La forêt, c'est joli. En théorie les oiseaux chantent, le vent fait bruisser les feuilles des arbres qui laissent chatoyer les reflets du soleil jusque sous les cimes ; c'est enchanteur, c'est féérique et il fait bon s'y promener. C'est ce dont s'est en tout cas convaincu Gaspar quand il a décidé de s'y rendre, une nouvelle fois, en solitaire, oubliant dans l'intervalle pourquoi il n'y avait pas mis les pieds depuis deux mois.
Mais ça lui revient, maintenant. Après seulement une petite dizaine de minutes de marche, il se rend compte qu'il est anxieux. Ses yeux verts se jettent d'un côté puis de l'autre du chemin, jetant des coups d'oeil très nerveux à chaque souche d'arbre, à chaque buisson. Lui, il sursaute au moindre bruit, sous le regard un peu perplexe de Drogon, son gentil Salamèche qui, malgré toute son empathie, ne comprend absolument pas ce qui met son dresseur dans cet état. Lui il est tranquille, il lève régulièrement le nez vers les les morceaux de ciel qu'il lui arrive de pouvoir apercevoir à travers les branches, ravi de sentir un rayon de soleil faire briller ses écailles dorées. Gaspar donnerait beaucoup pour être en mesure de faire preuve d'une telle sérénité ; là tout de suite il est occupé à fixer d'un air méfiant une pauvre souche d'arbre qui n'a rien demandé. Est-ce que c'est un fantôme, ça-aussi ? Et le cannibale, il est encore caché ici ?
Non. Non, se répète-t-il mentalement, en s'efforçant de détourner les yeux pour reprendre sa marche. Le cannibale n'en était pas un et le fantôme était gentil, il ne doit pas baliser comme ça. Alors tant bien que mal, il avance, fait quelques pas, s'interdit de regarder derrière et puis soudain... un craquement. Il fait volte-face en poussant une exclamation de surprise très aigüe - et surtout très virile bien sûr -, branquant aussitôt ses yeux sur la souche qui n'a pas bougé c'est évident que c'est elle qui a fait du bruit alors, rassemblant son courage, il refuse de partir en courant cette fois, et pointe un doigt tremblant vers la source de sa frayeur. Oui, on parle toujours de la souche d'arbre. « Je... je te préviens, j'ai pas peur de toi ! ment-il fébrilement, la tête rentrée dans les épaules. Cette fois, je ne vais pas fuir, je vais t'affronter ! J'ai pas peur, viens te battre si t'es un homm... euh... un fantôme ! Allez, je t'attends ; Drogon, tiens-toi prêt, cette fois on va le combattre ! »
Ce serait presque mignon, s'il avait huit ans et qu'il était en train de répéter un speech pour il ne sait quel combat épique, mais là on parle bien d'un homme de trente ans qui menace très sérieusement une inoffensive souche d'arbre parce qu'il n'a pas eu le bon sens de regarder plus loin que le bout de son nez. S'il l'avait fait, il aurait compris que le craquement qu'il a entendu provient de la jeune femme qui s'est immobilisée à quelque pas de là, et qui a sans doute marché sur une racine sèche ; et donc, absolument pas de ce morceau d'écorce qu'il toise pas très courageusement en croyant y avoir découvert un fantôme.

Le fantôme ne bouge pas ; à l'évidence, cette fois, Gaspar a réussi à être assez ferme et sans doute largement assez impressionnant pour l'intimider. Ce constat lui permet de gagner assez en assurance pour sortir un peu la tête de ses épaules et faire face au combat qui se profile avec plus d'assurance. Ce n'est pas vraiment le cas de Drogon qui semble vraiment en train de se demander si son dresseur a toute sa tête, mais puisque le dresseur en question n'ose absolument pas détourner les yeux de la souche-fantôme, il ne s'en rend pas vraiment compte et s'apprête à ordonner à son Pokémon de passer à l'attaque, quand une vois l'interrompt soudain, le faisant, bien entendu, sursauter. « Hey, vous ! » Qui, lui ? « Oui, vous ! Si vous voulez un combat, adressez-vous à moi dans le sens du monde (cela veut dire “comme il se doit”). Mes yeux sont ici ! »
Heureusement que cette femme précise ce que signifie dans le sens du monde parce qu'en vérité Gaspar n'en savait rien. Il n'en rechigne pas moins à détourner les yeux de son ennemi autrement plus menaçant qu'une petite nénette qui fait la grosse voix, mais l'insistance de Drogon qui s'est précipité dans ses jambes pour tirer sur son pantalon avec ses dents et lui éviter d'offenser davantage une innocente promeneuse a finalement raison de son obstination, et c'est en craignant à tout moment une attaque surprise qu'il finit par lever le nez vers la nouvelle venue. « Et voilà, là, c’est mieux ! Pouvez-vous bien m’expliquer pourquoi vous avez cru que je voulais vous affronter ? »
Au moins, elle sourit, c'est qu'elle ne doit pas être vraiment fâchée ; un constat qui fait soupirer Drogon de soulagement, tandis que son dresseur, lui, ne comprend absolument pas de quoi elle parle. « Affronter ? Vous voulez m'affronter ? Vous voyez pas que je suis occupé ? »
D'ailleurs, et en dépit des efforts qu'elle a déployés pour le pousser à la regarder dans les yeux, il est déjà en train de jeter de nouveaux coups d'oeil furtifs vers son fantôme qui s'imagine toujours qu'il n'a pas été démasqué puisqu'il n'a toujours pas bougé.
L'inconnue, en tout cas, n'a vraiment pas l'air de comprendre ; elle est peut-être stupide, pour ce qu'il en sait, alors il s'explique. « Cette forêt... elle est hantée ! Il y a des arbres possédés et je crois même qu'il y a un cannibale qui vit dans les bois, je l'ai vu, il m'a attaqué et... LÀ ! VOUS VOYEZ LE BUISSON A BOUGÉ !! »
Là, c'est le moment où Gaspar se dresse en rempart entre la menace et la douce et belle inconnue fragile et sans défense, en théorie. En pratique, il se précipite plutôt pour se placer derrière elle en tremblant comme un Sapereau devant les feux d'une voiture. « Je veux pas voir ça, il va nous tuer, gémit-il en cachant ses yeux derrière ses paumes, sans voir que, de fait, si le buisson a bougé, c'est à cause du petit Venipatte qui en sort avec précaution, probablement attiré par les cris désespéré d'un grand couillon qui a peur de son ombre. »

Envolées, ses grandes résolutions, son beau courage et sa volonté d'affrontement épique ; Gaspar s'attend à tout instant à revoir surgir le maque blafard et effrayant du cannibale, précédé ou suivi de son armée de Spectres terrifiants. La dernière fois, il a eu de la chance mais aujourd'hui, il va forcément y passer, c'est sûr. « V-vous... vous... attaqué !? U-un... CANNIBALE ?! Oh non ! »
Gaspar pourrait sans doute se réjouir de ne pas être pris pour un fou ou un demeuré s'il n'était pas aussi paniqué, lui-aussi.
Cependant, la terreur de la jeune femme qui vient se réfugier contre lui éveille en son for intérieur les soubresauts du preux chevalier qu'il aurait rêvé de devenir, et un semblant de courage l'anime juste le temps de poser ses mains dans le dos de la damoiselle en détresse dont il partage tristement la condition. Le fait est que, quand bien même le voudrait-il de toutes ses forces, il n'a absolument pas l'étoffe d'un courageux guerrier et il est tout aussi prompt aux hurlements de détresse que le sont les greluches dans les mauvais films d'horreur. « Il faut s’en aller d’ici... Vos histoires me font peur !
– Partons tout de suite, dit-il d'une voix qu'il veut ferme mais qui lui échappe d'un ton bien plus proche de la supplique que de toute autre chose. Nous... oh mon dieu c'était quoi ce bruit ? »
On aurait dit un grondement menaçant de bête sauvage et dangereuse avide de sang humain et de chair fraîche. Finalement, il est peut-être déjà en train de courir avant même que la main de la jeune inconnue ne se referme sur la sienne pour l'entraîner plus vite encore loin de cet éminent danger. « AHHHHHH !! Vite, partons d’ici !!!!!
– AU SECOUUUUURS !!! beugle-t-il à son tour d'une voix guerre plus grave que celle de sa camarade d'infortune, aux côtés de laquelle il se met à courir de toute la force de ses jambes. »
Autour d'eux, les branches des arbres semblent s'animer pour fermer des griffes menaçantes et prêtes à les attraper, les trous dans l'écorce ressemblent
à des yeux moqueurs de créatures sylvestres malveillantes et là-bas, au bout du chemin, la silhouette haute et maigre qu'il aperçoit ne peut-être que celle du cannibale alors brusquement, il s'arrête, stoppant nette dans sa course l'inconnue dont il n'a pas lâché la main. « Là-bas ! crie-t-il, en pointant sa main libre devant eux pour désigner la nouvelle menace. C'est le cannibale ! C'est lui !! Fuyons par-là !! »
Un coup d'oeil étrangement lucide lui permet de vérifier que Drogon les suit toujours, et ce constat réalisé, il n'attend pas une seconde de plus pour bifurquer dans la forêt, quittant largement le chemin pour s'enfoncer dans les bois.
La course dure de longues minutes, un temps durant lequel le chanteur ne pense absolument pas à prendre quelque point de repère que ce soit afin de retrouver son chemin. D'ailleurs, il ne pense même pas à l'éventuel trajet retour ; quand il finit par s'arrêter, lâchant enfin la main de la jeune femme pour soutenir son propre corps courbé de fatigue, ce n'est que parce que ses poumons de fumeur excessif demandent grâce. « On l'a... on l'a semé... tu crois ?... articule-t-il entre deux respirations précipitées et difficiles. »