Si on devait donner une définition claire et précise du mot "Cauchemar" Mallory userait sans doute de la soirée qu'il vient de passer comme exemple pour l'illustrer. Il est deux heures du matin quand ils quittent le restaurant dans lequel Ismaël a emmené le chanteur pour l'inviter aux merveilleuses retrouvailles avec la jeune femme qu'il n'avait apparemment pas vu depuis deux ans ; brune, élancée, belle à en mourir, et surtout, suffisamment proche du jeune homme pour tout remettre en question. A vrai dire, Mallory ne sait même pas pourquoi il est en train de suivre Ismaël dans les ruelles d'Enoville pour rejoindre son appartement, il aurait mieux fait de se casser, non ? Les choses auraient été plus claires, plus propres. Parce que le baroudeur n'a pas la moindre idée de ce qu'il vient de faire ce soir, de la manière dont il vient de lui briser le coeur en mille morceaux. La totalité des gestes d'affections qu'il reçoit depuis dix jours ont été cruellement tournés vers une autre sans qu'il soit capable de voir venir quoi que ce soit.

Il a envie de se dire que ce n'était qu'une erreur Mallory, qu'Isma ne l'a pas fait exprès, que ce n'est pas ce qu'il est horriblement en train de craindre. Ça fait cinq jours qu'ils se voient maintenant, cinq putains de jours, Isma l'a même accompagné à une répétition à Castlerain. Ils sont sortis plusieurs fois, il l'a suivi absolument partout, tout ça pour quoi ? Pour constater que cette fille n'a rien eu à faire et absolument rien à prouver pour voir le bras de ce grand connard passer autour de ses épaules à table. Lui, vilain petit Couaneton trempé dans son mutisme et dans sa honte, n'a presque pas décroché un mot du repas. Ce n'est pas tout à fait comme si Ismaël en avait quelque chose à foutre de toute manière ; bien au contraire, il l'a tout bonnement et tout simplement ignoré pendant une grande partie de la soirée. Et maintenant qu'ils rentrent, il va se passer quoi ? Pour terminer cette soirée en beauté il va lui enlever ses fringues et se le taper allègrement avant de se dire qu'il a vraiment du bol, le baroudeur, d'avoir une copine aussi merveilleuse et un sextoy aussi génial ?

Bien sûr qu'il est furieux Mallory, et il n'essaie même pas de s'en cacher. Ses yeux lancent des éclairs absolument partout où ils regardent, il foudroie du regard un, deux, dix passants qui l'ont reconnu mais qui ne s'approchant absolument pas. A côté de lui, le Johtien marche, joint aux lèvres et sourire accroché à la gueule en lui racontant à quel point elle est merveilleuse Arella, et à quel point elle lui a manqué. Chaque phrase est comme un pieu enfoncé dans sa poitrine, ça fait mal, de voir que tout ce qu'il a cru pendant dix jours, c'était rien que des putains de fantasmes, comme d'habitude. Oliver l'avait prévenu pourtant, de ne pas s'attacher à un mec comme lui, inconstant, pas assez sûr de lui. Il aurait dû l'écouter, maintenant il passe pour un con. Un putain de con qui pensait finalement avoir réussi à s'emparer au moins d'un petit morceau du coeur de ce salaud qui n'a jamais eu de place pour lui.

Alors dans l'ascenseur, et quand Isma finit par se rendre compte qu'il y a un petit problème, sa petite phrase moqueuse lui fait tourner furieusement la tête. Qu'est-ce que t'as, tu boudes ? Vraiment ? C'est la meilleure, celle-là. « Oh non, grince-t-il furieusement, j'suis très content que t'aies passé une bonne soirée, au contraire. » Isma n'est pas con à ce point ; il sait que le chanteur n'en pense pas un mot. « Par contre du coup, je décolle à quelle heure de ton appart ? Pour éviter de la croiser quand t'auras décidé de changer de crèmerie, on sait jamais, ça ferait mauvais genre le défilé chez toi si c'est trop voyant. » Ting ! fait la porte de l'ascenseur tandis qu'ils pénètrent dans l'appartement, qu'il traverse furieusement pour aller fumer sur la terrasse, sous le regard très étonné de Sophie et Lysaria qui regardaient un film débile sur le canapé. « Sans déconner, j'espère que j'vous ai pas trop dérangés, hein. »

La soirée a été un vrai régal ; un peu comme tout le reste de la semaine, et une partie de celle d'avant, au final. À force de vivre sur un nuage, Isma en vient à se demander si Mallory n'avait pas un peu raison en lui disant qu'il ressemblait à un oiseau ; il vole, il plane, et même les tracas habituels qui ponctuent sa vie de famille lui semblent moins difficiles à porter. Chaque soir, quand il rentre d'une escapade ou du boulot, Mallory est là, et sa simple présence ressemble à un petit bonheur, comme si ce simple fait suffisait à lui faire oublier les exaspérations futiles de sa journée. Ce drôle de rythme qu'ils ont trouvé ces dix derniers jours lui convient remarquablement bien ; ils sortent, ils s'amusent, ils s'envoient en l'air et le tout sans se prendre la tête plus sérieusement que pour savoir s'il faut mettre ou non des champignons sur la pizza. Jamais le baroudeur n'aurait cru possible la naissance d'un bonheur aussi simple dans son quotidien habituellement si instable. Il est bien, Mallory est là, sa famille ne l'a pas encore foutu dehors malgré les aléas... il ne sait pas vraiment ce qu'il pourrait demander de plus.
Ce soir, il a revu Arella. La jeune femme était partie voyager de son côté deux ans plus tôt après trois longues années passées à arpenter le monde avec lui, et s'il ne dira pas qu'elle lui a manqué, il est tout de même fou de bonheur d'avoir pu la revoir, et de la savoir à nouveau dans la région. Quand il a appris ça, il s'est empressé de proposer à Mallory de passer la soirée avec elle, et celle-ci a comblé toutes ses espérances ; ils ont bu, rigolé, ils se sont racontés ce que l'un et l'autre avaient manqué et à présent, les deux garçons rentrent à l'appartement d'Ismaël qui marche gaiement, joint au bec et d'excellente humeur après une ponctuation pareille au bonheur tranquille sous le signe duquel se place son quotidien. Tout va bien.
C'est en tout cas ce dont il est convaincu jusqu'à ce qu'il remarque finalement l'air renfrogné de Mallory, dans l'ascenseur ; est-ce qu'il est fatigué ? « Qu'est-ce que t'as, tu boudes ? demande-t-il en souriant, avant de presque sursauter en voyant un visage presque révulsé se tourner brutalement vers lui.
– Oh non, j'suis très content que t'aies passé une bonne soirée, au contraire. »
Isma cligne des yeux, totalement sur le cul. Quel Dardargnan le pique, exactement ? « Par contre du coup, je décolle à quelle heure de ton appart ? Pour éviter de la croiser quand t'auras décidé de changer de crèmerie, on sait jamais, ça ferait mauvais genre le défilé chez toi si c'est trop voyant. »
Mais... quoi ? Le baroudeur a déjà ouvert la bouche pour poser une question à peu près aussi cohérente que les propos de son chanteur ; mais lui il a l'excuse d'être complètement pris par surprise par l'attitude presque agressive de son amant. Il n'en a de toute façon pas le temps : Mallory est déjà en train de traverser l'appartement pour rejoindre la terrasse, Isma sur les talons. « Sans déconner, j'espère que j'vous ai pas trop dérangés, hein.
– Eh, tu redescends une seconde là ? s'exaspère-t-il, pas ultra fan du concept de se faire agresser sans raison. C'est quoi ton problème, et c'était quoi ce sous-entendu ? J'ai pas envie que tu partes, si elle passe pour me montrer les photos c'est pas gênant qu'tu sois là, si ? »
En tout cas il ne voit pas très bien où est le problème, lui. D'ailleurs pour l'instant, il est bien plus perdu qu'en colère et c'est une expression un peu défaite qu'il adresse à Mallory alors qu'il écarte les bras en signe d'impuissance. « J'me suis dit que ce serait sympa que tu rencontres ma meilleure amie, c'est tout, mais si tu l'as pas aimée suffit de le dire et j'la verrai quand tu seras pas là... elle a fait un truc qui t'a pas plu ? J'comprends pas, là. »

« Eh, tu redescends une seconde là ? » Oh oui il va redescendre Mallory, par l'ascenseur quand il aura terminé sa clope parce que ça va bien, ça suffit, il en a marre maintenant d'être pris pour un con, d'espérer comme un imbécile pour tous les soirs où ses doigts se sont glissés dans les cheveux de ce connard en se disant qu'il avait une place particulière avant de voir une main griffue de rouge passer dans ces mêmes mèches sans qu'il dise rien, sans qu'il lui jette un regard, sans qu'il ait été foutu de le rassurer à ce sujet avant. Non, pour lui c'est normal hein ? Ce putain d'égoïste n'a jamais tenu compte de tout ce qui l'animait lui, de tout ce qu'il éprouvait, il a tout pris en faisant semblant de donner mais dès qu'on lui demande de prendre quelques responsabilités il n'y a plus personne, c'est ça ? Ça le rend dingue, fou de rage maintenant, quand il coule une oeillade meurtrière en direction du jeune homme qui l'a suivi jusque dehors sans visiblement comprendre pour quelle raison son amant est aussi furieux.

« C'est quoi ton problème, et c'était quoi ce sous-entendu ? J'ai pas envie que tu partes, si elle passe pour me montrer les photos c'est pas gênant qu'tu sois là, si ? » Ah non merci, ce genre de putains de séances ça va bien une seule fois et encore, il s'en serait volontiers passé Mallory ; et il ne sait pas bien s'il préfèrerait être là ou non la prochaine fois qu'ils se verront. De toute manière apparemment il n'a pas du tout son mot à dire à ce sujet puisqu'Isma est infoutu de comprendre tout seul à quel point il lui a démoli le coeur, ce soir. Deux bras exaspérés s'écartent et s'il rêverait de s'y réfugier en sanglotant, il ne bouge pas le chanteur, raide de fureur, tirant compulsivement sur sa clope. « J'me suis dit que ce serait sympa que tu rencontres ma meilleure amie, c'est tout, mais si tu l'as pas aimée suffit de le dire et j'la verrai quand tu seras pas là... elle a fait un truc qui t'a pas plu ? J'comprends pas, là.
– Ah, c'est ta meilleure amie ?! aboie-t-il. Juste ta meilleure amie ?! »

Ah, ça commence à se connecter dans le cerveau de ce crétin ? Très bien. De toute façon Mallory sait déjà qu'il ne passera pas la nuit ici parce qu'il a l'intention de lui demander des comptes, et il n'a pas de mal à s'imaginer comment cette histoire qui n'en est pas une va se terminer. « T'as couché avec elle ? » demande-t-il, et les yeux écarquillés de surprise d'Ismaël lui donnent déjà la réponse, alors il le coupe. « Une fois ? Non, plusieurs, hein ? Ça a duré combien de temps ?! » Ah, ça le regarde pas ? C'est ça, ça le regarde pas. « Et qu'est ce qui me dit que tu la vois pas encore, finalement ? Ça t'amuse d'aligner tes plans cul à la table d'un resto pour les présenter peut être ? Ta putain de meilleure amie, me fais pas rire, bordel. » Il recrache sa fumée vers les lumières de la ville, ricane, malheureux, blessé, furieux. « Et t'en as combien des meilleures amies comme ça histoire que j'me figure combien j'vais devoir en encaisser, hein ?! »

« Ah, c'est ta meilleure amie ?! continue de s'énerver Mallory sous le de son amant qui doit vraiment avoir l'air d'un Magicarpe mort tout de suite. Juste ta meilleure amie ?! »
Et là, il percute sans percuter. Ça ne peut pas être ça ; Mallory n'est pas assez con pour faire une crise de jalousie aussi violente à cause d'Arella ; elle ne peut pas, ça n'est pas... cohérent. Pourquoi est-ce qu'il l'aurait amené avec lui sinon ; il pense vraiment qu'Isma aurait eu le toupet de... oui, il l'aurait eu, mais en l'occurrence il n'avait absolument rien à cacher alors d'où il sort ça, c'est encore une crise de parano ? « Mais Mallo, tente-t-il quand même, avant d'être sèchement coupe.
– T'as couché avec elle ? » 
Et là, il se tait ; ses yeux s'écarquillent, parce que oui, c'est arrivé, mais... et il n'a pas le temps d'en penser plus. « Une fois ? Non, plusieurs, hein ? Ça a duré combien de temps ?! 
– Mais c'était plus compliqué que ça, ça te regarde pas ! répond-il, le ton sans doute beaucoup plus coupable qu'il ne le devrait, totalement acculé par les accusations de son amant. » 
S'il le laissait en placer une pour s'expliquer ce serait infiniment plus simple de lui faire remarquer que sa crise de jalousie n'a aucun sens, sauf que de fait, il n'arrive pas à enchaîner. « Et qu'est ce qui me dit que tu la vois pas encore, finalement ? Ça t'amuse d'aligner tes plans cul à la table d'un resto pour les présenter peut être ? Ta putain de meilleure amie, me fais pas rire, bordel. 
– Mais c'est vrai putain, laisse-moi au moins t'expliquer ! 
– Et t'en as combien des meilleures amies comme ça histoire que j'me figure combien j'vais devoir en encaisser, hein ?! »
L'agressivité de Mallory fait, cette fois, disparaître de son visage toute trace de l'expression perdue et un peu paniquée qu'il arborait jusqu'à maintenant. Pourquoi est-ce qu'il devrait se justifier, de toute façon ? Mallory n'a jamais eu son mot à dire sur la question, alors c'est en secouant la tête, les lèvres tordues dans un rictus plus proche de la grimace que du sourire, qu'il répond, écoeuré : « Tu vois c'est exactement pour ça qu'je veux plus entendre parler de couple ou de j'sais pas quelle connerie du genre, c'est toujours la merde. T'es en train de me péter les couilles avec ta crise de jalousie à deux balles sans aucune putain de raison valable et tu me laisses même pas le temps de t'expliquer que c'est pas c'que tu crois. »
Énervé, il rallume son joint d'un geste habitué du briquet, non sans jeter à son amant un regard assassin. « À aucun moment t'as ton mot à dire sur qui je fréquente et pour quelles raisons, si ça t'plaît pas c'est pareil. Et on a été clair à ce sujet dès l'début j'crois bien alors j'vois pas très bien pourquoi tu pètes les plombs comme ça. »

Le moment de vérité c'est maintenant, et Mallory le sait. A l'expression décomposée de son amant, il comprend très vite qu'il vient de franchir la limite invisible du baroudeur ; le seul souci, c'est qu'Isma n'a pas compris qu'il y a dix jours, c'est sa barrière à lui qui a explosé quand il lui a proposé de rester une nuit de plus, puis deux, puis trois et ces cinq jours merveilleux qu'ils ont passé tous les deux, durant lesquels Mallory a fini par s'imaginer, tout seul comme un grand, que cette fois c'était un peu plus sérieux qu'une vague baise sur une plage ou contre un mur dans les grottes. Tout ce qu'ils ont eu ces derniers jour, tout ça vient d'exploser maintenant qu'il a vu que ces comportements là étaient reproduits avec une autre. Une jeune femme qui n'a sans doute pas compris ce que cachait l'expression renfrognée du chanteur, trop occupée qu'elle était à ronronner sur celui qu'il aurait bien aimé considérer comme son mec, en fait, pour la première fois depuis quinze putains de longues années.

Ledit mec qui ne comprend pas ce qui lui tombe sur la gueule et qui, en guise de réponse, lui adresse le plus laid des rictus. Il sait que ce qu'il va dire va lui faire du mal, à Mallory. « Tu vois c'est exactement pour ça qu'je veux plus entendre parler de couple ou de j'sais pas quelle connerie du genre, c'est toujours la merde. T'es en train de me péter les couilles avec ta crise de jalousie à deux balles sans aucune putain de raison valable et tu me laisses même pas le temps de t'expliquer que c'est pas c'que tu crois. » Ah non ce n'est pas ce qu'il croit ? Qu'il ne le prenne surtout pas pour un con ; il l'a trop fait, maintenant c'est bon, Mallory a très clairement sa dose, là. Il n'est plus question de faire comme si tout ce qu'il se passait n'allait avoir aucune conséquences, maintenant il est temps d'assumer, ou de tout arrêter. Plus jamais il ne passera une soirée comme celle-là, ça fait trop mal, c'était beaucoup trop douloureux.

« À aucun moment t'as ton mot à dire sur qui je fréquente et pour quelles raisons, si ça t'plaît pas c'est pareil. Et on a été clair à ce sujet dès l'début j'crois bien alors j'vois pas très bien pourquoi tu pètes les plombs comme ça.
– Ouais, j'crois aussi me souvenir qu'à Nathalia on avait été clairs sur le fait qu'on se reverrait plus, non ?! » Aboie-t-il, à bout de nerfs cette fois. Il explose Mallory, c'est comme si tous les pieux qu'Isma s'est amusé à lui enfoncer dans la poitrine ce soir se retiraient d'un coup en laissant son coeur totalement à l'agonie. Le tout sans ciller et en tirant sur son joint. « J'pense qu'on peut les reclarifier les choses, non ? Il serait peut être temps que t'arrêtes de faire comme si ça valait pas plus que ce que ça montre, tout ça ? » Il ne l'est pas, clair, il est en colère, et quelque part, il n'a pas très envie de lui dire de façon plus limpide ce qu'il envisage, ce qu'il voit. Pourtant il va bien falloir. « Ça t'arrange bien hein dans ta petite tête de grand connard d'aller faire le beau avec la première meuf qui passe seulement pour te donner l'impression que t'as encore le contrôle sur tout ce qu'il se passe ? T'es libre comme l'air après tout, j'avais presque oublié que ça impliquait aussi que j'étais sûrement pas le seul à me rouler dans ton plumar, t'aurais juste pu me le rappeler autrement, ou assumer, en fait ? » De quoi il parle, hein ? Il ne comprend pas Ismaël ? Très bien, il va préciser. « T'en veux du clair ? J'vais t'en donner. T'es avec moi ou pas ? J'suis ton putain de mec ou pas ?! »

« Ouais, j'crois aussi me souvenir qu'à Nathalia on avait été clairs sur le fait qu'on se reverrait plus, non ?!
– J'étais pas d'accord et quand bien même j'me rappelle pas t'avoir entendu te plaindre de mon retour avant ce soir, répond-il, rendu hargneux par le poids des accusations qu'il réfute en bloc. »
Elle est pas mal celle-là, c'est quoi le rapport, il veut comparer les promesses qui ne sont pas tenues ? Elle en a une belle de gueule, cette putain de relation. « J'pense qu'on peut les reclarifier les choses, non ? Il serait peut être temps que t'arrêtes de faire comme si ça valait pas plus que ce que ça montre, tout ça ?
– Putain mais j'comprends même pas de quoi tu parles, gronde-t-il en détournant la tête, fatigué ; à quel moment cette soirée s'est transformée en cauchemar exactement ?
– Ça t'arrange bien hein dans ta petite tête de grand connard d'aller faire le beau avec la première meuf qui passe seulement pour te donner l'impression que t'as encore le contrôle sur tout ce qu'il se passe ? T'es libre comme l'air après tout, j'avais presque oublié que ça impliquait aussi que j'étais sûrement pas le seul à me rouler dans ton plumar, t'aurais juste pu me le rappeler autrement, ou assumer, en fait ?
– Mais t'es en plein délire mec, faut arrêter là ! »
Il ne voit personne d'autre que lui, et ce depuis des semaines, il ne fait pas le beau et le seul responsable de toute cette psychose c'est son cerveau de taré qui fait encore des siennes ; à tous les coups c'est ça. Ou alors il s'est fait tout un film tout seul et maintenant il ne veut plus entendre qu'il a fait fausse route mais dans un cas comme dans l'autre c'est n'importe quoi et ça n'a aucun sens. « T'en veux du clair ? J'vais t'en donner. T'es avec moi ou pas ? J'suis ton putain de mec ou pas ?!
– Mais bien sûr que non ! répond-il aussitôt, les yeux révulsés et la poitrine affolée par le rythme effréné de son coeur étrangement douloureux. Il a jamais été question de ça, et qu'est-ce que ça peut foutre de toute façon, ça change rien ! J'me tape personne d'autre, on passe tout notre temps ensemble et tout allait très bien alors pourquoi est-ce que tu reviens encore me casser la tête avec ça, ça change quoi à la fin putain ?! »
C'est une question, mais si Mallory essaie d'y répondre, il le coupe, à bout de nerfs ; quoi qu'il se soit passé ces dernières semaines, cet abruti vient de tout foutre en l'air tout seul comme un grand. « J'ai pas envie d'être avec toi, j'ai pas envie d'être avec qui que ce soit, mais à aucun moment ça nous empêchait d'être... bien, merde. Mais si t'as besoin d'une putain de bague au doigt pour avoir confiance en quelqu'un, j'vois vraiment pas c'que tu fais là parce que c'est clairement pas avec moi que tu trouveras ça et tu l'as toujours su ! »

« Mais bien sûr que non ! » Très bien. Au moins les choses sont claires, elles sont dites, non, c'est pas son mec, non, ça ne l'a jamais été et ça ne le sera sans doute jamais. Il n'en montre rien Mallory, son dos est droit et son menton haut, mais quelque chose se brise en mille morceaux dans son esprit, coupe sa respiration. Par réflexe, la main qui ne tenait pas sa cigarette s'enferme dans sa poche, pour tenter d'en cacher le tremblement compulsif que le cri du coeur d'Ismaël vient de générer. Non, bien sûr que non. Qu'est-ce qu'il peut être con, bordel. « Il a jamais été question de ça, et qu'est-ce que ça peut foutre de toute façon, ça change rien ! J'me tape personne d'autre, on passe tout notre temps ensemble et tout allait très bien alors pourquoi est-ce que tu reviens encore me casser la tête avec ça, ça change quoi à la fin putain ?! » Ça change sa place, sa putain de place dans tout ça, ça change qu'il ne peut pas faire ça avec lui Isma, qu'il est trop instable pour ne pas pouvoir le considérer comme un repère solide. Ça change beaucoup de choses, s'il avait eu l'assurance que tout ça les menait quelque part, il aurait pu attraper doucement sa main au cours de la soirée, être rassuré par un regard qu'il serait venu chercher. Tout simplement.

Au lieu de ça, il n'a rien pu faire. Alors Mallory ouvre la bouche pour répondre, mais le baroudeur ne lui en laisse pas le temps ; il l'a mis en colère et quelque part, c'était exactement ce qu'il voulait. « J'ai pas envie d'être avec toi, j'ai pas envie d'être avec qui que ce soit, mais à aucun moment ça nous empêchait d'être... bien, merde. Mais si t'as besoin d'une putain de bague au doigt pour avoir confiance en quelqu'un, j'vois vraiment pas c'que tu fais là parce que c'est clairement pas avec moi que tu trouveras ça et tu l'as toujours su !
– ET TOI TU SAVAIS TRES BIEN QUE TU POUVAIS PAS JOUER A ÇA AVEC MOI ! » Cette fois il hurle, parce que chaque mot est une torture, chaque phrase détruit sa psyché fragile. Il avait de l'espoir cette fois, il y croyait, et Ismaël vient de tout effacer en quelques putains de secondes. Quinze années à attendre ces bras refermés autour de lui et la douce assurance qu'ils seraient toujours là, tout ça pour entendre quoi ? Qu'il ne veut toujours pas ? Pourquoi, qu'a-t-il fait de mal ou au contraire, qu'a-t-il raté pour n'avoir pas eu droit à cette place qu'il a donné à Oliver et qu'il ne veut plus donner à personne ? Ne lui a-t-il pas suffisamment prouvé ce qu'il ressentait Mallory, à quel point il était prêt à tout lui donner jusqu'à essayer de changer pour lui ?

« Tu l'sais depuis des semaines, depuis que ton sale petit con de frère m'a fait chanter, tu l'as su et après Nathalia t'es resté quand même, si tu voulais pas que j'm'attache fallait m'écouter et me laisser m'éloigner au lieu de revenir et... et de ! » De le faire espérer, de se rendre indispensable, parce qu'il sait qu'il va partir maintenant et s'il l'avait fait avant, ç'aurait sans doute été un tout petit peu moins douloureux. Alors il inspire longuement, tremble de tous ses membres maintenant, et ses yeux sombres brillent à présent autant de colère que d'un chagrin profond, ancien, latent. « C'est pas ça que je veux, crache-t-il finalement en balançant son mégot du haut du balcon. T'avais raison, j'peux pas me contenter de ça, tu vois ?! J'me casse. » Oui, il s'en va avant d'éclater en sanglots maintenant, ça vaut mieux. « J'ai pu constater ce soir que t'aurais largement de quoi consoler ta putain de frustration, moi je rentre chez moi, j'veux plus te voir, plus jamais. » T'es qu'un putain de sale connard Esperanza, a-t-il envie de hurler mais les mots restent bloqués dans sa gorge alors qu'il fonce vers l'ascenseur.

« ET TOI TU SAVAIS TRES BIEN QUE TU POUVAIS PAS JOUER A ÇA AVEC MOI ! »
Mais jouer à quoi putain, jouer à quoi, à quel moment il était question d'un jeu, qu'est-ce qui se passe dans son esprit aliéné pour lui faire penser des trucs pareils ? C'est pas la peine de hurler comme ça, les gens qui sont en bas dans la rue et qui l'ont probablement entendu gueuler comme un Ursaring s'en foutent de ce qui est en train de se passer ; le problème c'est qu'il fait fausse route Mallory, qu'il pose les mauvaises questions et qu'il fait plus confiance à ce que son cerveau malade lui chuchote qu'à ce qu'Ismaël lui dit. Ça ne sert à rien de discuter, de toute façon il n'y a aucune bonne réponse à des propos qui accusent, condamnent et exécutent dans le même temps. « Tu l'sais depuis des semaines, depuis que ton sale petit con de frère m'a fait chanter, tu l'as su et après Nathalia t'es resté quand même, si tu voulais pas que j'm'attache fallait m'écouter et me laisser m'éloigner au lieu de revenir et... et de !
– Le problème, reprend-t-il en essayant de se calmer, en vain, c'est pas que tu t'attaches, bordel, c'est que tu me casses les couilles à cause d'un autre délire parano à deux balles ! »
Parce que attaché, il l'est aussi, quand bien même il n'aurait pas vraiment mis de mot là-dessus, il n'y a qu'à voir la façon dont ça le fait chier de voir tout s'écrouler alors qu'une seule fichue poignée de minutes plus tôt il se disait que sa vie pourrait difficilement être plus belle. Apparemment il a été bien con et bien naïf, lui-aussi, d'imaginer que quelque chose pourrait être simple et bienfaisant quand il est question de Mallory Edgerton. « C'est pas ça que je veux. T'avais raison, j'peux pas me contenter de ça, tu vois ?! J'me casse. »
Ouais, à ce stade ça a l'air d'être effectivement la meilleure chose à faire, hein. Putain. « J'ai pu constater ce soir que t'aurais largement de quoi consoler ta putain de frustration, moi je rentre chez moi, j'veux plus te voir, plus jamais.
– C'est ça, on en reparlera quand t'arriveras à faire plus d'une connexion à la fois dans ton putain de cerveau parce que là t'as complètement craqué, espèce d'abruti, siffle-t-il, furieux et incapable de voir ce qu'il devrait dire pour retenir le garçon que, malgré tout, il n'a pas envie de voir s'en aller. »
C'était y a cinq ans, a-t-il envie de gueuler comme un couillon, avec Arella, c'est fini depuis cinq ans, comme si le fond du problème était là. Même pars pas, j'ai pas envie que tu partes, il ne pense pas à le dire, quand bien même ce serait vrai, il ne voit pas ce que ça pourrait changer, il ne sait pas comment arranger ce qui allait déjà si bien, à ses yeux.
Le plus con dans cette histoire c'est que même si Mallory avait posé la bonne question, Ismaël n'aurait sans doute pas été foutu de lui donner la bonne réponse, quand bien même la flamme de celle-ci serait-elle la responsable de l'énorme bulle de chagrin venue se loger dans sa gorge, et qui l'empêche de prononcer le moindre mot alors qu'il entend la porte de l'ascenseur se refermer.

I'm just the boy inside the man, not exactly who you think I am

Eh, Cha ? Oh, il a été difficile de ne pas craquer au premier message, et si Mallory n'était pas allé se réfugier dans les bras salvateurs d'Oliver, nul doute qu'il serait rentré à Enoville en courant en pleine nuit, mort de honte et de chagrin à l'idée de perdre le peu qu'il avait réussi à obtenir. Sa main se referme sur le micro pour un couplet d'une douceur relativement rare pour Asylum, mais cette chanson, elle hait au moins autant qu'elle aime celui qu'il devine perché dans un coin, et qui ne doit pas rater la moindre miette de l'étrange dévotion qu'il lui voue encore malgré l'absence totale de réponse aux quelques textos qu'il a reçus après son départ. Il était encore dans le taxi volant quand il a reçu le premier, il aurait pu faire demi-tour. I feel a million miles away, still you connect me in your way et sa voix est presque caressante maintenant alors qu'il approche sa main du manche de sa guitare électrique. Il faut absolument qu'il arrête de réfléchir, ou bien il va se planter.

La salle de Castlerain est bondée, ils ont fait salle comble en quelques secondes. En temps normal, Mallory adore regarder les petits campements de fortune des fans qui dorment devant la salle pour être sûrs d'être devant. Aujourd'hui, il n'a jeté qu'un coup d'oeil vague aux toiles de tente et aux couvertures de survie. On peut parler ? Lui répond pas, Mallory. Oliver n'est pas toujours de bon conseil mais ce soir-là il en est sûr, il lui a évité de faire une énorme connerie. Les mots d'Isma ont été clairs, et ce n'était pas la première fois qu'il les entendant ; maintenant, il ne lui reste plus qu'à réapprendre à vivre avec ce nouvel échec, et chaque jour qui passe est plus dur que le précédent, plus douloureux, plus insurmontable. Il a horriblement mal, tous les soirs quand il s'endort dans ses draps froids, tous les matins quand il tend une main et que la place vide près de lui lui glace le sang. Les premiers jours, son odeur était encore dans ses draps. Aujourd'hui, elle a disparu. When I could only see the floor, you made my window a door et chaque parole est douloureuse pour lui, ça fait mal de constater que ça n'arrivera plus jamais, qu'il chante pour du vide, qu'il n'ira pas chercher le garçon qui doit le regarder, ce soir.

Un peu comme toute la foule, en fait. Ses yeux se posent sur le premier rang : au milieu des jeunes filles qui lancent leurs bras en l'air et chantent cette vieille chanson, il y a quelques garçons. L'un d'entre eux est grand, brun. Il a une petite barbe brune, les yeux bleus, il cherche son regard et il finit par le trouver. S'te plait. Va te faire foutre, n'a-t-il pas répondu, malheureux, effondré au milieu de son salon, consolé par une Sophie en proie à son propre chagrin quand elle a compris qu'elle ne reverrait plus Lysaria. Quinze jours sont passés, quinze jours aussi longs que quinze ans. Pire que ça peut-être, pour ce qu'il en sait. And when I sit alone at night, your thoughts burn through me like a fire...

Ces paroles, il aurait aimé les chanter à un autre que cet inconnu qui le bouffe des yeux au premier rang, il aurait voulu un autre visage, un autre écho à chaque parole qui lui arrache la gorge. Pourtant, il va bien falloir exorciser ce qu'il n'aurait jamais dû vivre sans garantie ; alors il force un sourire, rejette le visage en arrière, crie le refrain, s'imprègne du public qui reprend ses paroles. Il ne devrait avoir que ça. Seulement ça. Juste les gens qui l'aiment, qui aiment sa musique. Pendant longtemps, il était persuadé que ça lui suffirait. Je serai au concert à Castlerain demain. Si jamais... Oui, il est là. Il ne le voit pas mais sa présence l'écrase, le broie, le tue. Depuis quinze ans, ce sale con le tue. I feel a million miles away, still you connect me in your way... et si seulement il avait été capable de voir tout ce qu'il aurait pu lui offrir, si cet idiot avait eu au moins le courage de le recevoir et de lui en donner un peu, à lui aussi. Juste un peu.

L'échange de regard avec l'inconnu dure, s'intensifie, et quand le morceau touche à sa fin, un simple signe de tête invite les deux vigiles à le faire monter sur scène. Quelques filles pleurent, d'autres applaudissent et lui regarde autour de lui, un peu perdu puis franchement hypnotisé quand le chanteur lui accorde les dernières notes de son refrain, accrochant ses prunelles claires à ses yeux d'ombres en lui promettant des choses qu'il aurait aimé offrir à un autre. Il ne sait pas trop ce qui le pousse à faire ça, ensuite. So when they say they don't believe I hope that they see you in me. Il va le ramener chez lui ce soir, ce garçon qu'il accroche à sa bouche en maudissant un autre nom, en espérant envoyer dans son coeur la même flèche que celle qui l'a brisé en mille morceaux dix jours auparavant tout en sachant que ça ne sera pas le cas. Tu t'en fous de moi. Peut-être même que ça le fera rire, de le voir faire ça. Peu importe, il est mignon ce mec, et il fera l'affaire.

Cette fois, Ismaël a trouvé un perchoir un peu moins haut pour observer le concert. C'était peut-être une intuition, une prudence inhabituelle, comme s'il savait inconsciemment que ce soir, il risquait bien plus que tous les autres soirs.
C'était étrange de voir Mallory s'installer en bas, quelques mètres sous ses pieds, alors qu'il ne l'avait pas vu depuis des jours entiers. Ce n'était pas arrivé depuis un moment et cette proximité frustrante l'a instantanément exaspéré. Pourquoi est-ce qu'il ne lui a pas répondu, pourquoi il ne l'a même pas envoyé chier ? La réponse lui est venue assez naturellement et elle était bien présomptueuse : parce qu'il n'a pas vraiment renoncé, parce qu'il attend qu'Isma lui prouve quelque chose, même si le baroudeur ne sait pas vraiment quoi. Ces deux semaines ont été longues, pénibles. Froides. Il avait perdu l'habitude de se sentir seul de cette façon, lui qui se plaisait à croire qu'il se suffisait et se suffirait toujours à lui-même. Si vraiment c'était le cas alors il ne serait sûrement pas là ce soir.

Ismaël a toujours aimé la musique de Mallory ; dès le premier album, celui qui a injustement propulsé Neskov sous les feux de la rampe, le baroudeur était un fan de la première heure. La musicalité de sa voix, la douceur qu'elle peut prendre parfois, la puissance de ce petit gars chétif, qu'elle dévoile enfin sans pudeur. C'est sur scène que le garçon affiche son vrai visage, et c'est celui-ci qui a toujours irrémédiablement attiré le Johtien, quand bien même aurait-il été, à une époque, bien incapable de le comprendre ou de l'assumer. Ce soir, tout s'est passé différemment ; l'effet n'était pas le même et s'il s'était préparé à tout un tas de réactions, il ne s'attendait certainement pas à la détresse palpable qui lui est tombé dessus quand il a perçu certains accents fragilisés dans la voix du chanteur. Mallory est malheureux, Mallory lui manque, et Mallory ne sera jamais consolé qu'entre les bras qu'il refuse de rejoindre malgré les appels et les mains tendues. Il aurait voulu pouvoir sauter de son perchoir, le rejoindre, et l'emmener par la main dans un coin tranquille où tout aurait pu redevenir aussi simple, doux et bienfaisant que deux semaines plus tôt.
Sauf qu'il n'a pas pu, le concert touche à sa fin, et la voix presque tremblante d'émotion en bas semble refuser de s'adresser à lui.

D'habitude, Mallory finit toujours par le repérer. Ce soir, il ne l'a simplement pas cherché, et de là où il se trouve, Isma ne parvient pas à voir ce qui obnubile ainsi son regard, vers le devant de la scène. Ce qui est sûr, c'est que ça ne lui plaît pas, que ça le frustre, que ça lui donne envie de descendre et qu'il ne le peut pas. Alors, rongeant son frein, il décide simplement de fermer les yeux le temps que la chanson se termine et, à la fin du concert, il ira le retrouver. Pour faire quoi, il ne le sait pas encore, mais il suppose que certaines choses peuvent encore être réparées. Après tout, cette dispute n'est pas la première, elle est même bien moins violente que ce qu'ils ont eu l'occasion de connaître par le passé, alors... pourquoi serait-elle la dernière ? So when they say they don't believe I hope that they see you in me.
Pourquoi est-ce qu'il s'étouffe comme ça sur les dernières paroles, se demande Isma en ouvrant soudain les yeux pour les baisser vers la scène ; est-ce qu'il pleure ?

Non. Il ne pleure pas.

Est-ce que c'est le choc qui provoque le vertige, ou le vertige qui provoque le choc, Isma n'en a aucune idée ; l'avantage en tout cas c'est que le geste brusque qu'il est obligé de faire pour se rattraper avant d'amorcer une chute très probablement mortelle l'empêche de garder les yeux rivés sur l'écœurant tableau qui se dessine sur les planches de la salle de spectacle. La peur, la colère, la déception et le chagrin lui montent brutalement à la gorge et c'est sans doute pour réprimer un haut le coeur que, à nouveau stabilisé sur son perchoir, il porte précipitamment une main à sa bouche. Son ventre lui fait l'effet d'une tornade et la nausée qui le prend est si redoutable que sa main libre doit saisir solidement une barre métallique supposée le retenir en cas de nouveau vertige ; un cas de figure qui ne manque pas de se produire quand, cruellement attiré vers le spectacle désolant en contrebas, il repose les yeux sur le duo qui ne s'est toujours pas lâché en dépit des longues secondes qui viennent de s'écouler. C'est qui se mec et où il se croit, pour qui il se prend, comment il peut s'imaginer qu'il a le droit de faire ça, et poser ses énormes mains dégueulasses sur les hanches du chanteur et de lui bouffer le visage comme ça et de continuer à le dévorer du regard en reculant et de sourire comme un putain de rapace et stop.
Stop, il va vomir, il faut qu'il descende.

C'est ce qu'il s'emploie à faire, prudemment, avec bien plus de précautions qu'il n'en prend habituellement, tandis qu'il entend dans la salle les hurlements de joie d'une foule abrutie qui encourage il-ne-veut-même-pas-savoir quelle connerie ; ils en sont où, ils se déshabillent maintenant ? Putain, putain ça le rend malade, il en a les mains qui tremblent sur les prises qu'il saisit aussi solidement que possible, la mâchoire serrée à s'en péter péter les dents et le cœur qui bat comme si la ville s'effondrait autour de lui. Ses yeux grands ouverts ne voient plus que du rouge, à chaque pensée qui se fraye un chemin dans son esprit succède un non brutal qui semble partir de son ventre pour résonner dans son crâne, il en hurlerait de frustration et de colère si son instinct de survie ne l'obligeait pas au silence.
Quand ses pieds atteignent le sol, il chancèle ; l'hyperventilation lui fait voir des étoiles, la colère continue de bander ses muscles à lui en faire fourmiller les membres, il va cogner dans un truc, hurler quelque chose, s'arracher les cheveux ou le coeur ou quelque chose comme ça et pendant ce temps, son cerveau inondé de testostérone essaie tant bien que mal d'aligner deux pensées cohérentes pour comprendre pourquoi tout ça est en train de lui arriver. D'où elle vient cette colère, d'où il sort ce chagrin ; c'est quoi derrière ça, est-ce qu'il a peur, est-ce qu'il se sent trahi ? Non, Mallory ne lui devait rien, c'était clair, il l'a dit, lui non-plus ne doit pas de compte mais alors, c'est quoi le problème ; son silence ? Son départ de l'autre fois, son abandon, puis ça ? Tâchant de fermer les yeux pour se calmer, le jeune homme en est à plaquer ses paumes contre ses paupières closes comme s'il espérait en arracher l'image abominablement obsédante qui s'y est imprimée. T'as pas le droit de le toucher, il veut pas, c'est pas toi qu'il veut, voilà ce qu'il rêve de balancer au tocard qui a osé monter sur scène, après lui avoir balancé son poing dans la gueule. Et puisque de toute façon il n'a plus grand chose à perdre, il ne voit pas très bien pourquoi il s'en empêcherait.

« Bon, c'est un traquenard hein ? Elle est où la chute ? »

Ouais, forcément qu'il doit avoir un peu de mal à assimiler ce qu'il se passe, le garçon qui marche à côté de lui dans les rues de Castlerain, direction les quartiers les plus huppés de la ville. Ramener des fans dans une chambre d'hôtel, c'est déjà arrivé au chanteur qui avance sans grande conviction, sous le poids d'un bras solide enroulé autour de ses épaules. Le type s'appelle Alex, il a visiblement fumé trois ou quatre joints, il sent un peu l'alcool mais rien de bien dérangeant, au moins pour ce qu'il s'apprête à faire. Une pensée insidieuse le conduit à se demander si Isma était là, s'il a assisté à ça ; oui, sûrement, mais il n'a reçu aucun message, n'a eu aucun appel du baroudeur et de toute manière, il n'aurait pas répondu. Parce que ça ne sert à rien, et parce que quand bien même rêverait-il de retrouver la chaleur de ces bras depuis quinze jours, depuis quinze ans, la fatigue dans laquelle cet état de fait le met est bien plus fort désormais que tout l'amour profond et désintéressé qu'il a pu lui porter. Maintenant c'est fini. Et c'est peut-être autant pour essayer d'emmerder ce crétin que pour tenter de se consoler qu'il a pris ce gars avec lui, ce soir. « Attends, est-ce que tu vas te plaindre ? ricane-t-il en réponse, haussant un sourcil devant l'air aussi heureux qu'halluciné du garçon qui s'apprête à rentrer avec son idole.
– Non pas du tout, c'est juste que. Merde, mes potes vont jamais me croire.
– J'te ferai une déclaration sur l'honneur si ça peut t'aider à te faire mousser, dit le chanteur sans grande conviction. Mais si t'as pas envie ou que tu trouves ça trop bizarre, tu peux rentrer chez toi. »

Il n'en a pas vraiment envie, en fait, et la pensée le surprend. Peut-être qu'Isma avait raison depuis le début, voilà au moins une leçon qu'il va soigneusement retenir : l'amour, c'est stupide, c'est pour les gosses et la réalité est bien plus brute, bien plus cruelle. Ne pas s'attacher, c'est sûrement la clé du bonheur, apaiser sa solitude dans les bras de quelques garçons quand le besoin s'en fera ressentir constituera très certainement la seule bonne réponse plutôt que de se fantasmer encore des récits presque chevaleresques qui ne conduisent jamais qu'aux plus catastrophiques des désastres. Derrière lui pourtant, Sophie marche sans grande conviction ; elle ne dit pas un mot, elle boude depuis dix jours, elle a l'air malheureuse. Mallory sait pourquoi, et il lui a déjà dit qu'elle pouvait aller voir Lysaria si elle en avait envie. Mais Sophie connait le chagrin de son dresseur, elle le couve et le veille. Seulement ce qu'il se passe ce soir, elle ne l'approuve pas, et elle finit par disparaître dans un nuage de fumée, pour une destination qu'il ne connait pas. Elle finira par rentrer, ses fugues sont presque devenues habituelles.

« Oh, j'ai pas l'intention de rentrer. Vu l'avant goût que j'ai eu sur scène, j'suis assez curieux de savoir la suite, je te cache pas... » Une main glisse dans son dos et il se fait violence pour ne pas souhaiter qu'elle soit un peu plus longue, un peu plus ferme ; ça ne sert à rien. A rien du tout. Autant profiter de ce qu'il a, et c'est tranquillement qu'il se laisse aller contre l'épaule du garçon de ce soir, en sachant qu'il le chassera de chez lui une fois que ce sera terminé. Le garçon s'en ira, il n'y a jamais eu de souci avec ça, songe-t-il en relevant le nez pour le regarder. Et puis bon, il n'est vraiment pas désagréable à regarder. « J'pense que t'as pas la moindre idée de ce qui t'attend quand on va arriver, ronronne-t-il, un petit sourire aux lèvres, effaçant tout doucement en dépit de la douleur, le souvenir d'un autre aux yeux caramel. » Ce type là est un petit flambeur, et à son sourire provocateur il répond par un autre, assuré. « Fais gaffe, j'ai pas mal d'expérience à mon actif, hein, j'peux pas vraiment être surpris.
– Tu verras bien. T'es pas le seul qui m'ait chanté cette chanson-là avant de finir dans mon lit.
– Un peu plus et j'pourrais presque être jaloux, tiens. » Si seulement toi, t'avais pu l'être un peu plus.

Isma a franchement hésité, finalement, quand il s'est retrouvé sur le toit du poste de sécurité de la salle, un peu à l'écart, avec une vue imprenable à la fois sur l'entrée principale et sur la porte arrière. Même en courant très vite, si les deux autres avaient pris un taxi, il aurait eu beaucoup de mal à les intercepter à l'entrée de l'immeuble de Mallory. La question était de savoir s'il valait mieux prendre de l'avance et commencer à courir tout de suite ou attendre de voir s'il n'était pas possible de les coincer un peu plus tôt dans une rue moins fréquentée que celle de l'immeuble du chanteur, dans le cas où ils rentreraient à pieds. Finalement, il a bien fait d'hésiter, puisque ça fait déjà quinze bonnes minutes qu'il suit le duo depuis les hauteurs des bâtiments heureusement pas si imposants de la ville.
Sa logique est un peu celle d'un agresseur, et ça devrait sans doute l'inquiéter, mais à vrai dire Ismaël est beaucoup trop en colère pour ça ; l'expression hors de lui prend tout son sens ce soir, alors qu'il veille à ne pas être repéré tout en prenant garde à ne pas perdre ses cibles de vue. L'avantage, c'est qu'il ne peut pas très bien comprendre ce qu'ils se racontent, d'ici.
Sautant d'un toit à l'autre, Isma jette un nouveau coup d'oeil en contrebas. Il fronce les sourcils en se rendant compte qu'il ne voit plus que deux silhouettes sur trois ; où est passée Sophie ? « Isma fait trop de bruit, entend-il chuchoté près de son oreille, de quoi le faire sursauter à s'en sortir le coeur de la cage thoracique. Sophie l'entend depuis le concert.
– Je veux pas de mal à Mallo, répond-il à voix basse, en continuant d'avancer pour ne pas risquer de perdre les deux amoureux en bas.
– Je sais.
– Alors pourquoi t'es...
– Lys' est là ? »
Ah, oui, bien sûr. Il aurait dû s'en douter, se dit-il en grimaçant. Sauf qu'il n'a pas le temps de s'occuper de ça maintenant : l'immeuble de Mallory n'est plus qu'à quelques mètres ; ils vont tourner dans une ruelle à gauche pour prendre un raccourci et à l'issue de celui-là ils seront directement en face de sa porte. S'il veut intervenir, il doit faire vite, et il n'est pas encore descendu... Sophie va tout faire foirer. « Lys' est là, dit-il en désignant une pokéball à sa ceinture, d'un doigt. Mais tu la verras après, je dois d'abord parler avec Mallo.
– Mallo veut pas parler ce soir. L'autre est pas là pour parler.
– Alors il faut dégager l'autre, répond-il froidement, stoppant sa progression pour tourner ses yeux bruns et toujours brillants de colère vers le visage de Sophie, qui incline la tête sur le côté en faisant de petits bruits flippants, comme quand elle réfléchit. Tu m'aides ?
– Sophie veut voir Lysaria.
– Si on dégage l'autre. Promis. »

C'est en retenant au maximum sa chute pour ne pas faire trop de bruit qu'Isma se laisse finalement tomber au sol, bien caché derrière un conteneur à poubelles judicieusement tenu à l'écart des grandes artères de la ville. Mallory et l'autre sont plusieurs mètres devant lui, et c'est sans faire le moindre bruit qu'il se met à les suivre en s'approchant progressivement. « Oh, j'ai pas l'intention de rentrer. Vu l'avant goût que j'ai eu sur scène, j'suis assez curieux de savoir la suite, je te cache pas... »
Il fait quoi avec sa main, là ? Putain, il ne va pas supporter ça longtemps, songe-t-il, les dents serrées ; si ce sale connard repart avec toutes ses dents il pourra s'estimer heureux. « J'pense que t'as pas la moindre idée de ce qui t'attend quand on va arriver, »
Cette fois, Ismaël se mord l'intérieur des joues. Il ne va rien se passer du tout entre ces deux-là, en fait. Rien. Absolument rien. « Fais gaffe, j'ai pas mal d'expérience à mon actif, hein, j'peux pas vraiment être surpris.
– Tu verras bien. T'es pas le seul qui m'ait chanté cette chanson-là avant de finir dans mon lit.
– Un peu plus et j'pourrais presque être jaloux, tiens. » Jaloux, c'est ça ; il va voir où il peut se la foutre, sa jalousie, fulmine intérieurement le jeune homme en se cachant totalement dans un recoin avant de taper deux fois dans ses mains, bien fort, distinctement. Aussitôt, il entend une courte inspiration trahissant un sursaut, très vite suivie de deux autres claquements venant, cette fois, de l'autre côté de la ruelle. « C'est... c'est quoi ça ? gronde l'autre, visiblement plus exaspéré qu'effrayé. »
Pour un peu, il en ricanerait quand il dévoile sa position de deux nouveaux claquements, sans se montrer pour autant. « Y a quelqu'un là, j'vais voir, j'sais pas qui c'est le crétin qui...
– BOUH ! »
Si le mec ne crie pas, il n'en était pas loin ; quelque part, c'est tout à son honneur d'avoir eu assez de sang-froid pour ne pas hurler comme une fillette, mais il n'est pas au bout de ses peines, et le simple fait d'imaginer son regard horrifié posé sur le visage grimaçant de Sophie le ferait se tordre de rire s'il ne bouillonnait pas ainsi de colère. « Bwahahah, Sophie vous a eus ! »
Et oui, Sophie les a eus, parce que même si personne n'a crié, tout le monde la regarde elle, et personne ne le voit ni ne l'entend, lui, s'approcher par derrière, juste assez proche pour écraser sa main sur l'épaule du gars qui venait à nouveau d'effleurer Mallory pour le prendre par la taille. Pas de chance, il se trouve qu'un élan de rage envoie largement assez d'adrénaline dans le sang d'Ismaël pour qu'il puisse le précipiter en arrière et le faire reculer de trois ou quatre pas, largement de quoi se placer entre lui et Mallory. « Dégage, grogne-t-il, le visage baissé et la voix rauque, tremblante de menace et de colère. Dégage tout de suite, fous le camp ou je te jure que ça va très mal aller pour ta petite gueule. »

Quelque part, ce garçon - Alex, c'est Alex qu'il s'appelle - l'amuse un peu. Le bras qu'il a passé autour de sa taille a des accents possessifs et étrangement fiers, comme s'il allait devenir la pièce maîtresse de son tableau de chasse. J'ai baisé Mallory Edgerton, il l'entend déjà raconter ça à ses potes le lendemain ou le soir même parce qu'il est bien évidemment hors de question qu'il le laisse dormir chez lui ; ça l'amuse, parce qu'il n'a pas la moindre idée de ce qui l'attend une fois qu'ils seront arrivés en haut. Peu importe, ça le rassure un peu, cette main-là, il a au moins l'impression d'être important ; c'est d'ailleurs pour cette raison un peu malsaine qu'il a toujours préféré se taper ses fans. Ce mec là est du genre un peu fanfaron, beau parleur, et parfaitement rôdé à l'exercice, il n'y a qu'à voir comme il ronronne quand il lui parle, comme sa main est à la fois douce et ferme sur sa hanche. Il lui laisse un peu d'espace pour reculer au cas où tout en assurant d'une seule paume qu'il n'a de raison de le faire. Une drague relativement subtile, qui ressemble beaucoup à celle de l'homme qu'il a planté comme un con à Enoville il y a quinze jours. C'est sûrement pour ça qu'il l'a choisi, hein.

D'ailleurs il va lui répondre, mais c'est un claquement de mains dans la ruelle qui lui arrache un bond de surprise ; Mallory n'a jamais été très prompt à supporter les choses soudaines dans ce genre, et il saute presque littéralement dans les bras d'Alex qui tourne la tête en direction du son, sans comprendre est visiblement, déjà agacé par le dérangement. Sauf que deux autres coups résonnent de l'autre côté de la rue et cette fois, Mallory n'est vraiment pas tranquille. Où est Sophie ? Il a ses autres Pokémon, mais... « C'est... c'est quoi ça ? » Il n'en sait rien, mais cette fois il sait d'où ça vient ; deux claquements se font entendre derrière eux et ils se retournent, pour observer un gros conteneur dissimulant très certainement l'un des petits malins qui s'amuse à essayer de leur faire peur.

« Y a quelqu'un là, j'vais voir, j'sais pas qui c'est le crétin qui...
– BOUH ! » Mallory n'a pas le réflexe de crier, mais cette fois le saut est bien réel quand Sophie apparaît derrière eux, en manquant de lui faire avoir un arrêt cardiaque. Alex aussi a eu peur cette fois, il porte une main à sa poitrine alors que l'Ectoplasma grimace, dodeline de la tête tout en faisant claquer sa langue, comme à chaque fois qu'elle est morte de rire. Quelle garce, putain. « Bwahahah, Sophie vous a eus !
– Non mais ça va pas ou quoi espèce d'idiote, qu'est-ce qui t'a pris ?! » fulmine le jeune homme, parce que s'il adore les facéties de son Ectoplasma en temps normal, là c'est franchement pas drôle, songe-t-il en s'apprêtant à lui mettre la suite... quand le début d'étreinte de son fan lui est arrachée par une main solide qui l'oblige à reculer.

Il reconnait assez vite le baroudeur Mallory, ce grand con au visage crispé par la colère qui repousse Alex d'un geste du bras pour se placer entre eux ; c'est quoi ce délire ? Qu'est-ce qu'il fout là, il les a vus, ça ne lui plait pas, hein ? « Dégage, et ce grondement de mâle dominant aurait sans doute beaucoup plu au chanteur s'il l'avait pas déjà décidé de renoncer, c'est trop tard maintenant et il n'a rien à faire là. Dégage tout de suite, fous le camp ou je te jure que ça va très mal aller pour ta petite gueule.
– C'est quoi ton putain de problème à toi ? feule Alex en réponse, peu disposé à se laisser intimider comme ça. Mallory, tu le connais ? » Ouais, il le connait et il le contourne d'ailleurs, pour repasser devant lui et rejoindre insolemment le jeune homme. Ça te fait mal ? Il l'espère, très fort.

« Ouais, j'le connais, répond-il à son amant du soir avant de se tourner vers l'autre. T'as rien à faire là, j'croyais qu'on se devait rien, c'est pas ça que t'as dit la dernière fois ? » Ça et quelque chose comme je veux pas être avec toi, si ses souvenirs sont bons. Alors c'est un peu tard pour changer d'avis de toute façon. « Maintenant tu permets, j'voudrais rentrer chez moi. »

« C'est quoi ton putain de problème à toi ? se rebiffe le pauvre petit amant éconduit ou en passe de l'être ; il est presque mignon. Mallory, tu le connais ? »
Oh oui il le connaît, et c'est lui qu'il veut, quand bien même ce serait cet autre qu'il est sur le point de ramener chez lui, c'est des conneries, rien que des conneries et elles vont s'arrêter tout de suite parce que ça n'a aucun sens, c'est débile ce qui se passe, rien n'aurait dû se dérouler de cette façon. Ça n'ira pas plus loin et ce mec ne fera pas un pas de plus en direction de l'appartement du chanteur, c'est mort. C'est mort. « Ouais, j'le connais. T'as rien à faire là, j'croyais qu'on se devait rien, c'est pas ça que t'as dit la dernière fois ? »
Oui, c'est ce qu'il avait dit, sauf que... sauf que non, c'était pas ça qu'il voulait ; lui il n'a rien fait du genre, Mallory s'est mis ça dans la tête tout seul et merde, il comprend pas, il l'a pas laissé expliquer l'autre soir mais... il peut pas. Il peut pas supporter ça, c'est tout, et sa position totalement merdique dans cette histoire l'empêche de répondre, le fige. « Maintenant tu permets, j'voudrais rentrer chez moi.
– Rentre chez toi si tu veux mais lui il dégage, voilà tout ce qu'il est capable d'articuler, levant les yeux vers ce random connard qui a inconsciemment redressé les épaules, dont les lèvres frémissent comme s'il voulait sourire, insolent, bien trop sûr de lui. Il fout pas un pied dans ton appart.
– Ah ouais ? fanfaronne l'autre en quittant Mallory pour s'approcher d'un pas, puis d'un autre. Et tu comptes faire quoi pour m'en empêcher ? »
Il n'a pas envie de le savoir, ce mec, vraiment pas, mais il peut toujours essayer de le découvrir, à ses risques et périls. C'est ce que lui répond le baroudeur d'un long regard menaçant, sans décrocher le moindre mot ; sa mâchoire est bien trop serrée pour ça. « C'est bien ce qu'il me semblait, reprend l'autre en souriant franchement cette fois, dédaigneux. Pousse-toi. »
Il va sans dire qu'Ismaël n'en fait rien, posant plutôt les yeux sur Mallory, resté un tout petit peu en arrière. Tu veux pas faire ça. Je le sais, tu veux pas faire ça. « Pousse-toi j'te dis ! insiste l'autre en avançant pour de bon, tendant les bras pour le saisir au col, cette fois. »
La réponse est automatique, issue d'une mécanique bien huilée ; une main sur le poignet envahissant, l'autre lancée au col de ce flambeur du dimanche, le Johtien ne se laisse pas faire et jauge en un instant la force de son désormais adversaire. Ce mec fait de la musculation, mais ce n'est pas un combattant. Lui, il en mangera sûrement une, mais il n'en mangera qu'une seule. Et encore, seulement si Mallory s'en mêle. Sophie, elle, dodeline de la tête en lâchant un oh, oh... plus moqueur qu'inquiet, à l'évidence. « J'te dis de dégager, gronde l'inconnu en déployant visiblement beaucoup d'efforts pour avoir l'air intimidant. Ça va mal se passer.
– Fais-moi ce plaisir, grince-t-il en réponse, tout de même un peu étranglé par la prise qui s'est resserrée sur son col, plaquant le dos d'un poing serré contre sa gorge.
– Oh, ça suffit ! intervient alors Mallory en s'approchant pour appuyer une main ferme mais clairement dérisoire sur son épaule comme s'il espérait le faire reculer. Casses-toi Isma, j'déconne pas.
– Sophie ! »
Il sait qu'elle ne fera pas de mal à Mallory, là où lui regretterait sans aucun doute un geste pour le faire reculer qui serait fatalement trop brusque ; heureusement, l'Ectoplasma comprend bien le message et si elle ne peut pas faire lâcher prise à Mallory, elle peut au moins se transformer en une longue chappe de fumée qui vient entourer le chanteur pour le protéger de la rixe qui dégénère juste à côté de lui. Repoussant tant bien que mal l'inconnu pour lui faire lâcher prise, Ismaël s'expose en écartant un bras pour forcer Mallory à reculer, et le coup de poing qui le cueille en pleine mâchoire lui fait voir des étoiles. Chancelant, il est bien forcé de reculer, remontant une garde pour prévenir un second coup qui ne vient pas ; ce mec n'est effectivement pas habitué à se battre, et c'est un sourire aussi acide que douloureux que cette confirmation fait apparaître sur les lèvres d'Ismaël alors qu'il revient à la charge d'un bond, feintant une maladroite attaque frontale pour envoyer, à la place, sa paume gauche entre les côtes du jeune homme qui se plie aussitôt en deux, le souffle coupé, et qui se retrouve hors d'état de nuire sans avoir eu le temps de comprendre ce qui lui est arrivé après qu'une main vive et brutale ait saisi ses cheveux pour encourager son élan et l'envoyer littéralement face contre terre. Il espère qu'il a bon goût, le bitume.
Gémissant de douleur, le type se redresse à peine, juste de quoi basculer en arrière et s'éloigner de quelques pas, en crabe sur ses mains et ses pieds. Il a les yeux écarquillés et la gueule en sang ; ça lui apprendra à essayer de faire le Mackogneur sans avoir rien dans le ventre. « Tu dégages maintenant, c'est bon ? feule-t-il à l'attention du Chenipan qui s'est relevé mais qui hésite encore. FOUS LE CAMP ! »
Voilà, il percute, et c'est un regard un peu horrifié qu'il pose sur Mallory, regrettant sans aucun doute la tournure des événement, avant de jeter un dernier regard à Isma. « T'es complètement taré putain, espèce de malade... articule-t-il en reculant finalement, pour se barrer en courant. »
Oui oui, si il veut ; en attendant le chanteur est débarrassé de ce mec et lui... lui il doit dire quelque chose, maintenant. « Tu pouvais pas... faire ça, articule-t-il, le souffle encore court et sans vraiment comprendre le vent de panique qui est en train de l'emporter alors que la partie difficile est supposée être terminée. Je... J'ai. Tu pouvais pas. Tu voulais pas, hein ? »
Non, bien sûr que non, et il n'a pas besoin de la confirmation que Mallory ne lui donne pas, mais qu'est-ce que ça change ? Il n'a pas son mot à dire, il n'aurait pas dû faire ça parce qu'il n'avait pas le droit, c'est tout, et les explications qu'il voulait donner deux semaines plus tôt lui semblent complètement ridicule maintenant, qu'est-ce qu'il peut dire ? Je voulais pas que tu fasses ça, parce que c'est plutôt ça le fond du problème mais alors, ça implique quoi, qu'est-ce qui va se passer maintenant ? Il n'en sait rien, il n'arrive pas à réfléchir, à aligner ses pensées correctement, il ne sait pas quoi dire et chaque question à laquelle il ne répond pas laisse passer de longues secondes d'un silence qui pourrait lui coûter beaucoup.

« Rentre chez toi si tu veux mais lui il dégage. » Et au nom de quoi exactement ? De quel droit peut-il se permettre d'exiger quoi que ce soit Ismaël, après lui avoir brisé le coeur mille fois sans être capable de lui promettre la moindre petite chose, pas même l'assurance qu'il est unique, qu'il compte ? Il n'a même pas l'espoir d'entendre qu'il l'aime hein, personne ne peut l'aimer comme il l'espèrerait, seulement sa main dans la sienne pour un moment, ça lui suffirait. Non, non et il se rebiffe en dedans, ça ne lui suffit pas, ça ne lui suffit plus et ça ne lui a même jamais suffi. Alors qu'il se casse, il n'a pas de compte à lui rendre, rien à lui dire. « Il fout pas un pied dans ton appart.
– Ah ouais ? Et tu comptes faire quoi pour m'en empêcher ? » D'accord, sauf que là ça risque de tourner à la bagarre et Mallory n'a jamais voulu que les choses aillent aussi loin ; le garçon qu'il ramène ressemble vraiment beaucoup à celui qui tente de l'empêcher de s'envoyer quelqu'un d'autre que lui ce soir, au vu de la façon dont il relève son menton pour le toiser. Ismaël ne répond rien, mais Mallory n'a aucun mal à voir son poing serré ; ça n'arrête absolument pas Alex, qui dessine un petit sourire satisfait, le nez haut, méprisant.

« C'est bien ce qu'il me semblait. Pousse-toi. » Il doit intervenir là, non ? Calmer les ardeurs de l'un, chasser l'autre, il faut qu'il fasse quelque chose, mais ses maigres forces ne lui permettront jamais de séparer deux hommes qui se toisent comme deux Némélios prêts à se sauter à la gorge ; au moins jusqu'à ce que deux yeux étrangement implorants se posent sur lui, peut-être un peu trop sûrs d'eux, aussi. Comme s'il avait la réponse à ce qu'il lui dit sans prononcer un mot Isma. Bien sûr qu'il va le faire, surtout s'il a l'assurance que ça le fera souffrir, ce grand con qui a toujours prétendu qu'ils étaient libres de faire ce qu'ils voulaient tous les deux. Il l'est, non ? Alors il va ramener ce mec à la maison. « Pousse-toi j'te dis ! » Il était en train d'ouvrir la bouche Mallory, mais Alex ne lui en laisse pas le temps ; sa poigne se referme sur le col d'Ismaël et tout se passe très vite ensuite, quand Mallory avance d'un pas, les yeux écarquillés ; ils vont se fracasser la tête, il n'y a qu'à voir comme ils s'assassinent du regard en s'agrippant, et merci mais il n'avait pas du tout l'intention de passer sa soirée à soigner les bobos des uns et des autres ou de finir au poste, putain. Oh oh, fait Sophie en réprimant un ricanement quand un regard noir la décourage de continuer ; elle est idiote ou quoi ? C'est vraiment ça qu'elle veut voir, un putain de combat de Poichigeon à une heure du matin devant chez eux ?

« J'te dis de dégager. Ça va mal se passer.
– Fais-moi ce plaisir. » Bon, là c'est le moment de faire quelque chose avant qu'ils se mettent sur la gueule, songe Mallory en avançant de quelques pas pour poser sa paume sur l'épaule d'Ismaël, tout en sachant très bien qu'il n'arrivera jamais à le faire reculer. « Oh, ça suffit ! Casses-toi Isma, j'déconne pas.
– Sophie ! » Non, mais c'est pas possible, songe le chanteur en écarquillant les yeux quand son propre Pokémon l'entoure de brume empoisonnée, aussi bien pour le protéger d'un coup que pour l'empêcher de voir ; il se débat, envoie un bras écarter la fumée artificielle mais trop tard, un bras l'écarte définitivement de la rixe et le grognement qu'il entend juste après un bruit de coup lui fait tourner la tête pour voir le Johtien reculer, cueilli par un coup de poing solide qui le fait tituber. « Putain mais arrêtez vos conneries, merde ! » Mais non, hein ?

Non, ça ne s'arrête absolument pas là, et si Mallory a l'impression que cela dure des heures, il faut en réalité seulement une poignée de secondes pour que le pauvre fan se retrouve au sol, la gueule en sang et les yeux révulsés quand il les tourne vers un Ismaël visiblement très content de lui. Sauf qu'il n'avait pas le droit de faire ça, c'est pas à lui de décider à sa place, il n'a plus rien à lui dire, et il n'a jamais rien eu à lui dire finalement. Sauf qu'il est tout simplement en train de chasser son projet du soir par pur et simple égoïsme, sûrement parce que ça ne lui plait pas qu'il voie quelqu'un d'autre malgré son insistance à lui écrire, ou peut-être que c'est juste qu'il est beaucoup trop présomptueux et s'imagine qu'il n'a jamais eu envie de faire ça ? Il lui rend service ? Il ne veut pas de lui, mais pas question d'aller voir ailleurs. Il lui a mis une belle laisse au cou Isma, et Mallory est tout juste en train de s'en apercevoir tandis qu'Alex se redresse, prêt à s'enfuir. « Tu dégages maintenant, c'est bon ? FOUS LE CAMP ! »

Au regard halluciné d'Alex, Mallory ne peut répondre que par un autre, désolé ; il ne peut pas se mettre entre eux, et puis ce type doit certainement avoir envie de partir de toute façon. « T'es complètement taré putain, espèce de malade... » Voilà, qu'est-ce qu'il disait ? Il n'aurait pas eu le temps de le rattraper, le jeune homme qui s'enfuit en courant et avec lui la perspective d'une soirée qui lui aurait au moins permis d'oublier pendant un temps le chagrin qui le bouffe depuis deux semaines. Sauf qu'Isma n'avait pas l'intention de se laisser oublier hein ? Songe-t-il en relevant le nez vers lui, un peu choqué mais surtout, mortellement silencieux devant l'air défait du baroudeur qui se tourne vers lui. « Tu pouvais pas... faire ça. » Si, il le pouvait. Il en avait tout à fait le droit, ce droit Ismaël le lui e a donné en piétinant une dernière et bonne fois pour toutes les espoirs qu'il avait réussi à conserver. Il en avait le droit, de ramener ce garçon chez lui et de le balancer dans les draps qui ont connu leurs étreintes pendant de longues soirées, il avait le droit d'essayer de l'oublier, de s'arracher à cette relation malsaine qui n'en était absolument pas une. « Je... J'ai. Tu pouvais pas. Tu voulais pas, hein ? »

Non il ne voulait pas ; mais qu'est-ce que ça change ? C'était effectivement pas ce garçon qu'il voulait mais l'abruti qui se tient en face de lui, incapable d'articuler quoi que ce soit d'autre comme si ce que voulait hypothétiquement dire ce coup de colère était une source de terreur absolue pour lui. « Qu'est-ce que ça change que j'le veuille ou pas ? » Demande alors le chanteur, la voix sifflante, parce qu'il est en colère contre lui, en colère de voir qu'il refuse de se laisser oublier sans rien lui donner de plus, de constater qu'il n'aura jamais rien de plus mais qu'il ne pourra pas avoir moins non plus, quand bien même aurait-il décidé de partir. Alors il attend Mallory, une réponse, quelque chose, n'importe quoi ; il s'efforce de ne pas trop croire qu'il va enfin avoir ce qu'il demande pour la première fois de sa vie, parce que le silence s'éternise, que le regard d'Ismaël court partout, ses yeux bougent, sa bouche reste ouverte mais aucun son ne s'en échappe. Il a peur. Il veut pas de lui, pas comme lui l'exige maintenant, il est trop libre pour se laisser attacher à quelqu'un. Oui, il le savait ; il savait que ça finirait comme ça, et il aurait dû refuser de le voir le jour où il est venu le voir à l'hôpital. Il le savait mais ça ne fait pas moins mal, quand il lève le nez vers le jeune homme après une quinzaine de secondes silencieuses. Il n'obtiendra rien. De toute manière, il ne l'attendait plus.

Alors ses lèvres s'étirent en un rictus déçu, dépité et malheureux ; il secoue la tête, le champion, puis lève les bras en reculant. « C'est bien ce que j'pensais, crache-t-il à son tour avant de lui tourner le dos, coulant un regard sévère vers Sophie qui a bien participé à cette petite mascarade. On rentre Sophie.
– Mais Sophie voulait voir...
– On rentre, j'ai dit ! aboie-t-il cette fois, à bout de patience. » Un mouvement de la tête lui permet de croiser ce visage qui le regarde encore ; des semaines, des mois, tout ça pour rien. « Retourne à Enoville, assène-t-il au garçon qui n'a toujours rien dit. On a rien à se dire, j'ai rien à te dire. » Rien de plus que la simple question qu'il lui a posée la dernière fois, et à laquelle Ismaël a déjà répondu. C'est trop tard, c'est fini, et quand il s'éloigne, c'est le coeur lourd bien sûr, mais au moins certain que cette fois, il ne retombera pas dans ce piège malsain. C'est terminé.

« Qu'est-ce que ça change que j'le veuille ou pas ? »
Ça change que s'envoyer en l'air avec quelqu'un sans en avoir envie ça s'appelle subir un viol mais de ça, Mallory considère probablement qu'Ismaël ne devrait plus s'en soucier. L'ennui c'est que c'est le cas, déjà parce que sur le principe c'est quand même assez limite et qu'en plus lui, lui ça le rend malade de se dire que ce random connard allait poser ses sales pattes sur la peau de son... de son. Putain, gémit-il intérieurement en levant furtivement le nez vers le ciel comme si ça allait l'aider à ravaler les larmes de frustration qui viennent lui piquer les yeux ; pourquoi ils en sont là, comment ils se sont démerdés, hein ? Tout allait bien y a pas un mois alors qu'est-ce qui a fait que tout a dérapé ; c'est vraiment cette rencontre avec Arella, est-ce qu'il a été trop proche d'elle, est-ce que Mallory s'est senti lésé ? Mais alors pourquoi est-ce qu'il ne lui a pas donné l'occasion de le rassurer ? Isma l'aurait fait, bien sûr qu'il l'aurait fait, il aurait fait n'importe quoi pour qu'ils n'en arrivent pas là et c'est ça qu'il devrait dire, sûrement. Sauf qu'il n'a pas le temps de faire arriver cette simple pensée jusqu'à ses lèvres ; Mallory sourit, déjà, recule, lève les mains. Il renonce. « C'est bien ce que j'pensais, lâche-t-il brutalement en se détournant sous les yeux larmoyants d'un Ismaël impuissant, frustré, largué. On rentre Sophie.
– Mais Sophie voulait voir...
– On rentre, j'ai dit ! »
Mallo, veut-il appeler mais la sidération et la panique l'empêchent de prononcer le moindre mot ; il en arrête même de respirer quand un regard furieux et malheureux se tourne une dernière fois vers lui. « Retourne à Enoville. On a rien à se dire, j'ai rien à te dire. »
Et il doit penser que lui non-plus alors que ce n'est pas vrai, il n'y arrive pas c'est tout, il n'en trouve pas la force, il ne sait pas comment faire c'est tout Mallory ne doit pas partir, il ne peut pas renoncer maintenant, pas alors que le baroudeur commence seulement à comprendre pourquoi il ne supporte pas l'idée de le savoir dans les bras d'un autre. Si le chanteur est sûr de lui depuis quinze ans, ce n'est pas le cas d'Ismaël et il ne peut pas croire qu'il le comprend... trop tard.
Mais trop tard, ça l'est. Parce que quand il rouvre les yeux qu'il avait fermés pour s'empêcher de fondre en larmes comme un con, Mallory et Sophie ont disparu et quand il se précipite vers la porte de l'immeuble, fermée, celle-ci refuse de lui céder le passage ; apparemment le code de sécurité a changé, alors il sonne chez son chanteur, sonne encore malgré le manque de réponse, attend, attend encore, recommence. Non, allez, ouvre-moi, s'il te plaît, laisse-moi te parler, murmure-t-il alors tout seul devant le haut-parleur qui ne s'active pas ; jusqu'à ce que, à bout de nerf, il décide de sonner chez un voisin, puis un autre quand le premier l'envoie balader. Finalement, ce n'est que la menace de voir arriver les flics qui le décide à renoncer, tournant les talons en plaquant sa paume sur un oeil puis l'autre pour en effacer les larmes débordantes. Il jure, s'énerve, sanglote comme un con et va pour cogner dans le premier mur qui passe quand un éclat de voix venu du ciel lui fait lever le nez. Il ne voit rien, mais ça ressemble à de gros sanglots très aigus, inhumains. Il écarquille les yeux. Sophie. Sophie doit être sur la terrasse. La terrasse.

C'est insensé ce qu'il fait, et il le sait très bien quand l'adrénaline seule lui donne la force de bander ses muscles fatigués pour escalader la façade de l'immeuble ; il grimpe sans doute pour rien, Mallory refusera de le laisser entrer mais... tant pis, il doit essayer. Arrivé à destination, il a les poumons en feu et les membres endoloris ; l'ennui c'est que c'était la seule solution puisque l'échafaudage sur l'immeuble d'en face a finalement été retiré. Basculant par-dessus la ballustrade de la terrasse, il s'étale sur le dos et halète comme un fou furieux sous les yeux exorbité de Sophie, sous sa forme d'Ectoplasma, dont le visage violet est parcouru de larmes bien trop énormes pour être normales. Sans prendre le temps de se relever ni celui de lever la tête, il passe une main douloureuse et tremblante dans sa poche pour y saisir une pokéball, et libère la pauvre Gardevoir dont le chagrin est incommensurable depuis deux semaines ; d'ailleurs, quand elle apparaît, son corps d'habitude légèrement brillant est aussi terne qu'une nuit sans étoile. Et lui, il va reprendre son souffle un moment ; de toute façon, le cri que vient de pousser Sophie a bien dû avertir Mallory.

La première fois que Mallory a vu Ismaël, ça a été comme une gifle en plein visage, et du plat de la main s'il vous plaît. Ça l'a frappé comme un coup de tonnerre, la peur en moins ; le sentiment qui l'a traversé lui a arraché le tout premier et incroyable frisson tout le long de son corps d'adolescent. Celui qui se tenait face à eux avait les cheveux un peu plus longs et complètement désordonnés, ses yeux brillaient de curiosité, son sourire l'avait réchauffé comme un rayon de soleil d'été en plein hiver. Il est tombé amoureux de lui comme on aurait chuté dans un gouffre profond et ce n'est pourtant que maintenant qu'il a le sentiment de heurter le sol en lui brisant tous les membres au passage. Tous les autres chocs qui ont jalonné ces quinze dernières années n'étaient que des heurts sur les parois et lui cassaient les os un par un mais il avait encore le sentiment qu'il pouvait tenir ; pas ce soir, pas aujourd'hui. Tomber amoureux, c'est vraiment une expression de merde ou du moins, c'est toujours ce qu'il a pensé avant de voir ce visage-là pour la première fois. Avant d'avoir l'impression qu'il ne serait plus jamais capable de poser les pieds sur terre là où un simple regard le conduisait vers un ciel bleu, limpide, ensoleillé. Ce soir pourtant et alors qu'il passe la porte de son appartement, il pleut au moins autant dans son coeur que dans celui de Sophie, qui traine péniblement des pieds derrière lui. Sans doute lui en veut-elle, de la priver de celle qu'elle elle aime, tout simplement parce que lui n'a pas le droit d'avoir ce qu'elle, elle reçoit.

Mais il n'a pas le choix, Mallory. Son coeur effrité par la maladie et la noirceur des sentiments qui le traversent à longueur de temps a été réduit en bouillie il y a dix jours, et s'il pensait trouver encore dans ses maigres forces celle d'oublier et de renoncer pour de bon à ce qui aurait dû être la plus belle histoire de sa vie, maintenant il a compris que ce ne serait jamais possible. Il a fallu qu'Isma le répète beaucoup, souvent, mais continuer à vivre dans l'attente du seul souffle qui lui permette de respirer correctement c'est trop dur et trop cruel ; il préfère encore passer le reste de sa vie à regretter le parfum de sa peau dans ses draps glacés que regarder ces yeux bruns en se demandant à quel moment ça merdera à nouveau, à quel moment il ne sera plus à la hauteur de tout ce que le baroudeur attend de lui. Si peu, là où il aurait été prêt à offrir tant.
Alors il titube, dans son appartement plongé dans le noir, allume machinalement la lumière d'une pression de l'index sur l'interrupteur du salon. A l'intérieur, ses Pokémon attendaient son retour et l'accueillent joyeusement ; mais ni la tendresse de Moana, ni la gentillesse de Stella et la patience d'Aurore ne pourront venir à bout de son chagrin, ce soir. Parce qu'une dernière fois, il a cru que cette épine lui serait enfin arrachée de la poitrine, et Ismaël n'a fait que l'enfoncer.

Qu'aurait-il pu faire de plus ? songe-t-il en voyant Sophie s'installer sur le canapé et prendre sa tête entre ses mains, qu'aurait-il pu dire ou faire pour que l'homme qu'il aime trouve enfin un chemin dans ses yeux d'encre, celui qui l'aurait conduit vers un ailleurs où il n'aurait pas à craindre tout ce qui lui fait peur, depuis Oliver ? Qu'aurait-il dû encore découper comme partie de lui-même au point de devenir un autre simplement contre l'assurance qu'il resterait avec lui ? Mallory ne sait pas. Ce soir, il sait qu'il a fait tout ce qu'il a pu ; mais qu'on ne peut pas demander à quelqu'un de l'aimer s'il n'en a pas envie et s'il ne voit pas pour quelle raison il s'enchaînerait à lui. Il n'était pas assez bien, il n'était pas fait pour lui. Depuis le tout début il le savait, depuis ce tout premier regard qui a tatoué à jamais son souvenir sous sa peau frémissante à chaque souvenir de ses mains sur son corps, il a su qu'il ne serait jamais à la hauteur d'accueillir ce garçon-là. Alors maintenant, il faut renoncer.

Il sursaute violemment quand la sonnette de l'interphone retentit, écarquille les yeux ; à une heure pareille, ça ne peut pas être quelqu'un d'autre que celui qu'il a abandonné en bas et quand il s'approche doucement de la fenêtre, c'est bien sa silhouette qu'il aperçoit, courbée devant les boutons près de l'entrée. Et s'il lui ouvrait, que se passerait-il ? Non, pas question ; sa chance, Isma l'a eue des centaines de fois, il lui a ouvert les bras sans réfléchir une seule seconde aux conséquences mais maintenant, il sait qu'il ne se relèvera pas d'une connerie de plus. On ne peut pas attraper un oiseau et l'enfermer dans une cage sans craindre de le voir s'échapper un jour, et Mallory ne sait pas voler. Il ne pourra jamais le rejoindre. Le coeur lourd, il fait volte-face, retrouve la froideur de son appartement. Ismaël sonne encore. Mallory s'empare du téléphone et le laisse décroché, avant de se traîner jusqu'au canapé.

Aussitôt, Sophie se lève ; à l'évidence, elle n'a pas envie de rester près de celui qui l'a si cruellement séparée de la Gardevoir. Elle s'éloigne, direction la terrasse, disparait de sa vue ; lui prend à son tour sa tête dans ses mains, soupire, retient ses sanglots. Mallory n'a jamais rien voulu de tout ça et voilà qu'il est tout seul chez lui maintenant, incapable de trouver le réconfort dont il aurait besoin, maintenant. Ses lèvres se pincent, ses épaules se secouent doucement. Il est malheureux, seul, là où il a seulement voulu donner une dimension plus réelle aux fantasmes qui l'enveloppaient contre la silhouette du jeune homme. Que faire maintenant ? Les secondes passent, puis les minutes, sans qu'il soit capable de bouger ; pour faire quoi exactement, hein ? Composer une nouvelle complainte déchirante qui ne le soulagera même pas, allumer la télévision pour ne pas la regarder, fumer un joint pour terminer de foutre en vrac sa tête envahie par le chagrin ?

Il n'a pas le temps de réfléchir plus avant qu'un cri retentit dehors, et lui fait relever le nez. Sophie est sur la terrasse et ce qu'il vient d'entendre, c'est le sanglot d'une Ectoplasma démunie et malheureuse à cause de lui. Il tourne la tête, soupire, sans savoir quoi faire ; au bout de quelques minutes pourtant, et à mesure que les pleurs de son Pokémon retentissent dans l'appartement, il finit par se relever. Il va au moins lui dire qu'il est désolé.
Mais quand il s'approche de la porte vitrée, Sophie ne pleure plus et pour cause ; Lysaria est là, lovée contre le gros ventre de son Spectre qui sourit, malheureuse, glissant sa petite patte dans le dos du Pokémon. Il écarquille les yeux Mallory, parce que si elle est là... oui, Ismaël a grimpé jusqu'à la terrasse. Acharné, hein ? Mais c'est trop tard, songe-t-il quand leurs regards se croisent et qu'il relève le nez, pas du tout disposé à écouter quoi que ce soit. Sans un mot, il fait volte-face, se crispe quand il entend un coup contre la vitre. Le baroudeur s'est précipité vers la baie vitrée mais il ne lui ouvrira pas, le chanteur, pas ce soir, plus jamais. Une oeillade sombre répond à une autre, implorante, et pour ne pas interpréter trop facilement ce qui brille dans les yeux humides de son ancien amant, il tourne vite la tête, non sans lâcher un nouvel ordre, qu'Isma n'a sans doute aucun mal à entendre malgré la paroi de verre. « Va-t-en ! »

Ismaël a un peu de mal à reprendre son souffle, et pour cause, Mallory habite tout en haut de ce foutu immeuble ; plusieurs fois il a bien cru qu'il allait glisser mais il faut croire que son heure n'est pas encore tout à fait venue, même s'il a un peu l'impression que le désespoir qui entrave ses pensées est comparable à celui qu'il ressentirait si sa dernière heure était sur le point d'arriver. Il ne s'attendait pas à ça, et c'est sans doute ce qui explique la totale démesure de ses réactions, mais le jeune homme est tout simplement incapable de faire la part des choses. Même avec Oliver, il n'a jamais ressenti les choses de façon si violente ; quand ils se disputaient, il y avait toujours quelque chose de décourageant dans la façon qu'avait le batteur de se défendre, comme si depuis le départ et malgré le déni d'Ismaël à ce sujet, il avait toujours su que ça ne servirait à rien, que la situation ne s'arrangerait pas, qu'il ne verrait jamais se poser sur lui le regard qu'il savait destiné à un autre, dépourvu de tout éclat depuis le départ de l'heureux élu. Alors quand il est parti, finalement, ça ne ressemblait qu'à une suite logique mais aujourd'hui... aujourd'hui non, c'est trop con, ça ne peut pas, ça ne doit pas se terminer comme ça.
Alors quand, relevant péniblement sa haute silhouette pour appuyer ses épaules sur le muret de la balustrade, il aperçoit le corps chétif et prostré de son amant de l'autre côté de la baie vitrée, il bondit sur ses jambes et se précipite contre la vitre sur laquelle il cogne maladroitement, appelant le garçon qui se détourne aussitôt. Alors il insiste, frappe du plat de la main contre cette maudite fenêtre : « Mallory ! Mallo !
– Va-t-en !
– Non ! répond-il, les yeux à nouveau inondés de larmes et la voix vacillante. S'il te plaît, ouvre-moi, j'veux juste te parler ! J'veux t'expliquer, ouvre ! S'te plaît... »
Il aurait dû le faire en bas, il aurait dû parler, il aurait dû lui dire que tout lui paraît fade et qu'il est perdu sans lui, qu'il s'est trompé en pensant qu'il n'avait besoin de personne, il aurait dû lui dire que ça le rend dingue de l'imaginer avec un autre et qu'il est désolé de ne pas lui avoir montré que c'était pas son cas, qu'il voyait personne d'autre, qu'il y avait que lui et que c'était comme ça depuis qu'il l'avait retrouvé dans les grottes la première fois. Il veut le faire maintenant, mais il a besoin que Mallory l'écoute alors il insiste, frappe du plat de sa main contre la vitre, appelle : « Cha', s'te plaît, s'te plaît j'veux juste te parler et après... tu décideras, d'accord ? Je ferai ce que tu veux, c'est promis, cette fois j'insisterai pas mais laisse-moi te parler avant, c'est tout ce que je demande... »

« Non ! » Et bien sûr que ça le démonte en mille morceaux ces grands yeux remplis de larmes mais il doit résister Mallory, il ne peut pas le laisser faire, il refuse, c'est trop, c'est trop dur à supporter. Si son coeur battant le supplie d'ouvrir la porte vitrée, sa tête, elle, épuisée par les trop nombreux coups qu'il a reçus sur la nuque à cause de grand idiot, ne peut tout simplement pas s'y résoudre. Pire, ça le met en colère Mallory ; tout ça il aurait dû le lui dire avant, ces larmes là n'auraient jamais dû être versées parce que tout ce qu'il est en train de lui refuser ce soir il aurait pu le lui donner beaucoup plus tôt et beaucoup plus vite. Pourquoi ne se rend-il pas compte de ça bordel, pourquoi ne comprend-il pas que c'est trop tard, qu'il est allé beaucoup trop loin la dernière fois ? Maintenant il n'y a rien qu'il ne pourra faire pour réparer tout ça, qu'il s'en rende compte bordel, et qu'il le laisse sécher ses propres larmes tout seul puisqu'il n'a jamais été foutu de les voir quand il le fallait et de les comprendre, ce grand con qui croyait encore il y a une poignée de semaines qu'il n'était qu'un sale con qui usait de sa maladie pour s'en prendre à tout le monde. Que pense-t-il de tout ça maintenant ? « S'il te plaît, ouvre-moi, j'veux juste te parler ! J'veux t'expliquer, ouvre ! S'te plaît... »

Des occasions de lui en parler, il en a eu cent, mille peut-être il n'en sait rien, tous ces soirs où lové dans ses bras, à moitié endormi, Mallory lui répétait en quelques murmures comme il l'aimait sans jamais n'avoir rien en réponse que la tendresse d'une caresse et un baiser sur le front mais absolument aucune réponse suffisamment satisfaisante. Il n'en attendait pas, maintenant si ; maintenant qu'il a vu quelles conséquences avaient ce genre d'incertitudes, il sait qu'il ne pourra jamais faire abstraction de la douleur qu'engendre la frilosité de son amant qui le supplie. Et ça lui fait plaisir, à Mallory. Ça lui fait plaisir de voir qu'enfin, c'est à lui de décider de la tournure que prendra cette putain de fausse relation biaisée, tronquée. Une main rageuse et désespérée donne un nouveau coup sur la vitre et cette fois le garçon se retourne, à bout de nerfs. « Cha', s'te plaît, s'te plaît j'veux juste te parler et après... tu décideras, d'accord ? Je ferai ce que tu veux, c'est promis, cette fois j'insisterai pas mais laisse-moi te parler avant, c'est tout ce que je demande... »

Et là, il n'est pas en train d'insister ? Non, ça suffit et cette fois il est vraiment en colère Mallory, quand il ouvre la baie vitrée tout en bloquant impitoyablement l'entrée au baroudeur ; ses yeux le menacent de tenter la moindre chose, le moindre geste ou de prononcer le moindre mot avant même qu'il assène, parce qu'il a trop mal maintenant pour le laisser se foutre de sa gueule encore une fois. « Me parler ?! Et me parler de quoi en fait ? De la raison pour laquelle tu t'es comporté comme un putain de Gouroutan en bas ?! » Non, pas ça ? Si ? Il ouvre la bouche Isma mais Mallory ne pose que des questions rhétoriques, qu'il la ferme, sa putain de grande gueule, c'est trop douloureux quand il l'ouvre. « Non pas de ça ? De ce qu'il s'est passé il y a dix jours peut-être ?! Tu veux reparler de ça bah pas moi, j'ai plus rien à te dire, j'ai bien compris le message et j'ai pas envie de t'écouter te dépêtrer avec tes putains d'explications sur les raisons pour lesquelles ça fait des semaines que tu me prends pour un con alors c'est bon, on arrête, tu t'en vas, tu me laisses, t'en as bien assez fait comme ça c'est clair ?! » Non, ça ne l'est pas ? Tant pis pour lui, songe-t-il furieusement en lui jetant un énième regard noir. « Tu rentreras pas dans ce putain d'appart ni ce soir ni demain quand bien même tu poserais une putain de toile de tente sur ma terrasse, d'accord ? J'en ai marre de ton baratin, alors fous moi la paix maintenant. » Voilà. Il veut rester Isma ? Qu'il reste. Il se fatiguera avant lui.

« Me parler ?! Et me parler de quoi en fait ? De la raison pour laquelle tu t'es comporté comme un putain de Gouroutan en bas ?! » 
Oh, oui et non ; peut-être un peu, quelque part c'est lié, bien sûr, mais pour ça il n'est absolument pas désolé, il a bien fait, c'est une certitude. Et d'ailleurs c'est ce qu'il s'apprête à dire donc ce n'est peut-être pas plus mal que Mallory ne le laisse pas en placer une. « Non pas de ça ? De ce qu'il s'est passé il y a dix jours peut-être ?! Tu veux reparler de ça bah pas moi, j'ai plus rien à te dire, j'ai bien compris le message et j'ai pas envie de t'écouter te dépêtrer avec tes putains d'explications sur les raisons pour lesquelles ça fait des semaines que tu me prends pour un con alors c'est bon, on arrête, tu t'en vas, tu me laisses, t'en as bien assez fait comme ça c'est clair ?! » 
Mais... il ne l'a pas pris pour un con, il ne lui a pas menti, il n'a pas... pourquoi est-ce qu'il dit ça, Mallo ? Parce qu'il n'avait pas envie d'être en couple ? Pour lui, ça ne changeait rien au fait qu'il tenait à son chanteur, qu'il avait envie de le voir, qu'il ne comptait absolument pas aller voir ailleurs alors... alors si le seul problème c'est ça finalement, ils peuvent, peut-être qu'ils peuvent essayer autrement. « Tu rentreras pas dans ce putain d'appart ni ce soir ni demain quand bien même tu poserais une putain de toile de tente sur ma terrasse, d'accord ? J'en ai marre de ton baratin, alors fous moi la paix maintenant. 
– Mais attends... tente-t-il, avançant une main pour retenir une porte coulissante qui... qui coulisse, brutalement. Ah ! » 
Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il ne s'attendait pas à ça. Il retire vivement sa main en grimaçant, les yeux un peu écarquillés par la douleur qui irradie jusqu'à son coude en de longues vagues lancinantes. Génial, il ne manquait plus que ça ; au moins maintenant c'est clair : il ne peut tout simplement pas redescendre par le chemin qu'il a pris pour monter avec la main dans cet état. 
Bon, maintenant il n'a plus beaucoup d'options, se dit-il en avisant ses doigts qui semblent presque clignoter comme dans les dessins animés. Soit il demande à Lys' de défoncer la vitre, soit il attend. Il pourrait aussi appeler les flics pour leur faire croire qu'il est séquestré mais ça ne ressemble pas vraiment à la meilleure idée du monde. « Lysaria veut soigner Isma, lui dit une Sophie un peu boudeuse, trop mignonne.
– C'est bon, répond-il avec un petit sourire, avant de soupirer. Profitez, toutes les deux. Je vais attendre. »
Attendre quoi, il ne sait pas, mais ça commence par s'asseoir par terre, le dos contre le muret, et le cœur battant comme s'il était sur le point de sauter dans le vide. Ça ne va pas s'arrêter là, Mallory ne va quand même pas l'abandonner ici jusqu'à ce que mort s'ensuive ? Bon, alors tout ne se présente pas si mal, décrète-t-il en essuyant ses yeux pour réfléchir à une solution. Rentrer par effraction est une mauvaise idée. Il n'a plus qu'à essayer d'attirer son attention, et pour ça... Là, il ne voit pas trop quoi faire d'autre à part mettre de la musique sur son Motismart. Autant dire qu'il n'a pas enregistré grand chose, mais ce truc un peu naze sorti des années plus tôt, ça peut peut-être, déjà, le faire revenir devant la fenêtre, ne serait-ce que pour lui demander de baisser le son avant que les voisins n'appellent les flics. Play.

La porte se referme brutalement derrière un Ismaël que Mallory ne regarde déjà plus, bien disposé à ne pas lui céder la moindre parcelle de terrain pour ce soir. Il veut rester ? Qu'il reste, lui il va se trouver un truc à manger et prendre quelques feuilles de partition pour se vider la tête, ça va bien. Pas question de retourner le couteau dans une plaie déjà exsangue, Isma en a déjà bien assez fait. Agacé, il fulmine quand il passe la porte de sa cuisine et ouvre le frigo pour chercher un reste de bouffe de la veille. Il y a une drôle de tarte aux légumes, pleine de baies qu'il a préparée avec le baroudeur il y a dix jours et qu'il n'a pas pu se résoudre à jeter mais qu'il ne va pas manger non plus. Le frigidaire est rempli d'ingrédients maintenant, et la simple vue d'un souvenir aussi con mais aussi important le fait grogner, puis fermer brutalement la porte du frigo pour aller chercher des gâteaux dans le placard. Son estomac est tellement noué de toute façon qu'il ne risque pas de manger quoi que ce soit, songe-t-il en revenant vers le salon, avant de s'installer sur le canapé et se saisir dans un tiroir de la table basse d'un bloc de partitions et d'un crayon à papier, qu'il porte aussitôt à ses lèvres. Voilà, maintenant il va juste penser à autre chose.

A sa droite, il peut apercevoir la lumière artificielle d'un Motismart ; Isma est donc toujours là, il n'est pas descendu. Sophie est dehors avec sa chère et tendre, donc pas question de s'attendre à ce qu'elle l'oblige à partir. Il va rester là toute la nuit, sérieusement ? Non, il va en avoir marre et il ne doit pas y penser Mallory, il ferme les yeux, tente d'apprivoiser les sons qu'il entend dans sa tête, les paroles qui menacent de jaillir, essaie de retrouver sa concentration. Il faut qu'il y arrive, s'il ne veut pas craquer, s'il ne veut pas que ce grand idiot finisse par franchir sa porte pour lui balancer tout un tas de conneries sur la non nécessité du couple et le fait qu'ils étaient très bien sans ça et que tout était clair entre eux mais que ça l'emmerde de le laisser partir bref, ça l'énerve déjà, il en gronde de colère en traçant ses premières notes sur le papier... avant d'entendre un genre de musique absolument insoutenable. Is it too late now to say sorryyyyy ? ♫ Sans déconner ? C'est ça son putain de projet ?

Non, non, pas question, il ne va pas sortir, il ne va pas ouvrir. Une minute passe, deux, trois, il serre les dents, la chanson s'arrête... et recommence. Bon, il pourrait aller chercher son casque ou aller directement à son piano, mais il n'a pas du tout envie d'aller dans sa salle de répétition maintenant, il doit refaire les branchements depuis qu'il l'a déménagée... et mettre sa propre musique serait contre productive. 'Cause I'm missin' more than just your body ! Mais quel connard, c'est insoutenable et au bout de trois fois à la remettre en boucle, Mallory se redresse, balance son bloc sur la table basse, les poings serrés avant de retourner vers la terrasse qu'il entrouvre. « Bon, t'arrêtes là ?! aboie-t-il, à bout de nerfs. Tu m'empêches de bosser et les voisins vont appeler les flics, tu vas leur expliquer comment que t'as grimpé jusqu'à mon balcon hein ? Coupe ça et rentre à Enoville, merde. »

Isma n'a jamais été aussi élitiste en matière de musique que l'étaient la plupart de ses amis, mais il doit bien reconnaître que ça, c'est quand même un peu de la merde. D'ailleurs, il est presque sûr que si son petit numéro ne faisait pas rire Lysaria, Sophie l'aurait déjà obligé à couper cette insoutenable chanson qui recommence pour la troisième fois. Au moins, il est satisfait de constater que Mallory réagit, même si on ne peut pas vraiment dire qu'il a l'air d'apprécier l'expérience. C'est sûr qu'il va craquer, et qu'il va revenir l'engueuler ; peut-être que ça lui laissera l'occasion d'en placer une.
Sa main continue de lui faire mal, mais clairement moins que sa mâchoire qui, à l'évidence, n'a pas dû beaucoup aimer le coup que l'autre abruti lui a balancé à la gueule comme si ça allait l'aider à finir malgré tout dans le lit de son idole déjà pris. Au moins, il n'a rien de cassé, se dit-il, essayant de trouver un peu de positif dans toute cette histoire sans voir, d'abord, que Mallory s'est levé pour ouvrir à nouveau la porte de la terrasse. Dès qu'il entend le son de la vitre coulissante, le baroudeur se lève d'un bond. « Bon, t'arrêtes là ?! râle-t-il, apparemment très énervé. Tu m'empêches de bosser et les voisins vont appeler les flics, tu vas leur expliquer comment que t'as grimpé jusqu'à mon balcon hein ? Coupe ça et rentre à Enoville, merde.
– Non, répond Isma, plus calme maintenant qu'il sait que de toute façon il devra fatalement repasser par l'appartement pour s'en aller. De toute façon j'peux pas descendre par-là, tu m'as éclaté la main dans la porte tout à l'heure. »
Bon, ce n'est pas que le chanteur doit en avoir quelque chose à foutre, mais ça l'arrange plutôt bien dans le cas présent. « T'aurais pas un peu de glace, d'ailleurs ? Ça fait mal. »

« Non. » Non mais c'est une blague, il est pas sérieux là ? Il fulmine maintenant Mallory, parce qu'il n'a pas du tout envie de voir ce grand idiot rester là toute la nuit quand bien même cela ferait-il beaucoup de bien à son égo, c'est trop tard et maintenant il n'a qu'à retourner à sa petite vie solitaire et le laisser tranquille, c'est quand même pas compliqué à comprendre, si ? Il ne manque pas de culot, bon sang. « De toute façon j'peux pas descendre par-là, tu m'as éclaté la main dans la porte tout à l'heure. » Ah. Ah oui ? Il n'a pas fait attention, et il culpabiliserait presque si Isma n'avait pas récupéré la majeure partie de sa superbe, maintenant qu'il sait qu'il ne peut absolument pas le chasser de sa terrasse s'il décide d'y rester à moins d'appeler les flics et il se passera bien de ça pour la fin de la soirée, merci bien. Est-ce qu'il lui a fait très mal ? Bah non, c'est bien fait pour lui voilà. Il n'avait qu'à pas essayer de le bloquer, il n'avait qu'à pas escalader cet immeuble pour le rejoindre, il n'avait qu'à pas considérer qu'ils ne se devaient absolument rien, et la pensée l'enrage un peu plus alors qu'Ismaël lève sa main blessée, un peu bleuie par le coup de porte. Ouais, il y a été fort.

« T'aurais pas un peu de glace, d'ailleurs ? Ça fait mal.
– J'suis sûr qu'il y a de la glace à Enoville, grince le chanteur qui ne veut pas en démordre. » Qu'il se débrouille, merde. « Coupe ta musique et va-t-en bon sang.
– Sophie va aller chercher la glace pour Isma.
– Mais quoi ?! » Dans quel camp elle est, celle-là ? Et Lysaria peut bien le froudroyer du regard si ça l'amuse, là présentement il s'en fout. Furieux, il regarde l'Ectoplasma s'approcher de l'intérieur ; il soupire, grogne, puis la pousse d'un coup d'épaule, exaspéré. « Putain, vous faites chier, tous ! » Et le voilà retourné dans le salon après avoir refermé la porte ; il traverse la pièce à grands pas furieux, puis saisit un sachet qu'il passe au niveau de son frigo, appuie sur le bouton pour faire descendre des glaçons avant de revenir sur ses pas, réouvrir la porte et balancer le sac sur le jeune homme. « Tiens. » Et maintenant qu'il se taise, il aura qu'à dormir dehors si ça l'amuse. Quand Ismaël ouvre de nouveau la bouche, il le coupe. « Non j'veux toujours pas te parler. » Et de retourner sur ses pas. Il en était où de sa partition déjà ? Ah oui, trouver un titre. Va brûler en Enfer, ça sonne pas mal, non ?

« J'suis sûr qu'il y a de la glace à Enoville. » Ah oui, et comment il est supposé y aller s'il ne peut pas descendre, el taxi va se poser sur la terrasse ?
Il aurait peut-être répondu ça s'il ne s'était pas rendu compte que c'était de la pure mauvaise foi puisqu'en vérité il n'a évidemment pas du tout l'intention de repartir d'ici sans avoir discuté avec Mallory. Enfin, ça contredit quand même le chanteur. « Coupe ta musique et va-t-en bon sang.
– Sophie va aller chercher la glace pour Isma.
– Mais quoi ?! »
Ah, Isma s'est toujours bien entendu avec Sophie, la preuve en est le coup de main non négligeable qu'elle lui a donné un peu plus tôt, mais il doit bien admettre que la voir prendre son parti dans cette histoire lui fait quand même sacrément plaisir ; à quel point qu'il a beaucoup de mal à ne pas sourire de toutes ses dents quand elle entend ça. Merci Lysaria, hein ? Il ne sait pas ce qu'elle dit silencieusement à Sophie mais dans tous les cas ça lui rend bien service, même si Mallory est encore plus énervé, maintenant. « Putain, vous faites chier, tous ! »
Dommage qu'il ait pensé à refermer la porte derrière-lui, Isma en aurait bien profité pour se glisser dans l'appartement. D'ailleurs, il échange un regard avec Sophie ; il commence à cailler, dehors.
Quelques secondes plus tard, Mallory revient pour lui jeter ses glaçons à la gueule. « Tiens.
– Merci beaucoup, répond-il en haussant les sourcils pour attraper le sachet avant que celui-ci ne se vide par terre. »
Peut-être que cette situation bizarre l'amuse plus qu'elle ne le devrait ; il est sans doute un peu trop convaincu qu'il finira par avoir gain de cause, mais... si Mallory l'aime depuis quinze ans, ça n'a pas pu s'arrêter brutalement, du jour au lendemain, si ? Il va pour ajouter quelque chose, demander à entrer, une fois de plus ; s'il ajoute un s'il te plaît de plus ça ira peut-être ? « Non j'veux toujours pas te parler. »
Bon. Il rallume la musique, sans trop d'espoir ; à ce rythme le chanteur va finir par juste s'en aller, et assez vite les râleries de Lysaria et Sophie le font renoncer à ce plan. Il se contente alors de mettre sa main contre le sachet de glaçons, qu'il porte également à sa mâchoire, histoire d'éviter de ressembler à un Snubble trop rapidement.
Et il commence vraiment à faire froid maintenant que la colère, l'adrénaline et l'effort ne le réchauffent plus alors quand il se relève, et qu'il s'approche de la fenêtre, c'est avec la plus convaincante de ses expressions de Ponchiot battu qu'il se campe en face de Mallory avant de donner quelques tout petits coups contre la vitre, une main dans la glace et l'autre frictionnant vaguement son bras libre pour le réchauffer. Allez, me laisse pas là.

La situation commence à devenir vraiment pesante, et plus les minutes passent, moins elle est supportable. Il aurait voulu se rouler dans son canapé, sous un plaid et pleurer toutes les larmes de son corps, mais la présence de ce grand idiot de l'autre côté de la vitre l'en empêche impitoyablement ; qu'a-t-il de si important à lui dire pour qu'il tienne à ce point à rester, hein ? Ça n'a aucun sens, tout a déjà été dit et Isma n'a pas pu changer d'avis aussi vite, en dépit de sa petite crise de jalousie de tout à l'heure, il ne peut pas y croire. Agacé, fatigué, Mallory ne sait pas où donner de la tête. La musique recommence, mais moins fort, il a vraiment envie de lui scier les nerfs en fait ? Il n'en a pas suffisamment fait comme ça ? Il a bien compris qu'il ne serait à la hauteur, que rien de ce qu'il a à offrir ne suffira jamais à retenir un esprit comme le sien quand bien même aurait-il été prêt à tout sacrifier pour ça, et Isma le sait maintenant, il n'a même plus cette excuse.

Alors il s'installe de nouveau sur son canapé, prend son bloc, tente maladroitement de reprendre ses esprits, d'oublier qu'il y a un homme qui l'attend dehors ; par désir de ne pas souffrir ou de ne pas lui donner satisfaction, sans doute un savant mélange des deux, Mallory grogne, fulmine, s'efforce de ne pas relever la tête même quand de petits coups sont de nouveau donnés sur la baie vitrée. Il fronce les sourcils, griffonne une note, la gomme furieusement et recommence, déconcentré par les sons qu'il entend à sa droite. Au bout d'une trentaine de secondes, il relève le nez, le regard menaçant ; presque déstabilisé par l'air suppliant du baroudeur frigorifié et misérable dehors, il fronce le nez, secoue la tête, la baisse de nouveau. Isma sait qu'il va craquer, parce qu'il n'a jamais su résister, et c'est sans doute ça qui le rend le plus malade maintenant qu'il y pense. Il est en colère, fatigué aussi, à la simple perspective de perdre ce petit combat là ; parce que les coups continuent, parce que quand il lève de nouveau le nez, la paume de son amant est maintenant contre la vitre. Il ne peut pas le laisser mourir de froid comme ça dehors, si ? Si, c'est lui qui l'a voulu, personne ne lui a demandé de le suivre, il lui a dit de rentrer chez lui dix fois ce soir, alors merde.

Mais si c'était important, ce qu'il avait à lui dire, serait-il prêt à prendre le risque ? Non, hurle sa tête, bien sûr que oui implore son coeur en lambeaux et épuisé, parce qu'il lui manque depuis dix jours, parce qu'il dort mal, ne mange presque pas, parce qu'il a résisté chaque jour pour ne pas appeler ce grand con dont chaque mot a été inscrit au fer chauffé à blanc sur sa peau. Il est malheureux, fatigué, et c'est finalement cet épuisement qui l'oblige à reposer son bloc noirci de ratures au bout d'un quart d'heure. Prenant appui sur ses genoux cagneux, Mallory se redresse, et marche comme un condamné à mort pour ouvrir la porte. Il les voit, les commissures des lèvres de son amant se tendre pour sourire, et ça l'énerve encore plus ; le regard d'avertissement qu'il jette au baroudeur lui indique clairement qu'il n'hésitera pas à le foutre dehors s'il ose jouer au con ce soir. Il n'a pas la patience, et cette petite arrogance ne l'amuse pas du tout ce soir. « Tu me casses les couilles, grogne-t-il avant de s'écarter. T'as cinq minutes. »

Pas une de plus, et il se trouve déjà bien généreux au vu de la succession de putains de coups tordus qu'il lui a fait, ce grand abruti. Il fourre ses mains dans ses poches, debout dans le salon, recule, lève le nez pour le regarder. Encore une fois, ce sont à ses exigeances qu'il va se plier, parce qu'il n'a jamais su lui refuser quoi que ce soit de toute façon. « Tu me veux quoi ? » Et qu'il fasse clair, rapide, concis, parce que sinon, les voisins auront une bonne raison d'appeler les flics vu comment il a envie de hurler.