Ismaël aurait dû se douter que camper si près du chemin le conduirait fatalement à renoncer à sa grasse matinée. Le passage autour de l’Oeil de Lathea était déjà très fréquenté en été, quand l’impitoyable soleil grillait sans vergogne chaque promeneur du dimanche ; mais maintenant que l’Automne gagne doucement du terrain, c’est pire que tout. Lui, il n’a pas été malin, et il ne tarde pas à s’en rendre compte quand un cri du style ”attaque lance-flammes !” le réveille en sursaut, juste à temps pour que ses sens encore endormis le laissent percevoir le son bien reconnaissable… d’un lance-flamme, oui, pas franchement loin de sa tente.
Autant dire qu’il prend à peine le temps d’enfiler un pantalon avant de se jeter hors de la toile pour aller voir ce qui se passe, ce matin, sur les berges du lac régional.

Le spectacle vaut le coup, constate-t-il assez vite, quand il parvient à décoller ses yeux encore engourdis de sommeil pour observer le combat Pokémon qui prend place juste un peu plus loin sur la route. Un dresseur a dû en défier un autre à la sauvage, et même si ce sont des petites pointures qui s’affrontent, le jeune homme ne peut finalement que trouver ça attendrissant, de voir deux gamins serrer dents et poings tandis que leurs compagnons roulent l’un avec l’autre dans la poussière entre deux attaques spéciales. D’ailleurs, les attaques en question n’auraient besoin que d’un petit défaut de trajectoire pour arriver directement ici alors il ne tarde pas à se décider : ni une ni deux, il a fourré toutes ses affaires dans son sac, lequel finit dans ses bras en un rien de temps, juste histoire de ne pas voir ses biens brûler dans un accident stupide. Tant pis pour la tente, il n’a pas le temps de la démonter ; au pire il en achètera une autre.
Curieux tout de même, le baroudeur s’approche un peu plus, et ne tarde pas à repérer une silhouette féminine installée à l’abri derrière un rocher pour pouvoir observer le combat en toute sécurité. Sans vraiment réfléchir, torse nu tout échevelé par son réveil rapide et avec son énorme sac dans les bras, il décide de contourner le terrain improvisé pour rejoindre la seconde spectatrice. Celle-ci le suit d’ailleurs des yeux quelques secondes, elle a dû le voir sortir de sa tente comme un fou quelques secondes plus tôt ; au moins, il ne lui fera pas peur en l’apostrophant. « Je peux m’inviter ? demande-t-il presque en riant alors qu’il rejoint sa position. Ça a l’air un peu plus safe de ce côté. J’suis jamais contre un bon match Pokémon mais celui-là me paraît pas ultra bien placé, bizarrement. »

« Je t’en prie ! »
Ah, ce sourire, il est ravissant ; c'est le genre d'attitude qu'Ismaël adore, cette ouverture aux gens, ce manque de méfiance. Ça change, et c'est agréable de ne pas se confronter à une défense en béton armé chaque fois qu'on adresse la parole à quelqu'un. Cette petite jeune lui plaît bien ; d'ailleurs elle lui dit quelque chose. Ce sourire, il l'a déjà vu quelque part, mais c'est comme si l'associer au visage d'une jeune femme trouvait un écho un peu dissonant dans sa mémoire. En tout cas, elle est très appliquée dans son travail de photographie, note-t-il avec un petit sourire ; son propre appareil est rangé dans son sac - sac qu'il pose avec précaution près du rocher - mais il n'est clairement pas assez réveillé pour parvenir à prendre de bonnes photos alors il va le laisser à sa place. « Je ne suis pas certaine que ta tente passe la journée …
– Moi non-plus, rigole-t-il en voyant un nouveau jet de flamme lécher le dessus de sa toile pour y laisser quelques traces de suif. Mais bon, j'aime mieux que ce soit ça qui crame plutôt que moi. Ou mes pokéballs. »
Il s'installe en tailleur sur le sol, tendant le cou pour observer le combat et alors... il voit un visage se tourner vers lui. Puis se pencher, s'approcher, les yeux plissés pour le scruter. Est-ce qu'il a quelque chose sur la figure ? se demande-t-il en clignant des yeux, dévisageant à son tour la jeune femme. « On se connait. Je t’ai déjà vu, toi.
– Ah, j'me disais bien. Par contre j'te remets pas du tout. »
Autant être honnête, tant pis si c'est vexant ; il aura l'air moins con que de prétendre la reconnaître sans pouvoir donner ni nom ni contexte. « Comment tu t’appelles ? Tu viens d’où ?
– Ismaël, répond-il en riant, amusé par le naturel de ces questions qu'il aurait totalement pu poser - et que n'importe quel quidam aurait pu trouver intrusives. J'viens de Johto mais ça fait un moment que j'me suis pas posé. »
Il n'en faut visiblement pas plus à la jeune femme, dont le visage s'illumine quand, apparemment, elle le reconnaît. Il n'a même pas besoin de lui demander comment elle s'appelle ; l'information lui est donnée et à son tour, il écarquille les yeux, le visage déjà barré en deux par un sourire immense. « Oh merde, mais... mais t'as grandi ! »
Bon, ce sont des choses qui arrivent, effectivement, les gamines de treize ans ne restent pas bloquées à treize ans toute leur vie. Il l'attend, d'ailleurs, le et toi, t'as vieilli, ce serait de bonne guerre, songe-t-il en riant, gagné par la joie de retrouvailles aussi inattendues. « Qu'est-ce que tu fais à Lathea ? Ça fait longtemps que t'as quitté Sinnoh ? T'es belle comme tout dis donc. J'suis super content de te revoir. »
Il lâche ses pensées comme elles viennent, gagné comme un enfant par l'enthousiasme débordant d'un bonheur tombé du ciel. La coïncidence est trop belle.

Une éternité, oui, c'est peu de le dire ; le début de son voyage lui paraît si loin, à Isma. Quand il est allé à Sinnoh, il était encore avec Oliver ; c'est dire si l'eau a coulé sous les ponts, depuis. Il arrive à peine à y croire, se dit-il encore une fois en passant une main dans ses cheveux, riant presque d'euphorie. « T’as changé, toi aussi, t’as … une barbe. »
Ce constat, aussi perspicace que le sien, le fait sourire plus largement encore, alors qu'il se dit qu'il préfère des remarques de ce genre qu'une pique sur son âge, quand bien même il aurait ri exactement de la même façon dans ce cas de figure. Un doigt sauvage passe dans sa barbe ; est-ce qu'elle vérifie que c'est une vraie ? « Et tu piques !
– J'y suis pour rien ! se défend-il en riant. Encore là ça va, quand je la laisse pousser je ressemble à un Berserkatt c'est horrible... »
Ça fait viril et puissant, certes, mais le jeune homme se laisse dire qu'il n'a pas besoin de ça pour obtenir cet effet. Toujours est-il qu'il fait rire Aloy et que de toute façon, c'était tout ce qu'il espérait en racontant des conneries pareilles. Il est tellement content de la revoir ; il s'était juré de retourner à Sinnoh un jour, pour savoir ce que la petite fille de ses souvenirs était devenue. Finalement, il n'en a pas eu l'occasion, et voilà qu'il la retrouve ici, au dernier endroit où il pensait la trouver. « C’est une longue histoire, mais, ça fait … neuf ans, en fait. »
Neuf ans ? Un calcul rapide et un peu compliqué lui fait comprendre que ce n'était, du coup, pas très longtemps après leur rencontre, puisqu'il a visité Sinnoh justement il y a neuf ans. Qu'est-ce qui s'est passé ? Il meurt d'envie de demander, mais chaque chose en son temps. « Et tu es toujours aussi mignon ! Je suis tellement contente moi aussi. Tu vis par ici ? Ou alors tu voyages toujours ?
– Merci, j'avais peur que l'âge m'ait rendu moins beau, ment-il éhontément en riant, pas sérieux pour deux pokédollars. J'habite à Enoville maintenant, pour le travail. Autant te dire que j'aime mieux dormir dehors, même si parfois c'est un peu risqué visiblement. »
Sa tente n'aura pas tenu bien longtemps, se dit-il en jetant un coup d’œil à la toile effondrée sur le sol, sans pourtant s'inquiéter deux secondes. Il se fichait déjà de perdre son toit, mais là, c'est carrément devenu insignifiant. « Tu … tu as le temps ? Si tu veux on peut se balader ? Ou alors on va prendre un petit déjeuner quelque part ? J’ai trop de questions à te poser. Tiens. Tu fais quoi, maintenant, dans la vie ?
– J'ai le temps ! Il s'trouve que j'ai même pas de tente à démonter, alors on a gagné dix minutes, plaisante-t-il en se relevant de derrière le rocher pour charger son sac sur son dos. Par contre j'te propose qu'on s'éloigne un peu, ils ont l'air bien énervés ces deux-là. »
Il a le goût du risque, mais il faut savoir différencier les pics d'adrénaline grisant des actes inutilement suicidaires ; en l'occurrence, prendre le petit déjeuner à côté de deux Pokémon qui s'affrontent et qui ont déjà grillé sa tente semble très franchement pencher vers la seconde catégorie. « Je suis arbitre à la Tour de Combat, raconte-t-il alors qu'ils s'éloignent consciencieusement du lieu de l'affrontement. J'ai postulé au culot à mon retour, y a... un mois et demi je dirais. J'ai bien failli être recalé pour tout te dire, pour le coup c'était un coup de bluff que je regrette pas. J'ai jamais eu autant d'argent. »
Non pas qu'il en ait jamais eu besoin, puisqu'il s'en est toujours sorti en dormant dehors et en gagnant sa croûte au jour le jour, mais bon. C'est un confort, disons. Désignant un coin d'herbe au bord de l'eau, il propose à Aloy de s'y installer et d'y monter un petit feu de camp pour faire bouillir de l'eau et petit déjeuner au calme. « Et toi, qu'est-ce que tu fais maintenant ? demande-t-il en s'asseyant en tailleur tandis qu'il installe le matériel portable sorti de son sac. Et comment t'es arrivée jusqu'ici ? »