« Eh, appelle-t-il doucement alors que Lazar s'est retourné pour lui montrer son dos, les bras croisés. T'avais raison. »
Un peu surpris par le ton doux de l'adulte, l'adolescent se retourne pour le dévisager. Alors Gaspar désigne le Machoc d'un signe de tête, osant sourire du bout des lèvres. « Tylton contre un Polémon combat, c'est pas l'idée du siècle.
– Je te l'avais dit. »
Oui, je sais, ne répond-il pas, préférant puiser dans ses réserves de patience pour ne pas s'exaspérer. « Qu'est-ce que tu me conseilles ? »
Apparemment le petit est surpris, vraiment surpris ; il hésite pendant une poignée de secondes et si Gaspar ne comprend absolument pas ce qui passe dans les yeux de ce gamin, il y devine un genre de conflit. Pourquoi est-ce qu'il est malheureux comme ça, ce gosse ?  

« Utilise une attaque Vol ; il a pas l'air si costaud que ça, ce Machoc, ça devrait suffire à l'affaiblir. »
Une attaque vol ; mais oui, bien sûr, pourquoi il n'y a pas pensé ? Pourtant puisqu'il est parti du principe que son Tylton allait bien s'en sortir contre un Pokémon combat c'est bien qu'il se doutait que les attaques aériennes seraient super efficaces... il est débile, un peu. Beaucoup débile.
Les ordres sont donnés et sans surprise, l'attaque est largement suffisante pour faire fuir le Machoc qui crie de protestation et de colère ; en voilà un qui n'a pas fini de casser des rochers pour s'entraîner, à l'évidence. Ravi, Gaspar sourit de toutes ses dents quand il tourne la tête vers le gamin. « Merci petit.
– Pas de problème, répond Lazar en souriant... avant de se remettre à faire la tête aussi vite. »
Drôle de gamin.

Leur marche reprend dans un drôle de silence, et Gaspar fait semblant de ne pas remarquer les coups d'oeil que lui jette régulièrement le garçon qui l'accompagne. Il ne comprend absolument pas l'attitude de ce petit, et ça commence à l'inquiéter ; à moins que ce ne soit l'ambiance étouffante de cette grotte qu'il n'aime décidément pas beaucoup, mais il en doute. Il y a une inexplicable tension qui règne entre lui et cet adolescent, comme si ce dernier le tenait responsable de quelque chose, l'accusait en silence ; et pourtant, si ce n'est pas la curiosité qui lui a fait accepter sa proposition, et qui le pousse à tourner furtivement la tête vers lui toutes les deux minutes, qu'est-ce que c'est ? Le chanteur est décidément complètement perdu. « Tu... viens souvent par-ici ? demande-t-il finalement pour briser le silence. »

On a clairement connu mieux comme début subtil de conversation, mais pour sa défense Gaspar n'a pas souvent besoin de faire ça ; on admettra que ce genre de situation est assez peu commune, et qu'on n'est pas souvent obligé de faire la conversation avec un adolescent qui a l'air de vous détester alors vous ne l'avez jamais vu de votre vie.
L'adolescent en question, d'ailleurs, lui jette un regard à moitié excédé et à moitié... content. Sans blague, il va falloir qu'il se décide, parce que déjà que Gaspar a du mal en temps normal, là il ne sait clairement plus sur quel pied danser. Un drôle de silence passe, une fois de plus, et finalement, Lazar répond : « Non. J'suis même pas supposé être là en fait, j'ai toujours pas reçu ma Trainer Card. »
Ah, ça c'est pas de chance.

« Merde, répond-il, sincèrement désolé. J'imagine que ça doit être frustrant. T'as envie de devenir dresseur ?
– Ouais, répond l'adolescent, en haussant les épaules, une fois de plus. J'vois pas trop ce que je pourrais faire d'autre de toute façon.
– Bah je sais pas, t'as bien des trucs que t'aimes faire, non ? Et puis t'as encore le temps de te décider. Quel âge t'as ?
– Quinze ans.
– Ouais, c'est ça, t'es encore trop jeune pour savoir ce que tu vas devenir. Regarde moi j'ai été chanteur pendant quinze ans justement et j'viens de changer de voie. Il est jamais trop tard. »
Le regard vert du jeune garçon s'attarde sur le visage du chanteur, qui lui sourit gentiment, à défaut de savoir quoi faire d'autre. « Ça dépend pour quoi, réplique alors le gamin. »

« Bah, ça dépend toujours, dit Gaspar en essayant de ne pas se démonter, espérant avoir quelque chose d'intelligent à dire, pour une fois. Mais de manière générale j'pense qu'il faut pas baisser les bras et sa voir être patient, des fois. »
Il a réussi ? Il a réussi là hein, c'était intelligent ce qu'il vient de dire non ? En tout cas, là comme ça, ça lui paraît pas trop stupide. « J'suppose que t'as raison, répond Lazar après un nouveau silence. J'ai toujours eu envie de connaître mon père, juste histoire de m'faire une idée du genre de fils de pute que c'est.
– Eh bah, t'as l'air de lui en vouloir, observe très judicieusement Gaspar en haussant les sourcils. Pour qu'il t'évoque des mots pareils à ton âge il a dû salement déconner, hein ? »

« T'as même pas idée, ricane Lazar, en lui jetant un coup d'oeil vraiment étrange. Quel genre de salopard abandonne son gamin à ton avis ?
– Ah, c'est de là que venait ta question, comprend Gaspar un peu en retard, mais pour sa défense, une fois de plus, il n'aurait pas vraiment pu deviner... si ? J'sais pas, je suppose qu'il faut vraiment avoir aucun courage. J'suis pas le plus brave des types du monde mais j'pense que j'aurais quand même assez d'honnêteté pour pas m'enfuir. Ça devait bien être un sacré trou du cul, ouais.
– Ouais. Un sacré trou du cul. Et débile en plus. »
En tout cas, vu comment Lazar ricane furieusement, il doit bien avoir les nerfs, effectivement. « Lidia Fresnel, c'est un nom qui te dit quelque chose ? demande alors le petit, de but en blanc. »

« Euh... ça devrait ? demande-t-il, un peu surpris. »
Lazar lui jette un regard venimeux et accélère le pas pour dépasser le chanteur qui avançait tranquillement, en surveillant du coin de l'oeil les altercations de son Tylton avec les Pokémon locaux. L'adolescent vient se planter devant lui, les poings serrés, et Gaspar en est si surpris qu'il s'arrête tout à coup, les yeux ronds comme des billes. A quoi il joue ? « C'était une fille qui est allée au collège de Myrtha. Vous étiez dans la même classe, et elle était dingue de toi.
– Euh, écoute petit, j'ai a arrêté l'école quand j'avais quatorze ans alors à mon avis tu confonds avec quelqu'un d'autre.
– Et tu te rappelles pas d'une soirée avec des copains après ton dernier jour d'école ? Tu sais, la bande de copains que t'as jamais revue après, pas une fois. »

C'est beaucoup trop bizarre tout ça, ça revient de beaucoup trop loin ; à vrai dire, Gaspar a besoin d'un long moment pour s'en rappeler, de ces amis dont il a oublié le visage, de cette bande de potes qui l'a poussé dans les bras de cette fille ce soir-là. Il était ivre, il avait quatorze ans et il avait fumé toute la soirée, c'était n'importe quoi, vraiment n'importe quoi. Il ne se rappelle plus très bien de ce qu'il s'est passé mais peut-être bien qu'il s'est passé quelque chose, il ne sait pas, il n'a jamais cherché à savoir. Tous ces gamins venaient de la haute société de Myrtha, et s'ils étaient contents pour lui quand ils ont vu que le bon dernier de la classe renonçait à atteindre un objectif inaccessible - le diplôme - ils ne lui ont pas moins tourné le dos, sans doute sur les conseils de leurs parents.

S'il s'en rappelle bien, Jill était là ce jour-là, c'est elle qui l'a ramené chez elle quand l'aube a commencé à se lever et qu'il a dit qu'il ne voulait pas rentrer chez son père, qu'il avait peur, qu'il voulait pas. La soirée elle-même, il ne s'en souvient vraiment presque plus. Et cette Lidia ? Peut-être un peu, de loin ; son visage en tout cas, il l'a oublié, c'est plutôt la musicalité du nom qui lui dit quelque chose. Il avait dû lui dire qu'il trouvait son prénom joli quand ils se sont rencontrés. S'il avait su, il se serait abstenu.
« Ça y est, tu percutes ? aboie Lazar, toujours face au chanteur qui s'est perdu au creux de souvenirs ressurgis d'il ne sait même pas où. Elle est tombée enceinte ce jour-là, abruti ! »

« Non. »
C'est clair, c'est simple, c'est net : non, il doit y avoir une erreur quelque part. Même si c'était vrai, c'était quoi la probabilité pour qu'il recroise ici et maintenant, aujourd'hui, le fils totalement inconnu d'une connerie de sa pré-adolescence ; c'est à se demander comment il a seulement été capable de... non. « Comment ça non ? Tu t'fous de ma gueule ?
– Non, c'est pas possible, maintient-il, les sourcils froncés. J'avais quatorze ans, gamin. Ça peut pas être moi, il te faut un autre coupable. J'étais même pas au courant !
– Tu t'es pas franchement renseigné non-plus, hein ! Elle a attendu ton coup de téléphone pendant des mois après ce soir-là ; ma grand-mère m'a raconté des histoires, où tout le monde lui disait d'avorter, mais elle a dit non, parce qu'elle t'aimait ! »

« C'est pas possible, petit, on se connaissait à peine, bafouille Gaspar, désemparé ; il ne se souvient pas assez bien, il a totalement oublié tout ça, comme si sa vie avait commencé après, au moment où il a rencontré les autres, Oliver, Mallory, Isma. J'ai plus jamais eu de nouvelle de personne après ce soir-là, j'ai changé de vie, c'était pas...
– C'était pas quoi ? le harcèle le petit, furieux, avançant vers lui un index accusateur qui fait reculer le chanteur d'un pas. C'était pas une raison pour t'assurer que t'avais pas planté derrière-toi une famille qu'avait besoin d'aide ?! »
Besoin d'aide ? Les Fresnel sont encore aujourd'hui dans le paysage de Castlerain, alors c'est très peu probable qu'ils soient dans le besoin. A moins que... « Quand elle a décidé de me garder, elle a été fichue dehors. »

« C'est complètement délirant, s'énerve Gaspar, secouant la tête, refusant de se faire accuser de la sorte. J'me rappelle même pas de cette soirée, j'en aurais entendu parler si ça avait pris une telle...
– Parce que tu crois qu'ils ont parlé ? Le but c'était pas de foutre la honte sur sa famille, tu parles, tous ces connards ils en avaient rien à branler de ce qui allait nous arriver quand ils l'ont envoyée vivre à Halosis avec assez de ressources pour s'en sortir à condition qu'elle ferme sa gueule.
– Arrête de dire n'importe quoi, ta mère s'est inventé une vie, ça peut pas être moi, ton père ! »
C'est un ricanement aigre, odieux, qui lui répond, et le chanteur en pose une main sur son front, totalement largué. C'est pas possible, hein ? Vraiment, c'est totalement improbable.