La soirée de la veille a été longue, et laisse dans la bouche d'Ismaël un étrange goût doux-amer, comme s'il était passé trop rapidement d'un extrême à l'autre. C'est un peu le genre de sentiment qui s'apparente à une fausse joie, un espoir écrasé trop vite.
Son passage au Ronflex Éveillé a été une bouffée d'air frais au milieu du brouillard dans lequel il a l'impression de patauger depuis son tout récent retour. La musique, le sourire de Lyanna, la joie d'Hélios et l'ambiance en général ont mis son cœur en fête et jusqu'à son retour à Castlerain après la fermeture de l'établissement, l'euphorie ne l'a pas quitté.

Ce n'est que quand il s'est pointé pour rentrer chez lui et qu'il a trouvé la maison fermée à clé qu'il est redescendu, et qu'il s'est rappelé un peu brutalement que contrairement à ce qu'il s'est imaginé à la simple vue du sourire de Lyanna, il n'était pas le bienvenu ici.
Planté comme un crétin devant cette porte qui ne s'ouvrait pas, et dont il n'avait même pas les clés, il s'est vraiment demandé s'il avait eu raison de revenir dans la région. C'est donc la tête pleine de pensées bien éloignées de la joie qui l'avait animé à Enoville qu'il s'est dirigé vers le centre de Castlerain pour y oublier un peu sa détresse.
Réveillé aux aurores par une amante un peu pressée qui partait travailler et qui n'avait pas l'intention de laisser un inconnu tout seul dans son appartement, le baroudeur s'est retrouvé sur le trottoir, à peine habillé et encore à moitié endormi, à marcher piteusement jusqu'à la maison familiale qui, cette fois, a daigné lui ouvrir ses portes. L'engueulade retentissante qui a suivi a achevé de l'assommer et ce n'est finalement que la réjouissante perspective de revoir Lyanna qui lui a donné le courage de faire quelque chose de sa journée, même si le quelque chose en question ne consistait qu'à prendre une douche et appeler un taxi pour se faire conduire jusqu'à Enoville. S'il avait su, il aurait dormi dans son appartement, ça lui aurait épargné un aller-retour déprimant pour se rendre compte qu'il n'était plus le bienvenu chez lui.

Heureusement, le visage de Lyanna qui s'illumine à son arrivée au Ronflex Éveillé suffit à faire fleurir sur le sien un sourire indubitablement heureux, et c'est sans vraiment réfléchir qu'il tend les bras pour l'étreindre brièvement et la saluer comme il se doit. « Je me demandais quand tu allais venir.
– Je suis désolé, répond-il sincèrement, avec un petit sourire coupable. La nuit a été longue. »
Aussitôt qu'il le voit, Hélios arrive à son tour et le baroudeur ne manque pas de le saluer avec enthousiasme en approchant gentiment sa main du Pokémon afin d’attendre son autorisation ; après autant de temps, il serait logique que le petit soit méfiant… mais pas du tout, il l’a reconnu et les retrouvailles sont chaleureuses. « Hélios était impatient que tu arrives.
– Lui-aussi, il m’avait manqué, confesse le baroudeur en entrant dans le café sur l’invitation de sa vieille amie.
– Installe-toi, je reviens. »
Comme d’habitude ou en tout cas, comme avant, Lyanna ne tient pas en place ; elle doit sûrement avoir quelque chose à faire en coulisse, songe-t-il en la laissant partir pour tourner les yeux vers Hélios, resté près de lui. Le jeune homme s’emploie aussitôt à faire la conversation, demandant comment il va au vieux Salamèche pour lui promettre ensuite qu’il libérera Flam pour que les deux vieux compères se retrouvent un moment. Hélios s’entendait très bien, il y a dix ans, avec le Héricendre de l’adolescent qui débarquait souvent au café pour jouer avec lui. Sauf que Flam a évolué, deux fois, alors il n’est pas question de le libérer ici au milieu du café.
Sur cette promesse, Lyanna revient et aussitôt, Isma lève le nez pour lui sourire, avant de froncer le nez en reconnaissant l’odeur caractéristique de la boisson qu’elle lui apporte. « Je crois que je n’ai rien oublié…
– Mais, mais tu t’en… »
Elle s’en rappelle, oui, et poser la question ne sert à rien, c’est pourquoi il s’interrompt, ému. Il doit être la seule personne au monde à aimer le mélange de la menthe et de la cannelle dans de l’eau chaude avec du lait, alors Lyanna n’a pas pu servir cette boisson au hasard. Face à lui, son amie s’est assise, et le dévisage avec tant d’attention que d’émotion ; il doit être difficile à reconnaître, avec de la barbe et dix ans de plus. Elle, elle n’a presque pas changé. « Comment… comment tu vas ? lui demande-t-elle, légèrement fébrile ; et lui non-plus n’en mène pas large. »
Sous sourire tremble un peu au bord de ses lèvres et ses yeux brillent un peu trop pour que les lumières tamisées de l’intérieur puissent en être responsables ; l’émotion et la fatigue ne font pas bon ménage, mais ça a peu d’importance, finalement, quand il balbutie un je vais bien un peu incertain, conscient de ne pas répondre comme il le faudrait à cette question qui, à la différence de la plupart de ses semblables, n’est pas posée que pour la forme. « Où étais-tu pendant toutes ces années ? »
À cette question-ci, il ne répond pas tout de suite, baissant un peu coupablement les yeux vers la tasse brûlante autour de laquelle il a refermé ses grandes mains calleuses. « J’étais, hm… un peu partout ailleurs qu’à Lathea, en fait, articule-t-il avec un sourire un peu crispé, déconcentré par les mots cruels de sa grande soeur qui ne peuvent que lui revenir en mémoire. J’ai fui la région après le Cataclysme. Je suis vraiment désolé de ne pas avoir donné de nouvelles, j’aurais dû… je sais que j’aurais dû. »
Tout le monde s’est bien appliqué à lui reprocher son départ, sa coupable reddition, depuis qu’il est rentré ; son père l’a à peine regardé, sa mère a fondu en larmes, convaincue qu’il était un fantôme venu pour lui ramener son petit garçon disparu sous les ruines de leur ancienne maison… et il ne parle même pas de ses frères et soeurs. Lazuli est la seule à l’avoir à peu près bien pris ; et encore, tout est relatif. Sauf qu’il n’a absolument pas envie d’emmerder Lyanna avec ça alors qu’il vient de la retrouver après dix ans ; auprès d’elle-aussi, il est coupable, et c’est un soupir peut-être un petit peu fatigué qui s’échappe de ses lèvres avant qu’il ne relève les yeux pour… découvrir un visage bien plus inquiet qu’accusateur. Il doit faire peine à voir, aujourd’hui, se dit-il en passant une main dans ses cheveux, redressant ses épaules qu’il avait voûtées sans même s’en rendre compte alors qu’il formulait ses excuses. « Je n’ai eu de contact avec personne à Lathea depuis mon départ juste après la catastrophe, explique-t-il alors en essayant d’affermir sa voix. Et forcément ma famille ne l’a… pas très bien pris. Mais peu importe. »
Il hausse les épaules, choisissant de ne pas s’étendre sur la question à moins que Lyanna ne tienne à en savoir plus, et regarde autour de lui en s’efforçant de faire disparaître de son visage le voile d’abattement dont il n’a su se débarrasser depuis le matin. « C’est une amie qui m’a fait passer l’annonce pour le concert d’hier, je n’étais même pas encore rentré au pays, dit-il en souriant doucement. J’ai sauté sur l’occasion quand j’ai su que tu étais toujours au Ronflex. C’est bon de te revoir. »
Et c’est vraiment un soulagement de voir que certaines choses n’ont pas vraiment changé, même après tout ce temps. « Comment tu vas, toi ? Je vois que ça continue de bien tourner, ici. »