Objectivement, Ismaël a toujours adoré la hauteur. D'aucun dirait qu'il est un peu perché, et c'est probablement le cas parce que pour aimer se mettre en danger de cette façon il faut probablement être un peu taré, mais il s'est fait à l'idée. Le plus dur demeure encore de ne pas balancer des blagues pourries, du genre oho, vous êtes tout petits, en bas ! qui le grillerait instantanément auprès de la sécurité, alors il ronge tranquillement son frein en attendant de pouvoir entamer la descente. Si les gars qui s'occupent des instrument pouvaient se grouiller, ce serait fabuleux.
Quelques minutes plus tard, il finit par constater que la voie est libre - notamment à cause des deux couillons qui lui font de grands signes depuis la scène. Alors, il entame la descente, habilement, très habitué à l'exercice et pas mécontent de constater que ses réflexes sont revenus vraiment vite. Il faut dire qu'entre la course poursuite avec Isaïah et son entrée plus ou moins traditionnelle dans l'appartement de Mallory la dernière fois, il a clairement bien fait de recommencer à s'entraîner. Les ricanements venus d'en bas le font sourire, mais il ne prend pas la peine de leur répondre, peu désireux de leur donner raison en se déconcentrant pour se crouter comme un débile.
Tranquillement, le baroudeur finir par sauter le dernier mètre cinquante qui le sépare du sol et il sautille pour éviter de se faire mal, acceptant les quelques foulées d'élan qui le font trottiner jusqu'à ses amis, auxquels il adresse un immense sourire. « Jamais t'achètes un billet, grand con ? J'suis content de te voir, tu viens boire un verre avec nous ?
– Bah ouais, avec plaisir ! répond-il en enlaçant gentiment Erèbe, puis Oliver qu'il prend un peu le temps de regarder, comme s'il avait encore du mal à croire qu'il puisse l'avoir retrouvé après tout ce temps. Moi-aussi j'suis content de vous voir. Il est pas là Mallory ? »
C'est quoi, cette œillade méfiante que lui jette Ollie, là ? Effronté, Isma lui adresse un sourire en coin en levant les yeux au ciel ; sourire qui s'accentue lorsque, soupirant, le batteur lui désigne le fond de la scène d'un pouce pointe derrière son épaule. Effectivement, il est là, le petit Venalgue, appuyé au mur, l'air boudeur, comme d'habitude. « Bah alors Méli-Mallo, pourquoi tu fais la gueule ?! le hèle-t-il en lui faisant de grands gestes des bras. »
Est-ce qu'il est fâché à cause de la dernière fois ? Il y aurait de quoi, quelque part, mais après tout c'est lui qui l'a demandé. « On va boire un verre, tu viens ! »
Non, ce n'est pas une question.


Il était déjà tard à la fin du concert, maintenant c'est la pleine nuit et Ismaël ne se sent absolument pas fatigué ; il a bu, fumé, beaucoup, il passe une super soirée avec ses amis et d'ailleurs, il ne se prive pas de le leur faire remarquer, un sourire un peu con aux lèvres, les coudes appuyés sur la table métallique autour de laquelle ils sont assis. « Ah ça m'avait manqué putain... c'est comme au bon vieux temps. C'est vous qui m'avez manqué. »
Il est peut-être un peu ivre, ou peut-être un peu trop sincère, mais ça ne change pas grand chose : il est vraiment heureux de les avoir retrouvés. « Faudra qu'on se refasse ça, quand vous voulez. Si vous rev'nez à Enoville ou... Quand j'viens à Castlerain. J'déteste cette ville de merde mais j'dois y venir souvent alors. »
Alors autant rendre le déplacement un peu moins désagréable, hein ? Quelque chose lui dit que quelqu'un à cette table est capable de l'y aider, exactement comme il l'aidera à supporter l'étroitesse de son appartement ce soir. Quelqu'un sur la cuisse de qui il pose très tranquillement une main, sous la table, serrant légèrement les doigts pour éviter de le faire bondir alors que lui se lève et profite de la discussion entre les deux autres garçons pour se pencher un peu. « Si ça te tente, t'as qu'à me suivre, chuchote-t-il, les yeux perçants. Mon lit est pas très grand mais on devrait pouvoir se démerder. »
Il se redresse sans attendre de réponse, sourit aux deux autres qui lèvent enfin le nez vers lui, et tend la main pour leur dire au-revoir. « A un de ces quatre les gars, merci pour la soirée. Ça m'a fait plaisir, dit-il tranquillement avant de se tourner vers Mallory, dont il ébouriffe vivement les cheveux. A très vite, p'tit Venalgue. »
Une fois dehors, il s'allume une clope, soupire, sourit, lève le nez vers le ciel. On voit même pas les étoiles, il y a trop de lumière dans cette ville. C'est décidé, il va marcher lentement ; ce soir il aura besoin de compagnie et ce serait con que Mallory ne trouve pas son chemin.

Quelle heure est-il ? Une heure du matin ? Deux, trois ? Mallory n'en sait rien, mais il est épuisé. Comme à chaque fin de concert, la fatigue lui tombe systématiquement sur la gueule quelques heures après, au moment du dernier verre ; peut-être qu'il en a un tout petit peu abusé ce soir, des joints et de l'alcool, quand il a suivi le mouvement, hypnotisé par l'immense sourire d'Ismaël. C'est comme s'il avait tout oublié de leur dernière entrevue, et des textos qui ont suivi ; de ce putain de je m'enfoutisme total dont il fait cruellement preuve pour le décourager, aussi. Il est bien incapable de lui en vouloir quand il le regarde comme ça, et ça a toujours été le cas ; être désagréable avec le baroudeur a été un véritable exercice pendant un temps après tout. « Ah ça m'avait manqué putain... c'est comme au bon vieux temps. C'est vous qui m'avez manqué.
– Toi aussi, va. J'suis vraiment content que tu sois rentré à la maison. » Oliver grommelle, le nez dans sa sixième ? Huitième ? bière il n'en sait rien Mallory, souriant comme un con comme pour oublier la merde de sa propre vie personnelle. Il n'a pas cherché à avoir les détails, cela dit ; lui est relativement silencieux depuis le début de la soirée, il n'arrive pas à se détendre. Ismaël s'est installé à côté de lui et cela le rend nerveux ; il n'a pas la moindre idée de savoir s'il a le droit de lui parler ou non, le toucher ou non. La dernière fois, le baroudeur a été clair : certains gestes sont interdits, pour commencer. Il lui a dit ça quand, déjà ? Avant ou après l'avoir besogné comme un putain d'animal dans son propre lit ?

« Faudra qu'on se refasse ça, quand vous voulez. Si vous rev'nez à Enoville ou... Quand j'viens à Castlerain. J'déteste cette ville de merde mais j'dois y venir souvent alors.
– Passe à la maison un de ces quatre, répond Erèbe en ricanant. Ma meuf a plein de super copines. » Pour peu, il prendrait un grand coup de coude ce connard, si son îvresse ne risquait pas de le trahir. Fatigué, il dort presque à moitié le champion maintenant, et il commence à faire une croix sur la soirée qu'il imaginait ; cette fois, cela n'aura rien à voir avec la plage, il faut se rendre à l'évidence.

En tout cas, c'est ce qu'il se disait avant qu'une paume large, ferme, se pose sur sa cuisse ; surpris, il manque bien de sursauter, et il l'aurait fait si cette main ne le tenait pas serré pour l'en empêcher. Il a l'air terriblement habitué à l'exercice Isma, c'est dingue cette aisance avec laquelle il se lève et se penche, un terrible sourire aux lèvres, ce putain de sourire qui lui fait perdre toute idée de rejoindre sa chambre d'hôtel tout de suite. S'il le lui demande, il viendra. Il sait déjà que même sa fierté sera impuissante face à l'envie qu'un simple regard génère déjà au fond de son ventre. « Si ça te tente, t'as qu'à me suivre. Mon lit est pas très grand mais on devrait pouvoir se démerder. » Et dire qu'une minute plus tôt, il voyait son propre lit dans son usage le plus simpliste ; maintenant, il est parfaitement réveillé quand il le regarde s'éloigner, incapable de lui répondre, la bouche sèche. Comment c'est seulement possible, hein ? Pourquoi lui ? Pourquoi cette attraction-là, pourquoi ça ne le quitte pas, pourquoi ça ne lui a pas servi de leçon, la dernière fois, pourquoi a-t-il refusé d'écouter un conseil pourtant pas si con, de la part du concerné qui, en plus, n'a jamais voulu de lui ?

Sans doute parce qu'il n'a jamais su, songe-t-il alors qu'une grande paume ébouriffe ses cheveux et le fait râler, mais seulement dans sa barbe. « A un de ces quatre les gars, merci pour la soirée. Ça m'a fait plaisir. A très vite, p'tit Venalgue. » Non, non pas question ; bien sûr qu'il va le suivre, et il n'attend pas une seule seconde pour se redresser après qu'Isma ait passé la porte, mimant un baîllement. « J'vais à l'hôtel.
– Fous-toi de ma gueule, grince un Oliver beaucoup trop éméché pour se retenir, en le gratifiant, en prime, d'une oeillade hostile. Quand j'pense que tu m'as fait chier avec Gaspar, c'est vraiment l'hôpital qui se fout de la charité.
– J'vois pas de quoi tu parles. » Si, mais ça ne le regarde absolument pas.

« C'est ça. Tu sais dans quoi tu t'embarques, là ?
– Euh. Les mecs ?
– J'm'embarque dans rien du tout, j'vais dans ma putain de piaule et quand bien même j'irais dans celle d'un autre, c'est pas ton problème, j'crois bien ?
– Tu verras bien, hein ? J'sais pas si t'as la sensation qu'il en a quelque chose à foutre de toi mais j'te déconseille de t'en convaincre, en tout cas.
– Eh, c'est pas mon problème si t'as les glandes pour un truc vieux de huit ans et qui était de ta responsabilité, s'énerve Mallory en saisissant sa veste, furieux. J'fais encore ce que j'veux de mon cul, maman, tu ferais mieux de t'occuper du tien quand on voit auprès de qui tu le laisses traîner en ce moment.
– Va te faire foutre, Edgerton.
– C'est bien mon intention, puisque ça t'intéresse. » C'est bon là, il le lâche ? Oui, il le lâche. Bien. Quittant le bar en quelques enjambées, il franchit la porte presque en courant, inquiet d'imaginer Ismaël parti trop loin ; le baroudeur ne l'aura sans doute pas attendu, et il n'a pas la moindre idée de l'endroit où il habite.

Heureusement, et même si Isma marche, sa haute silhouette n'est pas bien loin. Il la reconnaîtrait entre mille, le jeune homme qui accélère pour rejoindre furieusement sa hauteur, les mains enfoncées dans ses poches, foutu en rogne en quelques phrases par un Oliver jaloux et débile. Personne ne peut comprendre, de toute façon, alors c'est pas la peine de chercher. « C'est loin chez toi ? grogne-t-il en levant les yeux vers lui. J'ai pas ton talent pour la crapahute, moi. »

Alors, viendra, viendra pas ? Isma est beaucoup plus tranquille que ce soir-là sur la plage ; peut-être parce qu’il a beaucoup plus fumé, ou peut-être aussi parce qu’aussi mal se soit passée la dernière fois, elle lui a apporté la cruelle et malsaine certitude que Mallory ne lui dira pas non. En tout cas, pas ce soir. Quand il aura retrouvé son cerveau, peut-être que ça changera ; mais pas ce soir. Et les pas rapides qu’il entend le rattraper sont trop légers pour qu’il puisse s’agir d’un random pressé dans cette ville surpeuplée ; le chanteur est sûrement le seul à savoir se déplacer aussi discrètement avec des chaussures comme ça. « C'est loin chez toi ? J'ai pas ton talent pour la crapahute, moi.
– Avec de bonnes pompes et des chaussettes propres, on peut faire des kilomètres sans s’en apercevoir, réplique-t-il tranquillement en tirant sur sa clope. Et puis, t’as une bonne motivation. »
Enfin, en tout cas c’est ce qu’il se plaît très prétentieusement à croire, mais ça va, il le vit bien. D’un geste du menton, il indique une ruelle sur la droite et s’y engage d’un pas toujours lent ; autant ménager le jeune homme, il le veut en forme pour encore au moins une heure. Un coup d’oeil, le premier, lui dévoile le visage boudeur du garçon qui n’a aucun mal à suivre l’allure ; pourquoi il fait la tête, il devrait être content, non ? La soirée s’est bien passée, ils se sont bien amusés ; en plus le concert était génial. « Elle est cool, ta dernière chanson. J’ai adoré, dit-il, non sans jeter quelques coups d’oeil furtifs pour observer la réaction du garçon, qui n’arrête pas pour autant de faire la gueule. Pourquoi tu boudes ? »

« Avec de bonnes pompes et des chaussettes propres, on peut faire des kilomètres sans s’en apercevoir. Et puis, t’as une bonne motivation. » Bah c’est super, vraiment formidable, génial, parce qu’il n’a pas du tout vocation, lui, de s’amuser à aller grimper partout pour faire le malin. Bordel, elle commençait bien cette soirée ; le concert a été un putain de triomphe, c’était génial, alors pourquoi est-ce qu’Oliver a décidé de foutre son nez dans ce qui le regardait pas, hein ? Il fronce les sourcils, le jeune homme, tire allègrement la gueule en priant pour qu’ils arrivent vite ; il est fatigué, et même si la perspective de s’envoyer en l’air ce soir est une très bonne motivation pour ne pas bouder trop longtemps, il doit quand même bien reconnaître qu’il sera content de retrouver son lit. Parce que quelque chose lui dit que sauter dans celui du baroudeur, oui, mais très certainement pour un temps déterminé ; ensuite, il faudra qu’il se casse, comme Ismaël s’est cassé la dernière fois. Sur une clope, un c’était cool, à plus, et un long silence de deux semaines qui s’est soldé par une remarque désobligeante, et plus rien. N’importe qui ne supporterait pas d’être traité comme ça ; lui suppose qu’il a l’habitude, et que c’est tout ce qu’il mérite.

« Elle est cool, ta dernière chanson. J’ai adoré.
– Merci. » Bien sûr qu’elle était cool, il l’a composée en une heure il y a une poignée de semaines, il a pas besoin de l’approbation d’Ismaël pour le savoir, le public l’a suffisamment prouvé comme ça, merci bien.

« Pourquoi tu boudes ?
– Parce qu’Oliver m’a cassé les couilles. » Voilà, c’est simple, clair, net, il n’a pas besoin d’entrer dans les détails, ça va aller, non ? En tout cas l’espère-t-il, quand il jette un coup d’oeil furtif au jeune homme qui l’interroge pourtant du regard. Là, il doit bien avouer que le ricanement était relativement involontaire, mais ça lui échappe quand même. « Et sois mignon mais viens pas m’faire croire que ça t’intéresse, hein, c’est bon. Tu sais très bien pourquoi j’te suis alors pas la peine d’épiloguer. » Si c’est pour qu’il lui dise encore que c’est une idée de merde et qu’il devrait lâcher l’affaire ça va bien, merci. « Mais content que le concert t’ait plu, vraiment. »

« Parce qu’Oliver m’a cassé les couilles. »
Ça l’aurait étonné, tiens, songe Isma en levant les yeux au ciel. De quoi il se mêle encore, sérieux ? Il a peur qu’il arrive du mal à son pauvre petit Mallory ? Qu’il s’en fasse pas, Isma n’a pas l’intention de lui faire du mal, bien au contraire. En tout cas pas directement ; pour le reste, le chanteur est un grand garçon. Un grand garçon qui sait très bien ce qu’il veut sûrement, sinon il n’en redemanderait pas. Enfin en attendant, s’il continue à faire la gueule comme ça il va rester en bas et Isma trouvera quelqu’un d’autre pour finir la soirée parce que ça va cinq minutes la gueule de dix pieds de long et les ricanements désabusés du style de toute façon la vie est une pute. « Et sois mignon mais viens pas m’faire croire que ça t’intéresse, hein, c’est bon. Tu sais très bien pourquoi j’te suis alors pas la peine d’épiloguer. »
Ah, il préfère juste qu’il se taise et qu’il le prenne comme la dernière fois ? Ça peut s’arranger ; à condition qu’il arrête de tirer cette tronche parce que s’envoyer en l’air avec un cadavre, merci mais non merci. « Mais content que le concert t’ait plu, vraiment.
– Ecoute Méli-Mallo, si c’est pour que tu fasses la gueule j’aime autant que t’ailles péter un coup chez toi et qu’on se voie une autre fois, hein. J’y peux rien si ton meilleur pote est un couillon. »
Pour le coup lui, il n’a vraiment rien à voir avec ça alors il va falloir remettre un peu les choses à leur place dans l’affaire, histoire qu’il n’y ait pas de méprise. Les deux hommes marchent maintenant le long de la place principale d’Enoville, devant la tour de combat. Quelques mètres de plus et Isma s'arrête d’un coup, un sourire engageant aux lèvres alors qu’il pose la main sur un petit écran, contre le mur, lequel passe aussitôt au vert pour faire descendre l’ascenseur resté un peu plus haut. « Ou alors tu peux laisser un peu de côté ta gueule d’enterrement et passer une fin de soirée vachement plus sympa. A toi de voir. »

« Ecoute Méli-Mallo, si c’est pour que tu fasses la gueule j’aime autant que t’ailles péter un coup chez toi et qu’on se voie une autre fois, hein. J’y peux rien si ton meilleur pote est un couillon. » Ouais, il le savait bien en le suivant, Mallory, que cela ne changerait rien à ce qu’il soit là ou non ; il pourrait passer une soirée tout aussi extraordinaire avec quelqu’un d’autre, là où le chanteur ne dépend plus que de son regard, ce soir. C’est crade, injuste, et subir cette indifférence lui fait bien plus de mal que lorsqu’il faisait semblant de le haïr ; ses humeurs sont brimées, comme si elles n’avaient absolument aucune importance. De là, il est donc parfaitement exclu de s’attendre à un peu de compassion, hein ? Seulement ce qu’il va recevoir et rien de plus : une heure, peut-être deux dans l’appartement du Johtien, avant de se faire virer comme s’il n’était rien. Quelque part, il est même presque certain qu’il est le seul à recevoir un traitement de ce genre, quand bien même lui sourirait-il pour l’encourager, tandis qu’un ascenseur descend jusqu’à eux, près de la tour de combat.

« Ou alors tu peux laisser un peu de côté ta gueule d’enterrement et passer une fin de soirée vachement plus sympa. A toi de voir.
– T’en fais pas, grogne-t-il quand même pour la forme, j’m’attendais à aucune forme de soutien. J’monte avec toi. »

Parce qu’il ne peut pas faire autrement ; parce que c’est bien plus fort que lui quand il monte dans l’habitacle, précédé par Ismaël, et qu’il se cale contre la paroi de verre. En silence, ses yeux glissent et dérivent sur la silhouette du baroudeur parfaitement tranquille ; peut-être qu’il n’a pas tort Oliver, peut-être qu’il fonce droit dans le mur, peut-être même qu’il le sait déjà. Mais tant pis, hein ? Il connait déjà l’argumentaire, finalement : c’est toi qui l’as voulu. Et quand il s’approche, mains dans les poches, c’est en s’efforçant de faire taire les désagrébles chuchotis au creux de son esprit. De la compassion, de l’écoute, il n’en recevra pas de sa part, jamais. C’est là-dedans qu’il s’est embarqué, et il doit accepter que ça ne changera jamais. « J’crois que je t’enverrai les dates de concert plus souvent. »

« T’en fais pas, j’m’attendais à aucune forme de soutien. J’monte avec toi. »
Bien. A ce stade il aurait été un peu déçu de devoir se rabattre sur quelqu’un d’autre, il faut le dire. Et puis franchement il ne peut rien pour Mallory, là ; c’est pas comme s’il pouvait vraiment lui dire qu’Oliver avait tort. Et puis le rassurer, ça reviendrait à lui donner de l’espoir, non ? Lui dire on s’en fout d’Oliver, ce soir y a que toi et moi, exactement comme à la plage, c’est ce qu’il aurait fait s’il n’avait pas très bien su que ça rendrait les choses encore plus difficiles pour Mallory, après, ou demain, quand il lui aurait demandé de s’en aller. C’est ça, que ça change, qu’il sache. C’est pour ça qu’il voulait pas coucher avec lui la dernière fois. Mais le chanteur n’a rien écouté, comme d’habitude, alors maintenant… il ne peut plus s’en prendre qu’à lui-même.
C’est ça qu’il se dit, Isma, les mains dans les poches et le dos appuyé contre le verre de l’ascenseur, en face de son amant qui fait toujours à moitié la tête mais qui fait apparemment des efforts pour s’en cacher. « J’crois que je t’enverrai les dates de concert plus souvent.
– Si tu veux, répond-il en souriant, sans trop savoir exactement la façon dont il doit se comporter, lui. J’avais prévu de m’inviter à celui-là de toute façon. »
Deux semaines c’était long. Mais ça, il ne le dit pas, parce qu’une fois encore son cerveau va plus vite que lui, qu’il a déjà pensé à ce que Mallory pourrait voir dans ces mots, alors qu’ils n’ont absolument pas ce sens-là. Le baroudeur se rappelle très bien des espoirs que faisaient parfois fleurir dans son esprit les paroles d’Oliver, à l’époque. La chute n’en était que plus rude quand il s’apercevait que non, non, la situation était toujours la même, qu’elle ne changerait pas. Qu’il devrait se contenter de la moitié, de la façade, de la coquille de l’homme qu’il aimait. Quelque part, ça le rend un peu malade de se dire que c’est ça qu’il inflige à Mallory. Vivement qu’ils soient là-haut, au moins il arrêtera de penser. « On monte jusqu’en haut, dit-il, parce que le silence lui semble un peu hostile, soudain. Quitte à vivre en ville j’voulais voir un peu le ciel, mais bon. J’avais pas calculé qu’on pouvait pas voir les étoiles dans une ville où il fait jour vingt-quatre heures sur vingt-quatre. »
Il pince un peu les lèvres, le nez levé vers la lune qu’on voit à peine se dessiner sur le manteau beaucoup trop clair de la nuit. Comme si cet état de fait le préoccupait plus que le reste, tout de suite maintenant. Est-ce qu’il est encore temps de lui dire de pas venir ?
Une secousse légère lui apprend que non, c’est trop tard. Ils viennent d’arriver, et derrière les portes qui s’ouvrent dans son dos, c’est directement son appartement. « Bon, dit-il en se détournant, sortant un peu nerveusement ses mains de ses poches. J’te propose un truc à boire ? »

« Si tu veux. J’avais prévu de m’inviter à celui-là de toute façon. » Alors pourquoi tu m’as pas écrit ? Pourquoi il ne lui a rien dit du tout, hein, pourquoi deux semaines de silence, pourquoi ce regard étrangement gêné, comme si soudain il était parfaitement indésirable ? C’est quoi qu’il lui fait peur, ce qu’il a découvert il y a quinze foutus de jours ? Il n’y a vraiment pas de quoi ; ça ne devrait pas changer quoi que ce soit. Et si pour ça il est obligé de le lui répéter, alors il le fera, quand bien même s’embrocherait-il lui même en faisant ça. Ses yeux se plissent, ça n’arrange absolument pas son humeur à Mallory ; pas plus quand Ismaël décide de briser le silence de la façon la plus conne et la plus bateau qu’il connaisse, là où il aurait tout préféré que ça, quitte à se faire prendre là, contre cette vitre, pour oublier que ce mec là ne l’aimera jamais.

« On monte jusqu’en haut. Quitte à vivre en ville j’voulais voir un peu le ciel, mais bon. J’avais pas calculé qu’on pouvait pas voir les étoiles dans une ville où il fait jour vingt-quatre heures sur vingt-quatre. » Ah, parce qu’on peut les voir ? Il lève le nez, Mallory ; il y a bien longtemps qu’il n’a plus fait attention à ce genre de choses. Les étoiles, la lune, les hauteurs, les paysages, tout lui est toujours apparu comme terriblement fade, et ce depuis des années. Les menus plaisirs, il les rechigne, les méprise et ne les comprend plus ; c’était bien de cela qu’il riait il y a des années, quand il faisait semblant de le haïr, après tout. Il te faut pas grand chose pour être heureux hein, j’aimerais bien avoir une tronche aussi vide que la tienne. A chaque fois qu’il y repense, ça lui donne envie de vomir. En silence, il détourne le regard. Peut-être que s’il avait eu suffisamment de courage pour tout lui dire, les choses se seraient effectivement passées autrement.

La porte s’ouvre sur une grande pièce, sous le regard curieux du chanteur ; l’endroit est plutôt froid, sans substance, bardé de larges baies vitrées donnant directement sur les lueurs de la ville, en contrebas. La vue sur la tour de combat est incroyable ; en silence, il fait le tour des lieux d’un simple regard. Pas aussi grand que chez lui, mais ça fera largement l’affaire. « Bon. J’te propose un truc à boire ? » Non, sûrement pas ; il voit très bien qu’il n’est qu’à moitié le bienvenu, et que cette politesse n’est rien de plus qu’une façade ; s’il a toujours plus ou moins eu l’habitude d’être un indésirable, aujourd’hui ça le rend malade Mallory, quand il s’approche en quelques pas du jeune homme pour empoigner fermement sa ceinture. Pas sur la bouche. C’est presque comme s’il le dégoûtait, et en dépit de l’envie qui lui broie le ventre, il sait qu’il ne trouvera pas ce qu’il cherche ce soir. Tant pis. Un paquet de cendres, ça lui a toujours suffi. « Epargne-moi les ronds-de-jambe, tu veux ? Elle est où, ta piaule ? » C’est comme ça qu’il veut que ça se passe, non ? Puisqu’il a le malheur de l’aimer, c’est le seul traitement qu’il recevra, alors tant pis. Il acceptera cet état de fait, et ce que ça lui coûte, il l’enterrera quelque part au milieu de tout ce qu’il a déjà eu à sacrifier. « Tu m’as pas proposé de venir chez toi pour boire un verre alors c’est bon. Perds pas ton temps. »

Il ne va pas falloir qu'il s'y habitue trop, Ismaël ; le stress, il ne sait vraiment pas le gérer et ça commence à devenir un peu trop du genre régulier. C'est une très mauvaise habitude qu'il va s'empresser de perdre, mais aujourd'hui, il ne peut pas vraiment y échapper.
Ces escaliers sont vraiment raides, ou alors c'est lui qui traine encore les séquelles respiratoires du petit incident d'il y a deux jours. C'est mieux qu'hier, mais c'est loin d'être ça, encore ; si les médecins ne lui avaient pas assuré qu'il retrouverait le plein usage de ses poumons sous peu, il serait vraiment en train de flipper. Enfin, il aurait une bonne raison supplémentaire de le faire, plutôt, se dit-il en pinçant les lèvres alors qu'il franchit enfin la porte de l'étage qu'on lui a indiqué. Ne reste qu'à trouver la bonne chambre, et il va falloir faire vite parce que dans son sac à dos, il y a quelqu'un qui commence à s'impatienter ; et qui dit s'impatienter quand on s'appelle Sun, dit remuer dans tous les sens et commencer à grogner ; autant dire qu'il attire quelques regards un peu perplexes quand il croise des gens dans le couloir.
Là, c'est la bonne chambre ! Il entre sans frapper, beaucoup trop pressé et considérant qu'il a une très bonne raison de le faire. « J'ai cru que j'trouverais jamais la chambre dans ce putain de... »
Ce à quoi il ne s'attendait pas, c'est la présence de cette infirmière occupée à changer une perfusion, apparemment. « Oh, bonjour. Désolé. J'peux rester ? Y a un monde fou dans le couloir.
– Ce n'est pas à moi qu'il faut demander, soupire la femme, apparemment blasée, en détournant la tête. »
Vu le regard de Mallory, Isma est presque sûr qu'il va se faire foutre dehors alors il lui adresse aussitôt une grimace catastrophée en désignant son sac. Sac qui... aboie. Sun doit sentir la présence de son dresseur.
Evidemment, l'infirmière relève aussitôt la tête, puisque les Pokémon qui ne font pas partie du personnel ne sont absolument pas autorisés ici. Alors Isma fait la chose la plus intelligente qui lui passe par la tête, et il se gratte derrière l'oreille en grognant entre ses dents, imitant exagérément le grondement d'un Voltoutou. « Foutus piqûres, ça fait un mal de Ponchiot. »
Ouais, bon. Elle le prend clairement pour un taré mais au moins, Sun n'est pas encore repéré.

« Comment tu te sens ?
– Ça va. »

Non, ça va pas ; mais à question stupide, réponse stupide. Oliver le sait pourtant, que ces questions-là n'ont absolument aucun sens, et en particulier en ce moment. Ils se sont bien assez disputés comme ça ; il n'en a ni l'envie ni la force maintenant. Depuis la veille, c'est un peu comme si toute son énergie s'était vidée de son corps au profit d'une atonie délirante, ponctuée de crises de larmes, de soubresauts d'angoisse. Non, Mallory ne va pas bien ; c'est ce qu'il a dit au psychiatre lorsqu'il a été emmené ici et que son agitation a obligé les infirmiers à l'attacher à son lit. Vous avez  besoin de vous reposer, a dit l'homme si simplement qu'il en a ricané, Mallory ; deux semaines de mise à pied et de repos forcé pour le champion, plus de matches, plus de concerts, plus rien. Rien que son appartement vide et la compagnie de ceux qui ont encore suffisamment pitié pour le garder. Tout ce dont il n'a pas besoin, et c'est cette pensée cruelle qui lui fait détourner son regard de celui de son meilleur ami, qui comprend immédiatement le mensonge et approche une paume qu'il pose doucement sur le dos de sa main. « Parle-moi, Mallo.
– J'ai rien à dire. J'ai juste besoin d'être tranquille. »

Même Oliver ne sera jamais capable de guérir la blessure béante qu'Ismaël a laissé dans son esprit. Ses pensées sont toutes tournées vers le baroudeur depuis la veille, depuis qu'il est arrivé ici. Il a l'impression qu'il s'agit là du seul sentiment qu'il soit encore capable de vivre ; le manque, qui le ronge, qui empoisonne son esprit fragile, le manque et tout ce qu'il a vécu, entendu, la veille au soir. Maintenant, il va effectivement falloir qu'il se repose ; et face aux yeux impuissants de son meilleur ami il assène, Mallory, inconscient du mal qu'il fait ou en tout cas, bien incapable d'en ressentir la moindre culpabilité. « J'ai pas besoin de toi. J'veux que tu t'en ailles.
– T'es sûr ? Mais...
– Va-t-en, Oliver. Rentre chez toi, tu m'ennuies. »
Il lui semble, aujourd'hui, que le soleil a complètement disparu de sa vie.


Il l'entend à peine, l'infirmière qui applique le nouvel antibiotique par le cathéter enfoncé dans son bras depuis l'avant veille. Elle lui parle, elle lui demande s'il va bien, s'il a besoin de quelque chose. Si à peine vingt quatre heures avant il faisait l'effort au moins de grogner, maintenant non. Ses yeux sont tournés vers la fenêtre, la chambre a été inondée par le soleil toute la journée. Ce soir, le crépuscule est vraiment beau ; le soleil qui se couche sur l'horizon diffuse une lueur pastel, un subtil mélange de couleurs chaudes. Il n'arrive même pas à en profiter. Mallory est beaucoup trop fatigué.

Anesthésié, il soupire quand la femme recule, la perfusion usagée à la main. Avec le traitement contre sa  blessure bandée et en cours de soin, il sait qu'il reçoit également des psychotropes là où la présence de Hatta et de Sophie suffirait à lui permettre de guérir sa psyché plus vite. Pas de Pokémon dans l'établissement, c'est la règle ; et s'il est impossible d'amener le Spiritomb ici, Sophie, elle, vit dans les couloirs depuis qu'on lui a dit que c'était interdit. Tant que l'infirmière est là, elle ne se montrera pas ; sitôt qu'elle s'en ira, son Ectoplasma apparaîtra dans sa chambre. C'est d'ailleurs la dernière compagnie que Mallory supporte.

Alors quand la porte s'ouvre d'un coup, il ne sursaute pas ; contrairement à l'infirmière, qui dévisage le nouvel arrivant, les sourcils froncés. Lui, il n'a même pas tourné la tête. « J'ai cru que j'trouverais jamais la chambre dans ce putain de... » Isma.
Et alors c'est soudainement comme si le monde se remettait à tourner dans le bon sens. Comme si l'horizon devenait soudainement plus coloré, plus beau, comme si chaque inspiration en présence du baroudeur lui rendait ses forces perdues. Surpris, Mallory tourne la tête ; ils avaient été clairs, pourtant, ils ne devaient pas se revoir. Alors qu'est-ce qu'il fait là, pourquoi est-il revenu ? Et finalement, c'est bien le chagrin qui recouvre le soulagement quand il le regarde ; lui et son air un peu étonné de ne pas être tout seul, ses mains crispées sur un grand sac et son sourire de grand idiot, toujours lumineux, toujours magnifique. Isma lui a toujours fait penser au doux craquement d'un feu de cheminée près de ses os glacés.

« Oh, bonjour. Désolé. J'peux rester ? Y a un monde fou dans le couloir.
– Ce n'est pas à moi qu'il faut demander. » Oh, Mallory adorerait lui dire de rester, bien sûr ; mais il a pris une décision, il ne peut pas revenir dessus sous peine de beaucoup trop souffrir. Incapable d'avoir la force de lui parler, il le regarde, l'implore de partir. Il l'a bien assez torturé comme ça, non ?
Non, à l'évidence  ; Ismaël grimace, désigne le sac, et l'aboiement qui résonne lui fait écarquiller les yeux. Il est passé prendre Sun ? Pour de vrai ?
Et sans doute que ce grognement qu'il pousse pour éviter la catastrophe l'aurait fait hurler de rire, dans d'autres circonstances. Mais pas celle-ci. «Foutus piqûres, ça fait un mal de Ponchiot.
– C'est bon, répond Mallory en tournant la tête vers l'infirmière, perplexe. Il peut rester ? » La femme hoche la tête ; sèchement, elle se lève, récupère son matériel avant de tourner la tête vers le baroudeur. « D'accord. Mais pas longtemps, il a besoin de se reposer. »

Reposer, cela risque d'être compliqué : aussitôt que la porte claque, un POP ! sonore retentit, faisant apparaître dans un épais nuage mauve la silhouette de Sophie, qui sourit de toutes ses dents. Dans la même temps, le sac est ouvert et le Voltoutou en émerge en remuant frénétiquement la queue, les yeux écarquillés en sautant sur le lit pour se précipiter dans les bras de son dresseur qui ont à peine la force d'enlacer doucement son Pokémon, le nez dans sa fourrure jaune. « Hey, marmonne-t-il doucement, tandis que le Pokémon s'installe contre son flanc valide. Tu m'as manqué. » Et le jeune homme qui tire une chaise pour s'installer aussi, songe-t-il au bout de quelques secondes, avant de tourner la tête pour l'observer. Tu devrais pas être là. Il n'a plus la force de se battre avec lui, ce soir ; tout au plus de l'observer en silence, d'abord, avant de trouver l'énergie d'ouvrir la bouche. « Merci. » C'est sans doute tout ce qu'il trouvera à dire ce soir. Va-t-en, je t'en prie.

« C'est bon, il peut rester ?
– D'accord. Mais pas longtemps, il a besoin de se reposer. »
Qu'est-ce que ça peut lui foutre, à celle-là ? De toute façon elle s'en va, se dit le baroudeur en haussant un peu les sourcils, résistant à l'envie de lui demander si elle voulait bien sortir plus vite, dans ce cas, pour qu'il se repose. Non mais je rêve.
Alors que la vieille dégage, Isma dépose son gros sac sur le sol et attend consciencieusement que la porte soit refermée pour libérer le Voltoutou qui s'empresse de bondir sur le lit de son dresseur. Ils sont adorables tous les deux. « Hey... Tu m'as manqué. »
Pendant que les deux se retrouvent à grand renforts de léchouilles et de caresses - chacune plus d'un côté que de l'autre - Isma salue joyeusement Sophie... qui détourne la tête ? Quoi, elle boude ? Bon. Il verra bien, décide-t-il en tirant une chaise pour s'installer près du lit de Mallory. Celui-ci le regarde sans rien dire et pendant une seconde, Ismaël a vraiment l'impression que le jeune homme va lui dire de s'en aller, comme ça, tout simplement. Cette idée lui fait un peu peur. « Merci.
– De rien, Méli-Mallo. »
Il le regarde, lui-aussi, sourit, retient la question comment ça va ? Ce serait débile de la poser. « T'as l'air en forme. »
Non, mais peu importe, décide-t-il en se levant. Il redoute d'entendre Mallory parler, en fait, que ce soit pour lui dire de dégager ou lui demander pourquoi il est venu, alors il se lève sans lui laisser le temps de répondre, retourne fouiller dans son sac. « Ça sent la mort dans cet hosto débile, maugrée-t-il en sortant d'une poche latérale un gros rouleau de papier adhésif. »
Ni une ni deux, il scotche tout simplement l'objectif de la caméra de surveillance au-dessus de le porte et bloque celle-ci en installant tout simplement le dossier d'une autre chaise sous la poignée pour éviter qu'elle ne puisse être clenchée. « Tu veux une clope ? demande-t-il ensuite, gaiment, avant d'en caler une entre ses lèvres et de lancer le paquet à Mallory sans lui laisser le temps de répondre. »
Lui, il est déjà à la fenêtre, qu'il ouvre en grand. « Sympa, la vue sur la Lande. Quand on est pas du côté de Myrtha c'est plutôt chouette le paysage depuis cette ville pourrie, piaille-t-il encore en allumant sa cigarette avant de tendre le briquet au malade. J'ai croisé Hydris hier, au fait. Il te passe le bonjour et il essaiera de venir te voir. »

« De rien, Méli-Mallo. » Est-ce qu'il a ramené la Pokéball de Sun, aussi ? Se cacher pour Sophie, c'est comme une seconde nature, mais dans le cas de son Voltoutou, l'affaire est bien plus compliquée. Sun est bruyant, hors de question de le dissimuler dans le seul placard qui lui sert de penderie ; en somme, il n'a absolument aucun moyen de le cacher si Isma n'a pas prévu le coup. Pour le moment, Mallory décide de ne pas s'en soucier ; le petit corps chaud de son Pokémon est un vrai bonheur à retrouver, son affection aussi, et même si Sophie les regarde tous les deux d'un oeil torve, il est reconnaissant au baroudeur de l'avoir amené. Est-ce qu'il va repartir, maintenant ? Non, il ne va pas partir, bien au contraire ; il lui sourit, et ce simple sourire fait à peine remuer les éclats de son coeur au fond de sa poitrine. Ce sourire, depuis combien de temps ne l'avait-il pas vu sur son visage ? Depuis qu'il sait. Et rien n'a changé, alors pourquoi d'un seul coup montre-t-il patte blanche ?

« T'as l'air en forme. » Le garçon en ricanerait s'il en avait la force, mais il n'a même pas celle de soupirer, ni de hausser une épaule, ou deux. Non, il n'est pas en forme ; sa crise de démence l'avant veille l'a émacié, le manque de sommeil creuse son visage de cernes épaisses et noires. Même ses doigts maigres semblent se méprendre à ceux d'un squelette, alors non. Non, il n'a pas du tout l'air en forme. Mais sa blessure guérit, c'est au moins la seule chose positive. Le jeune homme se lève, et Mallory ne répond pas. Ce n'est pas qu'il n'en a pas envie, mais c'est comme si sa parole était bloquée, soudainement ; à l'instant où l'infirmière a quitté la pièce, il a été bien incapable de prononcer un mot face à celui à qui il avait promis de ne jamais le revoir. Et pourtant, Ismaël est là. « Ça sent la mort dans cet hosto débile. »

Et en quelques secondes, les voilà enfermés tous les deux ; en silence, Mallory l'a regardé faire, sans comprendre. Il doit bien avouer qu'il a un peu peur, maintenant ; pourquoi barricade-t-il la pièce ? Qu'est-ce qu'il a fait, cette fois, qui oblige Ismaël à se comporter comme s'il voulait pouvoir l'éliminer sans témoins ?Non, se raisonne-t-il intérieurement, aidé par le repos et le médicament qui s'infiltre tout doucement dans ses veines, faisant taire ses bouffées délirantes. Si vraiment Isma lui voulait du mal, il se serait arrangé pour venir après que l'infirmière soit passée. Et puis il y a Sophie et Sun pour le protéger. Et Isma ne ferait jamais une chose pareille. C'est étrange, comme chaque pensée semble plus difficile à émettre au fil des secondes. Elles l'épuisent.

« Tu veux une clope ? » Il va hocher la tête, un peu surpris, mais le paquet s'envole déjà dans sa direction ; un bruit de briquet lui indique rapidement que le baroudeur ne l'a pas attendu. La fenêtre s'ouvre et il le regarde, Mallory, sans oser toucher au paquet tout de suite, les yeux rivés sur sa silhouette devant le coucher de soleil, son grand sourire, son air tranquille malgré l'apathie évidente dont le malade fait preuve. Pourquoi ? Pourquoi tu fais ça ? « Sympa, la vue sur la Lande. Quand on est pas du côté de Myrtha c'est plutôt chouette le paysage depuis cette ville pourrie. » Un briquet se tend et il l'attrape, machinalement ; ses doigts gourds se saisissent d'une cigarette, allumée maladroitement. « J'ai croisé Hydris hier, au fait. Il te passe le bonjour et il essaiera de venir te voir. » Depuis combien de temps n'a-t-il pas vu le ranger, Mallory ? Il n'en sait rien, ça remonte : Hydris est tout le temps sur les routes. Un regard a l'air de l'appeler, maintenant, ses yeux bruns essaient de lui demander une réponse, un signe, n'importe quoi, et tandis qu'il recrache sa fumée, Mallory soupire, doucement, avant de caler sa tête sur l'oreiller. Il est tellement blafard qu'il semble presque sur son lit de mort, maintenant, quand il détourne lâchement le regard pour se concentrer sur son Voltoutou, alors qu'il cherche la force de répondre quelque chose là où il devrait juste lui demander de partir. « D'accord. » Sa voix est blanche, son timbre atone, fatigué.

Et ce n'est pas contre Isma, bien au contraire ; c'est juste que depuis deux jours, il est bien incapable de prononcer une phrase de plus de cinq mots. Après la peur, la douleur et le chagrin, c'est cet étrange état presque synesthésique qui va l'empêcher d'avoir une valeur aux yeux du baroudeur. Est-ce qu'il le comprendra, ça ? Rien n'est moins sûr.

Il est vraiment dans un sale état, le chanteur. On dirait un Kécléon sur le lit blanc, marqué des mêmes crevasses sous les yeux, du même regard fixe. Un Kécléon qui fume sa cigarette en articulant deux syllabes creuses, dénuées de tout intérêt, de toute curiosité. « D'accord. »
Juste ça. D'accord. Les événements à Nathalia ont causé de gros dégâts, c'est ça ? Et qu'est-ce qui en est responsable ; la blessure, la maladie, ou lui ? Lui et ses conneries, lui et les horreurs qu'il a jetées alors qu'effectivement, il ne savait pas de quoi il parlait. La culpabilité serre le cœur du baroudeur, qui se fige, une petite seconde, en posant sur le visage livide de Mallory deux yeux bruns légèrement écarquillés par la surprise et l'inquiétude. L'hésitation, aussi. Qu'est-ce qu'il est supposé faire, là ? S'excuser encore ? Non, ça ne servirait à rien. Si son retour au pays lui a bien appris une chose, c'est celle-là : les excuses sans actes ne valent strictement rien. Alors il sourit, et reprend, comme si c'était parfaitement naturel de faire la conversation tout seul. Finalement, tous ces mots balancés comme ça, ce sont un peu les excuses qu'il ne formule pas. « Il m'avait manqué, c'est vraiment un gars super. On a fait un tour dans le parc, j'sais pas ce qu'il faisait là... enfin bon, ça m'a fait plaisir de le voir. »
Il fume, distraitement ; un peu trop distraitement pour que ce soit tout à fait naturel d'ailleurs mais peu importe, il compense. « D'ailleurs, enfin au fait parce que ça a rien à voir, j'sais pas si Oliver a l'habitude de nourrir ton petit monstre, là, mais j'ai bien l'impression qu'il a réussi à prendre du poids en deux jours. Ça a peut-être un rapport avec le frigo que j'ai trouvé ouvert et plutôt vide mais... en tout cas la gamelle de croquettes débordait. »
De toute façon Ollie n'a jamais été doué avec les proportions, c'est un fait. « Il avait très envie de te voir, le petit. J'ai eu qu'à prononcer ton nom qu'il sautait direct dans mon sac. J'ai essayé de le présenter à Moon aussi mais je crois que le courant est pas hyper bien passé... dommage pour un Voltoutou, tu me diras. »
Il n'est pas ultra sûr de cette blague, m'enfin, trop tard. « Moon c'est une Medhyéna. Je l'ai attrapée un peu avant que t'arrives avant-hier, j'ai pas eu le temps de te la présenter. Elle a un vrai caractère de chiotte, t'as même pas idée. »

Hydris va venir, alors ? Est-ce qu'il a envie de le voir, Mallory ? Il a toujours été gentil avec lui, Hydris, même quand ils se sont quittés, même quand le chanteur lui a brisé le coeur sans vraiment comprendre comment il s'était démerdé, cette fois. Il ne lui en a jamais voulu, il a tout plaqué pour partir sur les routes, pour oublier tout ça, et malgré tout il a toujours reçu des lettres, des cartes. Il n'a pas revu Hydris depuis son retour, est-ce qu'il lui manque ? Il avait un torse très large le ranger. Pour se recroqueviller dans ces bras-là, c'était plus simple. Peut-être que ça lui ferait du bien, de le voir. Peut-être qu'il pourrait lui demander pardon, enfin, après dix ans à avoir fait comme si tout était parfaitement normal. Comme s'il avait eu le droit de le traiter comme ça. « Il m'avait manqué, c'est vraiment un gars super. On a fait un tour dans le parc, j'sais pas ce qu'il faisait là... enfin bon, ça m'a fait plaisir de le voir. » Isma fait les questions et les réponses, et tous les pourquoi reviennent, encore et encore, traquer les moindres pensées logiques de Mallory ; pourquoi est-il venu, pourquoi est-il resté, pourquoi s'applique-t-il à faire la conversation en sachant qu'il n'arrivera pas à lui répondre, le chanteur ? Ça passera bien sûr, ça passe toujours ; dans quelques jours, quand on le laissera sortir, il errera dans son appartement comme un mort vivant et ses émotions finiront par revenir. Mais pour le moment, c'est peine perdue.

Mais il écoute. Il le regarde. Il tire sur sa cigarette, en silence. « D'ailleurs, enfin au fait parce que ça a rien à voir, j'sais pas si Oliver a l'habitude de nourrir ton petit monstre, là, mais j'ai bien l'impression qu'il a réussi à prendre du poids en deux jours. Ça a peut-être un rapport avec le frigo que j'ai trouvé ouvert et plutôt vide mais... en tout cas la gamelle de croquettes débordait. » Presque automatiquement, Mallory baisse les yeux vers le principal concerné par cette remarque ; c'est vrai qu'il s'est un peu arrondi Sun, il va falloir qu'il fasse attention quand ils rentreront à la maison. C'est Oliver qui lui a confié son Voltoutou ? Il est venu, hier, Oliver, mais il n'avait pas envie de le voir. Il n'avait envie de voir personne. Est-ce qu'ils se sont parlés, tous les deux ?

« Il avait très envie de te voir, le petit. J'ai eu qu'à prononcer ton nom qu'il sautait direct dans mon sac. J'ai essayé de le présenter à Moon aussi mais je crois que le courant est pas hyper bien passé... dommage pour un Voltoutou, tu me diras. » C'est une blague, ça. Elle n'est pas drôle mais en temps normal, il l'aurait au moins fait remarquer ; tout de suite, il se contente juste de le regarder. Atone. « Moon c'est une Medhyéna. Je l'ai attrapée un peu avant que t'arrives avant-hier, j'ai pas eu le temps de te la présenter. Elle a un vrai caractère de chiotte, t'as même pas idée. » Cette fois, Mallory relève le nez ; ses yeux noirs, vides, laissent entrevoir une légère lueur d'intérêt. Blême, il observe le jeune homme qui le regarde, l'étudie ; cet étrange examen le met mal à l'aise. Mais ce qu'il vient d'entendre vient d'éveiller sa curiosité, alors il pose quand même la question, d'une voix blanche. « Moon ? » Pourquoi Moon ? Il y a une raison à ça, il en est sûr ; mais ses pensées délitées sont incapables de trouver une relation de cause à effet.

J'ai soif. A ce genre de pensées simples, il est capable de leur obéir ; sans rien dire de plus, il tend le bras vers la table basse, près de son lit. Sa main tremble, fait vibrer le verre plein dont il se saisit, et peut-être qu'il en renverse un petit peu sur ses genoux quand il entreprend de boire, sa cigarette dans l'autre main. Hydris, Oliver, Sun, Moon. Il a envie de l'entendre parler encore un peu.

Ah, il a attiré son attention, cette fois. Si le visage du chanteur reste toujours totalement impassible, il y a ce petit éclat d'intérêt, cette toute petite présence qui se manifeste. C'est déjà une victoire, alors Isma se fait plus attentif que jamais quand il se met à l'observer, attendant une réaction, quelque chose. « Moon ? »
Oui, Moon. Ce nom n'a pas été choisi au hasard, il doit bien l'avouer. Medhyéna est un Pokémon qu'Ismaël a toujours beaucoup aimé et il a tenu à donner à cette petite femelle un nom un peu poétique. La lune pour un Pokémon Ténèbres, il y a quelque chose. Et peut-être que ses pensées étaient un peu occupées par un certain chanteur au moment où il l'a capturée. Peut-être qu'il a pensé à Sun, qu'il s'est dit que le petit Pokémon occupé à détruire cette vieille horloge tombée d'il-ne-sait-où en était le parfait opposé. Peut-être que son oeil blanc, vide, n'a pas été tout à fait étranger à l'histoire non-plus.
Alors que le jeune homme prend maladroitement un verre d'eau, Isma reprend, observant ses gestes avec attention, prêt à intervenir pour lui apporter son aide en cas de besoin : « Je te la présenterai quand tu sortiras d'ici, là j'ai dû la ranger dans sa ball parce que sinon ils se seraient battus avec Sun et niveau discrétion ce serait pas le top du top. Elle est toute jeune et elle a un oeil tout blanc, j'pense qu'elle a été blessée. Ou alors c'est de naissance, je sais pas. »
Il hausse les épaules ; de toute façon il y a peu de chance pour qu'il connaisse un jour la réponse à cette question. Terminant sa cigarette, il la jette par la fenêtre et revient s'installer près de Mallory, sur la chaise. « En tout cas elle est super agressive et c'est une vraie tête brûlée ; tu l'aurais vue gronder sous le nez de Flam alors qu'il aurait pu n'en faire qu'une bouchée, c'était complètement dingue. Elle doit pas avoir un instinct de survie très développé pour s'attaquer à plus fort qu'elle comme ça. »
Flam, Flaminou de son nom complet, c'est le Typhlosion d'Ismaël. Son premier Pokémon, son compagnon du premier jour, qui a eu la bonté de ne pas lui en vouloir pour l'abominable nom que lui a donné le gamin de sept ans qui l'a vu éclore. « Et j'te parle pas du nombre de chaussettes qu'elle a déjà bouffées depuis qu'je l'ai... fait-il alors semblant de maugréer, gardant un oeil levé vers le visage de Mallory, espérant, peut-être, y voir éclore l'ombre d'un sourire. »

« Je te la présenterai quand tu sortiras d'ici, là j'ai dû la ranger dans sa ball parce que sinon ils se seraient battus avec Sun et niveau discrétion ce serait pas le top du top. Elle est toute jeune et elle a un oeil tout blanc, j'pense qu'elle a été blessée. Ou alors c'est de naissance, je sais pas. » Il l'écoute, Mallory, même s'il ne répond rien. Peut-être qu'il va s'en souvenir de tout ça, ou peut-être pas ; toujours est-il qu'il le regarde, longuement, qu'il détaille en silence des traits pourtant connus par coeur. Ses pensées s'emmêlent et il est bien incapable de savoir avec certitude lesquelles l'envahissent, ce soir, et lesquelles il chasse. Il est à la fois là et absent, dans un autre monde et accroché à celui-ci ; il n'est pas la même personne, il ne ressemble pas au garçon énervé et désagréable qu'il est en temps normal, mais seulement à son enveloppe, fatiguée. Quand il va bien, il aime coupablement à se dire que cet aspect-là de lui, c'est son vrai visage ; rien. Juste une coque qui bouge et qui parle à peine, qui mange quand elle a faim, boit quand elle a soif et dort quand elle en a besoin.

« En tout cas elle est super agressive et c'est une vraie tête brûlée ; tu l'aurais vue gronder sous le nez de Flam alors qu'il aurait pu n'en faire qu'une bouchée, c'était complètement dingue. Elle doit pas avoir un instinct de survie très développé pour s'attaquer à plus fort qu'elle comme ça. » Mais Ismaël est différent, Ismaël fait ressortir autre chose ; Ismaël est là et Mallory a envie qu'il reste, il a envie de l'écouter. Tout ce qu'il est capable de faire, c'est de répondre à l'appel de ses instincts les plus primaires, et en voilà un de taille. Il a envie de l'écouter parler, sans tout retenir, peu importe. Du moment qu'il parle, que sa voix caresse son esprit en pleine reconstruction, c'est tout ce qui compte, c'est tout ce qui importe. « Et j'te parle pas du nombre de chaussettes qu'elle a déjà bouffées depuis qu'je l'ai... » Mais de sourire il n'y a pas ; dans quelques jours, dans une semaine peut-être, il sera capable de voir les efforts de son ancien amant pour le ramener à la réalité. Ce soir, il ne le peut pas ; Ismaël se tait et lui le regarde quelques secondes, dans un silence lourd, pesant, gênant. Silence qu'il finit par briser, par une seule phrase qui scelle définitivement toute tentative de discussion. « Je suis fatigué. » Et de reposer maladroitement le verre à moitié vide sur la table de chevet : en quelques instants, le voilà allongé sur son oreiller ; il doit dormir, alors c'est ce qu'il va faire. C'est ce que le docteur lui a dit, pour arrêter de penser. « Raconte encore des choses. » Au moins jusqu'à ce qu'il sombre ; son bras s'enroule avec une tendresse presque enfantine autour du ventre d'un Sun parfaitement calme, qui égare simplement un long coup de langue sur sa joue. Reste avec moi.


Il y a du bruit dehors, quelque chose cogne aux carreaux et le réveille. Est-ce qu'il pleut ? Non, il faisait beau tout à l'heure, il ne peut pas pleuvoir si vite. Lorsque Mallory ouvre les yeux, il lui faut quelques secondes pour se souvenir de l'endroit où il est ; dans un lit, d'abord. Allongé. Il dormait. Ensuite, un point rapide : les murs sont blancs, il y a une télévision éteinte au mur, ça sent le désinfectant, le citron. Il est à l'hôpital. Une crise ? Non. Il a mal dans le flanc, c'est parce qu'il s'est blessé à Nathalia. Organiser ses pensées est une aide face à l'angoisse, et il en a bien besoin, le chanteur ; surtout lorsque, quand il tourne la tête, il y a quelque chose à la fenêtre ; quelque chose de gros, avec des dents, qui toque à la vitre. Il est trop épuisé pour reconnaître le baroudeur parti quelques heures auparavant, et son coeur rate un bond quand il bondit du lit pour échapper au monstre venu le chercher pour l'entraîner plus profondément dans les abysses.

Recroquevillé dans un angle du mur, pitoyable dans son pyjama d'hôpital trop grand, le champion ne voit pas la silhouette de Sophie, qui veillait au grain, apparaître devant la fenêtre qu'elle ouvre ; elle ne sourit pas pourtant, lorsqu'elle laisse Ismaël entrer dans la chambre, l'air sévère. « Isma doit faire attention. Ça, c'est pas bien, non non, ça lui fait peur. » Et peur, c'est un euphémisme ; il est terrifié, le malade qui cherche du regard un objet, n'importe quoi pour se défendre, trouve une lampe de chevet qu'il attrape, qu'il tire à lui. Collée à la table. Tant pis, autre chose. Mais non ; Sophie quitte déjà le baroudeur pour apparaître à côté de lui, rassurante, familière, douce malgré le timbre rauque de sa voix. « Sophie protège Mallo. Viens. » Et c'est recroquevillé contre son Ectoplasma qu'il accepte d'avancer, Mallory ; elle reprend sa forme originelle, plus pratique pour qu'il se cache dans sa fourrure comme un gosse aurait peur des fantômes, fatigué, secoué par l'angoisse qui l'empêche de récupérer. « Isma est venu voir Mallo. C'est pas un monstre, Sophie les mange, gronde le Pokémon en glissant une main griffue dans ses cheveux. » C'est au moins suffisant pour lui faire relever doucement le nez pour le regarder.

Isma n'avait pas calculé que douzième étage, ça faisait si haut que ça. Enfin, si, il a suffisamment l'habitude pour savoir que si, la hauteur serait conséquente ; ce qu'il n'avait pas envisagé, c'est de se retrouver en véritable danger, bloqué à cette fenêtre qu'on refuserait d'ouvrir parce que la vue d'un mec suspendu dans le vide devant une chambre d'un malade en proie à de violentes angoisses aurait eu de quoi susciter une réaction différente qu'une invitation à entrer et une proposition pour boire un thé. Des fois, le Johtien se demande vraiment si son cerveau fonctionne correctement.
Autant dire qu'il est plus que soulagé quand Sophie vient lui ouvrir pour qu'il puisse poser à nouveau ses pieds sur un sol stable, même si le pauvre Mallory est recroquevillé au fond de la chambre, tremblant de peur et à moitié caché derrière le support à perfusion qui l'a suivi dans sa fuite. Le baroudeur a déjà ouvert la bouche pour le rassurer, lui assurer qu'il n'y a aucun danger, lui demander d'allumer la lumière ou quelque chose qui puisse lui éviter de repartir dans une crise d'angoisse susceptible d'aggraver encore plus son état. Sophie est plus rapide. « Isma doit faire attention. Ça, c'est pas bien, non non, ça lui fait peur. »
Oui, il voit. Le malade est en train de chercher quelque chose pour se protéger et ce n'est pas vraiment bon signe ; est-ce qu'il l'a reconnu ? Isma ne sait même pas dire s'il préférerait que ce soit le cas ou pas. Heureusement, la Ectoplasma prend la situation en main. « Sophie protège Mallo. Viens. »
Il a l'air si fragile, Mallory, quand il se recroqueville ainsi contre le ventre de Sophie ; on dirait un enfant qui essaie désespérément de se cacher de ses cauchemars. Sur ce coup, il n'a vraiment pas géré, se dit-il en pinçant les lèvres, cherchant dans sa poche la petite pokéball qu'il est venu rapporter. « Isma est venu voir Mallo. C'est pas un monstre, Sophie les mange. »
Si Sophie les mange, alors il vaut effectivement mieux pour lui qu'il ne soit pas un monstre, se dit-il sans toutefois parvenir à sourire. « Je suis désolé, dit-il doucement, ou aussi doucement qu'il le peut avec son souffle raccourci par l'effort de l'ascension. Je voulais pas te faire peur... tu me reconnais ? »
Oui, non ? Il ne sait pas, et il ne saura sûrement pas ; l'état dans lequel se trouve Mallory lui est familier sans l'être. Il l'a déjà vu comme ça, de loin, mais le preux chevalier Oliver était là pour empêcher tout perturbateur de s'approcher alors, finalement, c'est assez nouveau tout de même, comme situation. Il comprend bien que l'angoisse et la peur sont à éviter, en tout cas. C'est la raison pour laquelle il décide, au lieu d'essayer de dire quelque chose que Mallory n'entendrait peut-être pas, de libérer le Pokémon qu'il a apporté avec lui. Sun se tend immédiatement, sentant probablement la peur de son dresseur, et il se précipite aussitôt dans ses jambes, ignorant promptement Sophie. Ce n'est clairement pas le moment de déclencher une catastrophe.

Débarquer en pleine nuit par la fenêtre du douzième étage, ce n'est pas forcément la meilleure des idées pour rassurer un malade qui récupère d'un épisode psychotique ; mais qui en voudrait à Ismaël, après tout ? Certainement pas Mallory. Lorsqu'ils étaient jeunes, c'est lui qui a demandé à Oliver de toujours veiller à ce que personne, ou au moins le moins de monde possible assiste à ces épisodes ; quand il s'en souvient, ensuite, il se fait l'effet d'être un foutu zombie tout juste capable de marcher, sans envies, sans pensées cohérentes. Si cela lui fait déjà très peur à lui, il ose à peine imaginer quel effet cet état peut avoir sur les autres. Isma était en tête de liste. Pas lui, jamais lui, j'veux pas qu'il voie ça, t'entends ? Et si Oliver était trop obnubilé par ses propres problèmes pour le comprendre à l'époque, il a pourtant respecté cette règle à la lettre. Mais ce soir, Oliver n'est pas là. Ce soir, il y a cet homme qui lui fait face et dont les yeux soucieux glissent sur sa forme recroquevillée contre le ventre de son Pokémon, et Mallory n'a pas envie qu'il parte.

« Je suis désolé, je voulais pas te faire peur... tu me reconnais ? » Oui, il la reconnait cette voix ; tout comme il reconnait les yeux caramels posés sur lui, et les traits de son visage. Le voile de peur se dissipe tout doucement dans son esprit, mais ce n'est que lorsque la main d'Ismaël libère un Sun coincé dans sa Pokéball qu'il baisse enfin les yeux pour le regarder. Le Pokémon regarde autour de lui une seconde, puis se précipite dans ses jambes, et un couinement inquiet résonne sans pour autant faire bouger Sophie, consciente qu'une dispute avec le Voltoutou n'aidera absolument pas leur dresseur à se sentir mieux. Lorsqu'elle le sent prête, l'Ectoplasma se détache, recule un peu ; juste pour laisser à Mallory l'espace pour se pencher, et serrer son Pokémon contre lui. Sun lui fait du bien, au moins autant que Sophie, plus que tous les autres membres de son équipe quand bien même il les aimerait tous. « Sun, articule-t-il finalement, ancrant à la réalité le Pokémon qui lui adresse un coup de langue affectueux sur le visage. »

Quand il se remet debout, c'est pour mieux observer l'homme qui vient de lui apporter son Voltoutou ; ses yeux sombres et perdus dérivent sur les contours d'un Ismaël qui semble attendre une réaction, un mot, n'importe quoi. C'est étrange, comme le regard qui se pose sur lui réchauffe momentanément sa peau frissonnante du froid causé par la maladie, et soudain il en veut plus quand, mû par un désir immédiat et un besoin d'être entouré, il s'avance pour se lover contre un torse large, dont le parfum éveille enfin chez lui les sensations familières et agréables qui l'ont fait tomber amoureux si vite, quand il était encore capable de le comprendre. Ce soir il ne s'agit que d'instinct, quand ses bras maigres ne lui laissent pas le choix et qu'ils enferment le baroudeur dans une étreinte fragile mais réconfortante. « Reste. Tu brilles. » Les quelques mots qu'ils échangent n'ont de sens que pour le malade, mais peu importe ; sans être capable de sourire mais heureux d'une certaine façon, Mallory relève doucement le nez, caressant de ses grands yeux d'encres chargés d'une affection brute et enfantine le visage de celui qui est, peut-être, en train de le sauver quand bien même lui aurait-il dit qu'ils ne se reverraient plus jamais. « Il fait plus chaud quand t'es là. »

Isma ne sait pas si le jeune homme l'a reconnu, mais ce qui est sûr, c'est que la présence de son Pokémon lui fait. Quand il s'est rendu compte qu'il avait oublié la pokéball du Voltoutou chez Mallory, il s'est senti terriblement bête, et coupable aussi, parce que le garçon a semblé sur le point de fondre en larmes quand il a serré son Pokémon contre lui au moment où le baroudeur lui a dit qu'il devait le remmener avec lui. C'est pour ça qu'il est revenu. « Sun... »
Ils sont vraiment débiles, dans cet hôpital. Refuser à Mallory la présence de ses Pokémon ne fait que ralentir sa guérison. Choisissant de ne pas se montrer plus intrusif que ce n'est déjà le cas, Isma détourne les yeux et passe doucement une main dans ses cheveux, essayant déjà de rassembler son courage pour entreprendre la descente le long de la tour de l'hôpital. Autant dire qu'il ne s'y attend pas du tout, quand un son de pieds nus avançant sur le sol attire son regard, juste à temps pour qu'il puisse apercevoir la silhouette frêle du garçon franchir le dernier mètre qui les séparait pour se presser contre lui. Un peu surpris d'abord, il reste immobile une seconde, et ne réagit finalement que lorsqu'il sent deux bras fins s'enrouler autour de sa taille. Alors tu veux pas que je m'en aille ? Il ne comprend pas très bien ce qui se passe dans la tête du garçon, comme souvent, mais s'il peut encore l'aider malgré ça alors ça importe peu. « Reste. Tu brilles.
– Je brille ? demande-t-il, perdu ; mais comprenant qu'il n'obtiendra pas d'explication, il se contente d'enserrer le garçon entre ses bras en soupirant, posant doucement son nez dans ses cheveux. D'accord, je reste. »
Un mouvement lui fait lever un peu le menton pour laisser Mallory bouger, et il sent son coeur qui se tord lorsqu'il croise ce regard brillant, perdu, apeuré encore un peu, mais incontestablement moins vide qu'un peu plus tôt dans l'après-midi. C'est bien que sa présence ne lui fait pas de mal. « Il fait plus chaud quand t'es là.
– Alors je vais rester avec toi, dit-il doucement. Viens. »
Et précautionneusement, il descend ses mains derrière les cuisses de Mallory pour le hisser dans ses bras, souriant, attendri, en sentant les bras maigres du garçon s'enrouler autour de ses épaules et sa tête se poser au creux de son cou, comme un enfant en besoin de réconfort. Sa main trouve aussitôt le chemin de ses cheveux, qu'il caresse tendrement en l'amenant jusqu'à son lit, sur lequel il s'étend sans lâcher le jeune homme recroquevillé dans ses bras. « Endors-toi, Méli-Mallo, murmure-t-il en déposant ses lèvres sur sa tempe, alors que Sun bondit sur le lot pour se rouler en boule de l'autre côté des draps. Sophie et moi, on chasse les monstres. »

Il fait chaud aujourd'hui, mais Mallory a un plaid sur les genoux. Son corps recroquevillé sur son canapé semble pourtant un peu plus détendu que les jours d'avant, apaisé par la douce mélodie d'un air de guitare qui résonne dans tout le salon. L'air est lent, et il ne le connait pas, même s'il a reconnu le doigté habitué de l'homme blond assis sur une chaise en face de lui, dont les yeux verts brillent de bienveillance. Gaspar est arrivé une heure plus tôt, débusquant  le malade devant la télévision. Mallory n'a presque pas quitté cette place depuis qu'il est rentré de l'hôpital, obéissant sans broncher aux instructions du médecin ; pas d'héroïsme. Pas d'entraînement, pas de répétition, seulement du repos pendant une bonne semaine, et rien de plus. De toute manière, le champion est bien incapable de faire quoi que ce soit de productif. Il erre de pièce en pièce lorsque l'appareil n'est pas allumé, cherche une présence qu'il ne trouve pas, pleure un peu quand il est tout seul quelque part et est très vite récupéré par une Sophie déployant des trésors de patience et de tendresse pour le réconforter. L'Ectoplasma veille sur lui comme on surveillerait une casserole bouillante, s'applique à obéir à la lettre à la moindre de ses demandes.

Mais aujourd'hui, ça ne va pas si mal. L'après midi vient de commencer et il se serait volontiers endormi maintenant, Mallory, s'il n'avait pas envie d'écouter encore l'air qui l'apaise et le renvoie plus d'une décennie en arrière. Ce n'est pas la première fois que Gaspar fait ça. Sa défection l'a privé de la douceur de son empathie, et de ses efforts pour l'aider ; mais c'est soudainement comme si les années de silence avaient disparu, maintenant, quand il ose un sourire très fin, à peine visible, rassuré par l'air tranquille qui apaise les tourments de son esprit. Tout ira bien, maintenant, alors ? Peut-être, ou peut-être pas ; mais aujourd'hui, il sait qu'il va vers le mieux. Il est beaucoup moins atone que la veille, et demain, il sera peut-être capable de faire autre chose que regarder d'un oeil vide l'écran de télévision dont les émissions n'ont absolument aucun intérêt pour lui.

Quand la porte d'entrée s'ouvre pourtant, il sursaute, le garçon, relève un peu le nez ; Gaspar aussi a eu peur, une note saute sous ses doigts, et l'air s'arrête. « C'est un moulin, mon appartement ? » Grogne le champion avec humeur, tandis que Sophie disparaît pour aller voir qui est l'importun venu le déranger. La preuve en est qu'il va un peu mieux : il râle nettement plus que quelques jours auparavant. Maintenant, tout l'agresse.
Tout, sauf celui qui pénètre dans le salon, un grand sourire aux lèvres quand il le regarde... et qui se fane aussitôt qu'il aperçoit Neskov, qui vient de se mettre debout. Les deux hommes se toisent d'abord en silence et Mallory a un peu de mal à comprendre ; dans son état normal, il aurait su que leur ancienne rivalité ne s'était pas effacée, même après les années. Aujourd'hui, cela lui importe peu, parce qu'Ismaël vient tous les jours depuis qu'il est passé à l'hôpital, qu'il reste une heure et qu'il repart mais qu'à chaque fois, il se sent un peu mieux. Quelque part, il aimerait presque rester dans cet état, si cela pouvait permettre au baroudeur de revenir. Mallory sait déjà que lorsque cet épisode de fatigue sera terminé, ils ne se reverront plus. Comme promis.

« T'es en avance, dit-il alors, pour ne pas se laisser bouffer par un début d'angoisse que la perspective de cet abandon génère immédiatement. D'habitude tu viens à seize heures. » Là, l'après-midi vient tout juste de commencer. Pourquoi ? « Tu restes plus longtemps alors ? » S'il te plaît ? Parce que dans son état, il ne peut pas faire semblant de toute manière ; il a besoin du dresseur, il en a toujours eu besoin, et personne mieux que lui n'a été en mesure de le réconforter ces derniers jours, quand bien-même ne l'aurait-il pas montré.

Son joli petit sac à la main, Isma grimpe très civiquement les escaliers de la tour d'appartements dans laquelle Mallory habite. Il aurait pu prendre l'ascenseur sans doute mais d'après lui, il utilise bien assez ce genre d'objets angoissants à Enoville, alors puisqu'il veut s'en passer... la plupart du temps il monte par l'extérieur, en sautant sur le balcon depuis l'immeuble d'en face, mais aujourd'hui il préférerait éviter de perdre une chaussure en route. Ce serait dommage. 
Arrivé à destination, il entre sans frapper, comme d'habitude ; de toute façon il est là pour Mallory, parce que sa présence lui fait du bien. S'il dérange, ce ne sera sûrement pas le chanteur qui le mettra dehors.
Souriant à Sophie qui apparaît aussitôt devant-lui, le baroudeur l'enlace tandis que depuis le salon, un grognement résonne. « C'est un moulin, mon appartement ?
– Si j'te dérange j'repars ! lance-t-il en réponse, amusé, alors que l'Ectoplasma le libère. »
Souriant déjà jusqu'aux oreilles, il s'avance vers la grande pièce à vivre et s'apprête déjà à brandir son cadeau sous le nez du convalescent quand il repère une autre silhouette. Incontestablement, ce type est le dernier qu'il s'attendait à voir ici. C'est assez amusant, la quantité de fois où il a imaginé se retrouver en face de ce mec, où il a imaginé ce qu'il lui dirait, ce qu'il lui ferait. Finalement, il est tellement surpris que la seule chose dont il est capable, c'est de redresser les épaules en toisant l'autre, profitant peut-être un peu plus qu'il ne voudra bien l'admettre de la lueur effrayée qu'il trouve dans les yeux de Neskov-le-hardi.

« T'es en avance, intervient alors Mallory, coupant heureusement court à ce duel de regard terriblement inégal. D'habitude tu viens à seize heures. »
Oui, mais aujourd'hui, il a une surprise pour lui. « Tu restes plus longtemps alors ?
– C'est ce que j'avais en tête en tout cas mais j'vois que t'es pas tout seul. Au pire j'repasse plus tard. »
Même si ça le fait chier, parce qu'il a gardé sa journée exprès pour ça et que s'ils n'y vont pas bientôt il sera trop tard. Heureusement, Neskov est fidèle à lui-même et applique déjà sa technique secrète favorite : courage, fuyons ! « C'est bon, je... j'allais partir. Ça m'a fait plaisir de te revoir, Mallo. »
Le chanteur à minettes s'éloigne pour reposer une guitare sur un socle contre le mur. Est-ce qu'il lui jouait de la musique ? L'idée fait froncer les sourcils à Ismaël. Il aurait dû y penser plus tôt. Mais après tout jusqu'à maintenant, il n'a pas eu besoin de ça pour aider le malade, lui. « Ok. A plus.
– Ou... ouais. A plus. »
Baltringue. En quelques secondes, Neskov et toutes les traces de son passage ont disparu ; Ismaël s'approche déjà du jeune homme pour déposer furtivement un baiser dans ses cheveux. « Hey toi. T'es sollicité en ce moment, hein ? J'croyais que tu devais te reposer. »
Ouais, ça le fait râler. Ça lui plaît pas que ce tocard de Neskov traine dans le coin ; de toute façon c'est pas avec son cerveau de Gloupti qu'il va réussir à l'aider. « Il voulait quoi, Neskov ? »

« C'est ce que j'avais en tête en tout cas mais j'vois que t'es pas tout seul. Au pire j'repasse plus tard. » Il y a de l'électricité dans l'air, et cette fois ce n'est pas de la faute de Sun. Le Pokémon est tranquillement allongé dans un panier près du canapé, la guitare l'a endormi ; c'est bon à savoir pour plus tard. Non, la raison est le regard venimeux qu'adresse le baroudeur à Neskov ; ce dernier a la tête presque rentrée dans les épaules maintenant, et il n'ose absolument pas soutenir l'oeillade mauvaise du dresseur qui le toise. « C'est bon, je... j'allais partir. Ça m'a fait plaisir de te revoir, Mallo. » Peut-il dire la même chose ? Il n'en sait rien. Mallory lui en veut, à l'homme qui recule pour aller remettre sa guitare sur son socle, presque piteusement. Gaspar l'a trahi il y a des années, il les a abandonnés avec comme seule preuve de sa défection un message sur le téléphone d'Oliver. Rien qui puisse le convaincre que seule la peur a dirigé son choix ; non, c'était bien pire que ça. Et sa hargne a l'égard du chanteur est uniquement dissimulée maintenant, par le masque d'impassibilité que la maladie et les médicaments ont provoqué chez lui.

« Ok. A plus.
– Ou... ouais. A plus.
– Au revoir, Neskov. » Et voilà ; il file comme le vent, un peu comme il y a dix ans, et la porte se referme tout doucement derrière sa silhouette déférente. Gaspar n'a jamais été un modèle de courage, il a toujours eu peur de tout et aujourd'hui, il a toutes les raisons de craindre Mallory et l'homme qui s'approche de lui pour embrasser doucement ses cheveux. S'il n'était pas aussi fatigué, ce geste tendre, devenu habituel depuis quelques jours, lui arracherait un sourire apaisé ; au lieu de cela, il n'échappe qu'un court soupir de soulagement. « Hey toi. T'es sollicité en ce moment, hein ? J'croyais que tu devais te reposer.
– J'étais en train de me reposer. Je passe mon temps à me reposer. » Toute la journée, du matin où il se lève - tard - au soir où il se couche - tôt -. L'inertie de son existence génère un vide qu'il ne comprend pas, et bien qu'il sache que tout finira par rentrer dans l'ordre, sa difficulté évidente à maîtriser ses nerfs et à apaiser son esprit est difficile, surtout quand Isma n'est pas là. « Il voulait quoi, Neskov ? »

Mallory hausse les épaule. A vrai dire, il ne se souvient pas très bien de la raison pour laquelle Neskov est venu le voir. « Il m'a joué de la guitare. C'était bien. » Il aime bien, ça lui fait du bien la musique, ça lui a toujours fait du bien. Lui n'est pas en état de jouer, encore moins de composer, mais entendre quelqu'un d'autre le faire pour lui est un soulagement sans précédent. « Il a toujours bien joué, tu te souviens ? Il était doué. C'est dommage qu'il nous ait abandonnés. » C'est un constat simple, douloureux certes mais sous cette drôle de couche d'indifférence, c'est beaucoup plus facile à exprimer. Un peu comme ce qui suit. « De toute façon tout le monde finit toujours par nous abandonner. Toi aussi t'es parti, après. » Après cette nuit-là, qu'il a été bien incapable d'oublier.

« Il m'a joué de la guitare. C'était bien. »
A la bonne heure, ce couillon se sera rendu utile une fois dans sa vie. Dommage qu'utile, ça ne l'ait été qu'à moitié, puisqu'après tout quelqu'un d'autre aurait tout à fait pu avoir cette idée. Sa mauvaise foi ne l'étouffe même pas, Isma ; il n'y a pas beaucoup de personnes au monde qu'il méprise autant que Neskov. « Il a toujours  bien joué, tu te souviens ? Il était doué. C'est dommage qu'il nous ait abandonnés. »
Assis là où se tenait Neskov un moment plus tôt, Isma hausse légèrement les sourcils à cette annonce. Lui ne sait pas si c'est réellement dommage, ou si au contraire ça a été une libération pour tout le monde, mais ce qui est sûr c'est que le ton détaché sur lequel Mallory vient de dire ça est clairement dérangeant. Isma s'y est peut-être habitué au fil des jours, mais certaines choses sont plus faciles à entendre que d'autres quand elles sont à ce point gorgées d'indifférence. « De toute façon tout le monde finit toujours par nous abandonner. Toi aussi t'es parti, après.
– Faut pas le prendre personnellement, répond-il, un peu amer. J'ai même abandonné ma famille, ça veut pas dire que j'les aime pas. »
Si ça, ça veut pas dire qu'il est quelque chose comme l'antithèse de la constance, il ne sait pas vraiment ce qu'il est. Mais bon, aujourd'hui il n'est pas question de se prendre la tête avec ce genre de questionnement existentiel, alors Ismaël chasse la conversation d'un haussement d'épaules avant de se pencher pour attraper le sac posé à ses pieds, qu'il tend aussitôt à Mallory. « Tiens ! J't'ai apporté un cadeau. »
Alors que Mallory récupère la grosse boîte à chaussures à l'intérieur du paquet, lui s'étire et observe un peu la guitare que Neskov a reposée. Est-ce qu'il pourrait faire pareil, est-ce que ça aiderait ? Non pas qu'il ait le niveau de ce cher Gaspar, mais bon. Lui, il a une autre méthode pour l'aider, et aujourd'hui, il innove, même si devant les grosses chaussures de randonnées que Mallory a sorties de leur boîte, le chanteur est clairement perplexe. « Cet aprèm, on part en rando. Alors direction la douche et après, tu m'dis où tu veux aller, et je t'emmène. »