui oui, de toute façon il en prend tellement plein la gueule qu'il n'avait pas l'intention de continuer à tendre le bâton, hein. Au lieu de ça, il s'applique à rouler son joint tranquillement et tant bien que mal, puisque les à coups que marque la voiture ne lui facilitent très clairement pas la tâche. « Tiens, t'as changé de bague ? demande-t-il alors qu'un regard un peu inquiet vers les mains de sa soeur sur le volant lui font voir un bijou différent de celui dont il se rappelait. Vous vous êtes mariés avec Jim ? »
Ça ressemble bien à une alliance ça, non ? Il n'a jamais vu ça de trop près mais... c'est logique. Il a parlé d'un ton léger, enthousiaste ; après tout c'est une très bonne nouvelle ça, non ?

Voilà, qu'il se taise, qu'il roule son joint puisqu'il a envie de s'exploser la gueule devant elle alors qu'elle n'a jamais supporté ça, tant pis de toute manière ce n'est pas tout à fait comme si elle s'attendait au minimum syndical de respect de la part de son petit frère, et ce depuis des années. Les dents serrées par l'agacement, elle décide de profiter du silence tout relatif puisque le moteur hurle comme s'il allait passer au travers du capot ; c'est toujours mieux que d'entendre ce colossal abruti lui donner des conseils de conduite alors qu'il est revenu hier, après dix putains d'années d'absence sans rien, ni lettre ni nouvelles. Est-ce qu'il sait seulement ce que ça leur a fait, à tous ? A Isa, à Laz, Soan, et à elle, hein ? A ses parents ? Oh, il n'a sûrement pas raté ses parents, puisque son père a refusé de le croiser et que sa mère a fondu en larmes en le voyant arriver en croyant qu'il était un fantôme et qu'il allait lui ramener Eden. Voilà ce qu'il a laissé ici. Il n'y a plus rien à voir, leur famille est partie en fumée au moins autant que la petite maisonnette qu'ils avaient à Myrtha.

« Tiens, t'as changé de bague ? » C'est dingue ça, il ne connait plus sa langue maternelle pour être à ce point incapable de comprendre "ferme ta gueule" ? C'est dingue ça, songe-t-elle en serrant les dents sans répondre, ni regarder le petit anneau d'or qu'elle a mis à son doigt quand elle s'est rendue compte que sa bague de fiançailles avait laissé une marque blanche autour de son annulaire, et que la voir était au moins aussi insupportable que la bague elle-même. « Vous vous êtes mariés avec Jim ? » Cette fois, c'est un petit rire aigre qui lui échappe, quand elle balance son mégot à la fenêtre. « T'as vu Jim à la maison, hier ou aujourd'hui ? » Non, et c'est normal. Il est dans une toute autre maison tiens, quel putain de gâchis, ça aussi. « Et tu crois vraiment que si on s'était mariés j'habiterais encore à Castlerain ? » S'il arrêtait de fumer cette merde il réfléchirait un peu plus, bordel. « C'est fini depuis six ans, Jim est en taule, maintenant. Pour désertion. Il s'est barré, lui aussi. J'm'étais dit que vous alliez peut-être vous croiser sur les routes, tiens. » Et elle n'aime pas parler de Jim, Eva. Elle n'a jamais voulu qu'il s'en aille, quand bien même le lui aurait-elle hurlé entre deux phrases assassines le jour de son départ, mais elle ne voulait pas qu'il s'en aille. Il était son pilier, son épaule, même si ça ne se passait pas toujours bien. Ils devaient se marier, avoir des enfants ensemble, ils devaient être heureux et il est parti. Quatre ans après, certaines blessures ont fini par guérir, tant bien que mal, mais ce n'est pas son sujet préféré.

Pourquoi elle rigole, qu'est-ce qu'il a dit encore ? « T'as vu Jim à la maison, hier ou aujourd'hui ? 
– Euh... Non. » 
Non, mais il pouvait travailler ou un truc comme ça, ou avoir déménagé, il en sait rien lui, ça fait dix ans qu'il est parti au cas où ça ait échappé à quelqu'un. C'est dingue ça, il veut bien qu'on lui reproche d'avoir quitté sa famille du jour au lendemain mais enquiller sur d'autres accusations liées à ça alors que de fait ce sont simplement des conséquences de la première, c'est quand même un peu fatiguant. « Et tu crois vraiment que si on s'était mariés j'habiterais encore à Castlerain ? 
– J'en sais rien Eva, soupire-t-il. » 
Est-ce qu'il peut ouvrir la bouche sans se faire démonter derrière ou pas ? Elle pouvait simplement dire non en fait, ça marcherait aussi bien. Dépité, il allume son joint après avoir tant bien que mal ouvert la fenêtre à l'aide de la petite manivelle grinçante. « C'est fini depuis six ans, Jim est en taule, maintenant. Pour désertion. Il s'est barré, lui aussi. J'm'étais dit que vous alliez peut-être vous croiser sur les routes, tiens. » 
Wow. Ça il ne l'a pas vu venir et c'est un regard purement et simplement effaré qu'il tourne vers sa grande soeur, dont les yeux verts sont froidement rivés sur la route. Lui, il ne savait même pas que Jim était dans l'armée. Dans son souvenir, il était médecin. Mais lui, en taule ? C'est... incompréhensible. Il ouvre la bouche, puis la referme. Quand il dit quelque chose ça se passe mal, alors autant se taire, hein ; en plus elle sera contente, c'est exactement ce qu'elle a demandé. Les lèvres pincées, le jeune homme tire simplement un peu plus longuement sur sa tige de weed. Ça a au moins le mérite de l'apaiser un peu. Suffisamment pour qu'il ose en lâcher encore une, quand bien même ce ne serait pas l'idée du siècle. « Je suis désolé. J'en savais rien. »
Il ne sait pas grand chose de ce qui fait la vie de sa famille, aujourd'hui. C'est sûrement le prochain reproche qui l'attend, mais il se fait à l'idée. Qui sait, ils ont tous l'air de s'être habitués à l'inacceptable alors devrait bien y arriver, lui-aussi. Ils sont fait du même bois, tous, puisqu'il paraît qu'il est un Esperanza quand même.

Qu'il réfléchisse un peu, la prochaine fois qu'il lui viendra à l'idée de spéculer sur la vie qui a continué en son absence, Ismaël. Voilà ce que disent les yeux d'émeraudes de l'aînée de la famille, rivés sur la route pour ne surtout pas voir ses yeux s'ouvrir de surprise. Tout le monde a été étonné, quand Jim est parti, et tout le monde en a souffert. Eva aurait pu en gifler sa mère lorsque cette dernière a éclaté en sanglots quand il a fallu annoncer la nouvelle, parce qu'il faisait partie de la famille, parce qu'elle lui a jeté à la gueule que c'était à cause d'elle qu'il était parti, que c'était le troisième de cette famille qui disparaissait et que c'était injuste. Mais elle n'y a jamais rien pu Eva. Elle n'a pas voulu qu'il s'en aille. Elle n'a pas voulu qu'Isma disparaisse, elle n'a pas non plus voulu qu'Eden finisse enseveli sous la maison familiale. Rien de tout ça n'aurait dû arriver.

L'odeur du cannabis la prend aux narines maintenant, quand elle voit son frère tirer une longue bouffée sur son joint avant de recracher la fumée à la fenêtre. « Je suis désolé. J'en savais rien. » Elle n'a même plus envie de se mettre en colère. C'est épuisant, et si elle n'a pas du tout l'intention d'accorder son pardon au premier déserteur, elle n'a même plus la force de lui cracher à la gueule que la prochaine fois, il n'aura qu'à faire ce qu'elle lui dit et se taire. Au lieu de ça, elle hausse les épaules, après un long temps de silence. « Tout comme tu savais même pas à quoi ton petit frère ressemble maintenant, et tout un tas d'autres chose qui sont passées sous ton radar quand t'as décidé de partir et que tu nous a jamais écrits. Je m'en fous de tes excuses, Ismaël. » C'est comme ça, c'est tout. Il les a tous trahis, et si certains ont un peu mieux accepté son retour que d'autres, ça ne change absolument rien. « Eteins ce truc. » Parce que c'est toujours interdit dans sa bagnole et à la maison, et son approche de la trentaine ne change rien aux règles.

Il faut un bon moment avant d'atteindre Nathalia, et Eva sait déjà qu'il fera nuit quand ils rentreront, mais peu importe ; personne ne l'attend à la maison, de toute manière, et elle ne bosse pas demain. Son patron est vraiment sympa, à lui donner des jours de repos dès lors qu'elle les réclame. Contournant la ville par l'ouest, elle prend la direction du nord, pour rejoindre les abords ; c'est là qu'est le terrain dont on lui a parlé au téléphone. La partie abandonnée de la ville est interdite à la circulation, aussi sort-elle du véhicule après s'être garée devant une petite supérette délabrée, saisissant un masque dans la boite à gants avant de récupérer son sac, Aconit toujours lové dans ses bras. « Bon, on se retrouve à la voiture dans deux heures si tu veux en profiter pour rentrer. » Il devait aller faire un truc qui ne l'intéresse absolument pas, non ?