« Bordel, tu pèses aussi lourd qu’une vache !
- Ta gueule.  »

Essoufflé, le dos et les bras engourdis par le poids du corps de son amie à demi-consciente qu’il transportait depuis de longues minutes, Kay grommelait. Depuis combien d’années faisait-il office de monture pour cette fille irresponsable, incapable de raisonner son amour de la boisson ? Il ne les comptait déjà plus et sa patience, pourtant connue de tous pour être sans commune mesure, parvenait ce soir à ses dernières limites. Oui, d’aussi loin que remontait sa mémoire de jeune adulte, Ji-Lian Asano, auto-renommée Stinson, ne lui avait jamais causé que des ennuis et de l’inquiétude, lui faisant jurer à chaque fois que cette main-ci serait la dernière tendue. Il réitérait pourtant inlassablement la même erreur Kay : celle de répondre à ses appels à toute heure du jour ou de la nuit. Celle de l’engueuler à grands coups de jurons, puis de s’en vouloir. Celle, plus terrible encore, de vouloir l’ignorer de tout son être pour finir une fois de plus, comme aujourd’hui, par devoir transporter sur son dos, au beau milieu de la nuit, la silhouette éméchée de sa camarade d’école. De son ancienne coéquipière à l’école de police. De sa meilleure amie. De celle dont depuis des années, il était tout simplement…

« Rah ! Et toi, tu ne peux pas lui envoyer une bonne décharge lorsque tu vois qu’elle se murge ?
- Pichu…  »


À ses pieds, trottant dans ses pas, le regard fréquemment dirigé vers sa maîtresse endormie, la créature chérie de la Stinson lui renvoya une expression de profond dépit, accompagnée d’un haussement d’épaule. Le genre d’expression signifiant “Je ne la contrôle pas plus que toi”, qui fit jurer Kay de nouveau, alors que la porte de l’immeuble de l’encombrante se dessinait enfin à ses yeux.  Un détour, puis un autre, de marches en marches. Un effort, encore un, pour s’en venir déloger de sa poche arrière le précieux double de ses clés tout en la maintenant contre lui. Jusqu’à s’en délivrer enfin. Jusqu’à réaliser que la silhouette désormais étendue dans son lit pesait bien plus lourd sur ses épaules à présent qu’elle n’y était plus agrippée. Foutue fille à l’haleine pestilentielle. Foutu pokémon trop habitué à ce triste spectacle pour seulement y prêter attention. Foutu lui, tout juste bon à servir de monture plus que de chevalier. De cela, Jill n’avait jamais eu besoin après tout et cela ne changerait sans doute jamais. Qu’il était doux pourtant ce temps d’autrefois, où cette chevelure emmêlée se trouvait lisse et droite, soutenue par une sage barrette. Où les épreuves de la vie n’avaient pas eu le temps encore de marquer et son visage et sa peau. Existait-elle seulement encore quelque part cette gamine à l’air contrarié qui pleurait silencieusement au fond de la cour, cachant les marques laissées par la foudre sur son corps de peur qu’il ne la rejette en les découvrant de trop près ? Oui. Sans doute tout cela se trouvait-il encore sous la cuirasse, sous les effluves d’alcool et les jurons qu’il lui avait finalement emprunté. S’il grattait suffisamment cette image, Kay y retrouverait certainement ce souvenir chéri. Ce souvenir d’un temps où le temps lui-même prenait soin de s’écouler lentement et sans aucune tristesse pour s’en venir le ternir. Les couleurs avaient passé, les traits se faisaient plus flous, mais dans ce geste familier, celui de sa main s’en venant accrocher sa manche pour l’empêcher de partir, il la retrouvait enfin. Cela seul justifiait sa constante déraison.  

« M’laisse pas.
- T’es cruelle, tu sais. »


S’en rendait-elle seulement compte ? En son état, la chose semblait impossible. Elle était cependant la seule à ne rien voir Jill. La seule à ne rien comprendre, elle qui pourtant semblait toujours tout savoir et ne souhaiter qu’apprendre ce qu’elle ignorait encore. Constamment à la recherche d’une solution aux questions obsédant son esprit, la fille du célèbre Foggia Asano n’avait eu de cesse de parcourir la région et de se démener pour comprendre les rouages ayant entraîné la perte de Myrtha. La perte de son foyer. La perte de sa mère et pourtant, inéluctablement, les choses les plus simples, notamment celles des relations humaines, lui échappaient constamment. Au grand damne de ce garçon un peu trop discret qui, ce soir encore, avait volé à son secours pour lui éviter un réveil désagréable à même le bitume.

Situation insupportable.
Pourquoi ne pouvait-elle tout simplement pas comprendre l’évidence ?
Pourquoi ne pouvait-il pas lui-même arracher le pansement et tout lui dévoiler ?

« Jill ?
- Hm ?
- Il faut que je te dise. Tu sais, je voudrais tellement… C’est dur pour moi de te voir comme ça. »


Mouvement de la part de l’enivrée se redressant et qui s’en vient planter ses deux orbes noires dans ses yeux, pour ne plus les quitter. Et elle s’avance, encore. Encore. Encore, jusqu’à transformer la voix de son interlocuteur en un murmure à peine audible à mesure que la distance entre leurs deux visages s’amoindrie.


« Jill…
- Kay… »
Aurait-elle comprit ? Enfin !?


Une main vient percuter le visage de l’Everwade, couvrant ses yeux sans la moindre douceur.

« Si c’est trop dur, fermes les yeux ! »



Elle n’avait définitivement rien compris.