C'est peut-être un peu con, cette idée qu'elle s'est mise en tête, Eva. Pourtant, cette idée la travaille, un peu comme une petite bête gratterait le fond de sa tête sans relâche pour lui rappeler l'étrange souhait qu'elle a fini par formuler à demi-mots. Après plus de vingt cinq ans au service de sa famille, voilà enfin que la jeune femme se décide à voler de ses propres ailes; et là où n'importe qui aurait ressenti l'étrange exaltation des premières fois à la simple idée d'une autre vie, ailleurs, autrement, c'est bel et bien l'appréhension qui envahit les sens de l'aînée Esperanza, qui a posé une après-midi à l'élevage de Bordeciel pour partir en visite. Lancer quelque chose comme ça, ça passe ou ça casse ; toutes ses économies vont y passer, de l'achat du terrain à la mise en place des bâtiments et des différents enclos. Elle a peur, Eva, parce qu'elle ne sait pas si elle prend la bonne décision, au final. Et si elle faisait erreur ? Si ce métier qu'elle fait depuis quelques semaines n'est pas fait pour elle, si elle se plantait ? Elle devrait retourner chez ses parents avec son échec en bandoulière, et ce n'est pas une possibilité qu'elle envisage. Tous les ratés qui ont jalonné sa vie, la mort d'Eden a part, n'ont été provoqués que par une lourde succession d'actes manqués dont elle ne veut plus entendre parler, maintenant.

Alors, Eva sort de sa voiture, fait claquer la portière de la petite trapanelle rouge et pétaradante. Le soleil brûlant de Jaeda chauffe aussitôt sa peau pâle et elle ferme les yeux une courte seconde, seulement le temps d'en profiter ; à Castlerain, le soleil ne brille pas aussi fort, loin de là, et Eva a toujours beaucoup aimé la chaleur. Aller s'enterrer dans la froideur sale de Nathalia pour son futur élevage est parfaitement en opposition avec cette idée, mais qu'importe ; elle n'y pense pas quand, son petit Toxizap toujours lové dans ses bras comme un nourrisson, elle s'approche de l'entrée de la pension conseillée par le net lorsqu'elle a commencé ses recherches. Interroger ceux qui possèdent déjà ce genre d'établissements lui a semblé la chose la plus intelligente à faire pour débuter ; bien qu'elle est clairement en train de se demander si elle a bien fait, tout de suite. L'endroit l'impressionne déjà, vu de l'extérieur ; elle n'arrivera sans doute jamais à faire pareil dans un endroit aussi abominable que la ville qu'elle a choisi pour s'installer, quand bien même cela serait le mieux pour ses futurs Pokémon.

Songeuse, la future éleveuse passe donc la porte d'entrée en silence, et Aconit remue doucement pour regarder autour de lui. L'endroit est classe, très bien décoré. Déjà pour ça, il va lui falloir des cours, songe Eva en tirant une drôle de moue, avant que la sonnette à l'entrée attire une femme blonde qui s'avance vers elle. « Vous êtes madame Amarok ? » demande-t-elle, la voix un peu roide sans vraiment le vouloir; Eva n'a jamais été un trésor d'amabilité, lorsqu'il s'agit des personnes extérieures à sa famille. Pourtant, elle saisit son Pokémon pour libérer un de ses bras, serrant une main fine. « Bonjour, je m'appelle Eva. Je viens pas vous amener de Pokémon, mais j'aurais une ou deux questions à vous poser, si vous avez deux minutes. » C'est demandé si gentiment Eva, hein ? Pour tenter de ne pas passer pour une harpie, la jeune femme hausse doucement les épaules. « J'voudrais ouvrir un truc dans votre genre, mais... je sais pas trop comment faire, je voudrais deux trois conseils. »

Le regard concentré, tu inspectes ta cuisine, à l'affût du moindre détail passé entre les mailles de ton ménage post-cuisine. Si tu n'es pas maniaque, tu as horreur de laisser telle quelle ta cuisine après que tu aies préparé le repas. Apparemment, tu n'as rien oublié pour une fois - ce serait une première ! -, alors tu attrapes le bac où tu as déposé le repas fraîchement préparé de tes protégés et tu sors par la porte arrière. Tu n'as même pas besoin de les appeler, par la force de l'habitude, les voilà qui s'approchent pour avoir à manger. Dans le calme, parfois interrompu par un grondement quand ils se poussent un peu, les rations sont distribués à tous.
Quand le dernier attrape son pain aux fruits, tu reposes le bac devant la porte et tu vas marcher dans le jardin pour voir si tous mangent tranquillement. Tu as déjà eu à gérer des tensions avec des Pokémons un peu agressifs qui volaient la nourriture de ceux qui étaient trop faibles pour se défendre. Heureusement ça n'arrive pas souvent, et avec tes pensionnaires actuels, tout se passe bien.

« Voli ! »

Tu baisses les yeux sur Lady qui, son repas englouti, est aussitôt venue te rejoindre pour avoir droit à son câlin. Tu ne te fais pas prier, et à peine as-tu ouvert les bras, qu'elle y saute prestement, enfouissant son visage pelucheux dans le creux de ton cou.

« Tu manges trop vite ma belle, tu sais ! Tu vas finir par te rendre malade.
- Evoliiii ! »

Tu continues ton inspection, réfléchissant à la façon d'occuper l'après-midi de toutes ces piles d'énergies, quand un bruit fait lever l'oreille de Lady, qui te balaye le bas du visage.

« Ah, Lady, attention ! »

Elle rit et saute par terre en se dirigeant vers le portail qui s'ouvre sur une demoiselle aux cheveux flamboyants. Tu emboîtes le pas à ton petit Pokémon qui s'arrête néanmoins, décidant de jouer les timide. La visiteuse porte un petit Toxizap dans ses bras. Tu te mords la lèvre, prête à lui dire que tu ne pourras pas prendre son Pokémon en pension, mais la jeune femme parle avant toi.

« Oui, c'est moi, » réponds-tu en souriant et en tendant ta main vers elle. « Mais appelez-moi Mona ! »

Elle se présente à son tour en expliquant la raison de sa venue. Tu es d'abord dans l'incompréhension, mais rapidement elle précise ses intentions. Tu ne peux t'empêcher de rire à son ton détaché quand elle dit « un truc dans votre genre ». Mais rien ne te ferait plus plaisir que de pouvoir aider une futur collègue.

« Eh bien, je ne te cache pas surprise, » reprends-tu sans te départir de ton sourire accueillant. « Mais je vais essayer de t'aider du mieux que je peux. On peut peut-être commencer par un tour du parc pour que tu vois à quoi ça ressemble ? Euh, ça te gêne pas qu'on se tutoie ? »

Lady, restée à l'écart, s'approche à nouveau pour accueillir à son tour les visiteurs.

« Je te présente Lady, c'est ma co-gérante, » dis-tu en riant, alors que Lady agite fièrement ses oreilles.

D'un signe de main, tu invites Eva à te suivre dans le parc.

Mona, puisqu'il faut l'appeler comme ça, n'a pas vraiment la notoriété de Jaeden quand il s'agit d'évaluer quelles pensions ou quels élevages sont les plus côtés à Lathea, et pourtant, Eva s'y est tout de même rendue. Le but du jeu va être d'interroger un peu tout le monde, d'avoir différents points de vue ; la prudence est de mise pour un projet aussi gros, et c'est lorsqu'elle regarde autour d'elle qu'elle songe qu'il aurait très certainement mieux valu qu'elle essaie d'ouvrir une petite boutique dans un coin plutôt que de s'embarquer dans un projet d'une telle ampleur. Sa seule motivation réside dans l'espoir fou que tout fonctionne comme elle le voudrait, au final : et elle sait que pour ça, il faut qu'elle prépare très minutieusement son terrain et prenne ses renseignements, quand bien même faudrait-il se présenter un peu comme maintenant, à la sauvage, à une femme qui ne la connait ni d'Eve ni d'Adam et qui, pourtant, sourit très largement en lui tendant la main. Bon, la première étape est passée sans qu'elle se fasse foutre dehors, et c'est plutôt une bonne chose, songe-t-elle en s'avançant pour répondre à son salut, bien incapable de sourire pour autant. Elle est beaucoup trop concentrée pour ça.

« Eh bien, je ne te cache pas surprise. » Bien entendu, ça ne doit pas arriver très souvent que quelqu'un débarque comme ça chez elle pour lui demander de lui parler de son métier ; surtout pas quelqu'un qui n'a absolument pas appelé avant. Mais Eva et les convenances n'ont jamais été de grandes copines, et constater que l'inconnue ne lui en tient pas rigueur a au moins cela de rassurant qu'elle peut songer en toute quiétude qu'elle a bien fait, finalement. « Mais je vais essayer de t'aider du mieux que je peux. On peut peut-être commencer par un tour du parc pour que tu vois à quoi ça ressemble ? Euh, ça te gêne pas qu'on se tutoie ?
– Nan, c'est bon, c'est plus pratique, réplique aussitôt la jeune femme en haussant les épaules. Merci, c'est sympa de prendre le temps. »

Et alors qu'elle s'apprête à la suivre, un petit cri retient son attention ; à ses pieds, un Evoli s'avance joyeusement pour la saluer. Cette fois, Aconit remue dans ses bras, sans vouloir descendre pour autant mais curieux de voir le petit Pokémon s'approcher d'une inconnue si tranquillement. « Je te présente Lady, c'est ma co-gérante. » Salut Lady, ne dit-elle pas mais adressant un signe de tête avenant en direction du petit Pokémon qui dresse ses oreilles en entendant son nom. Suivant le signe de la gérante, Eva s'avance, en prenant soin de ne pas mettre un coup de pied malencontreux à la petite Evoli qui les suit en trottinant ; son Toxizap, lui n'a visiblement pas du tout l'intention de faire cet effort. « Ça c'est Aconit, dit-elle finalement en suivant la femme dehors, désignant son Pokémon d'un signe de tête. Il est encore très bébé, il a du mal à descendre de mes bras. » Mais comme Eden faisait exactement pareil, on ne peut pas dire que ça la dérange.

« J'ai pas... pas la moindre notion pour ce qui est des élevages et des pensions, explique-t-elle alors qu'elle marche à la hauteur de Mona, avec une grimace un peu gênée. Je bosse à Bordeciel du côté de Lucinel, ça m'a donné envie de me lancer, mais... enfin, disons que j'ai besoin de voir comment ça se passe un peu ailleurs, on va dire. » C'est très décousu et sûrement un peu couillon, mais tant pis. « J'ai trouvé un terrain du côté de Nathalia, j'aimerais me spécialiser dans le type Poison. J'crois pas que ce soit ta spécialité, mais j'aimerais au moins savoir comment tu fais pour gérer une pension. T'as pas d'employés ? » Puisqu'il faut se tutoyer, allons-y gaiement, songe-t-elle en levant le nez pour la regarder ; heureusement, son sourire chaleureux lui permet au moins de se détendre. Un peu.