C'est un mouvement contre son visage qui réveille Mallory au petit matin. A l'extérieur de l'abri de fortune que la toile de tente tendue autour de lui offre, la Lumiclairière se réveille doucement aux premiers rayons du soleil ; le chanteur sait déjà qu'il n'a pas assez dormi, et ses paupières sont lourdes quand il les ouvre péniblement pour regarder autour de lui. Cette nuit, et pour la première fois depuis un sacré moment, il n'a pas le sentiment d'avoir passé la nuit à faire des cauchemars. Si en temps normal le garçon a pour habitude de sortir très vite de son lit, ce matin et en dépit du matelas un peu fin sur lequel il est allongé, il n'a absolument aucune envie de bouger. Il se sent bien, à l'abri, enveloppé dans  un parfum familier, la fragrance d'une peau toute chaude contre son nez. A son oreille, il peut percevoir la douceur d'une respiration régulière et lente, c'est un peu comme de la musique. Très vite, les souvenirs de la veille lui reviennent et à l'étrange bonheur qui l'étreint au moins aussi sûrement que le bras solide qui s'est refermé toute la nuit autour de sa taille, se substitue une vieille peur, celle de se faire dégager manu militari maintenant que le matin est arrivé.

Parce qu'il va le virer, non ? Ce n'était qu'un rêve hier soir, seulement une drôle de parenthèse, chargée de promesses qui n'ont certainement plus lieu d'être ce matin. Il a reçu cette drôle de tendresse en cadeau comme pour pallier aux erreurs qui ont été faites, mais maintenant ? Maintenant, Ismaël ne lui a rien promis ; il devrait partir avant qu'il se réveille, ce serait mieux pour tout le monde.
Sauf qu'il n'en a aucune envie. D'abord, parce qu'il risque très certainement de le réveiller s'il bouge pour se dégager ; le baroudeur le tient contre son ventre comme s'il n'était pas plus lourd qu'un oisillon. Sa grande main est posée dans son dos et sa respiration s'échoue dans ses cheveux, douce, réconfortante. Il faudrait être encore plus fou qu'il ne l'est pour vouloir partir maintenant, ne pas profiter de ces quelques instants de répit durant lesquels son esprit le laisse enfin en paix. Il pourrait rester là et se reposer simplement, fermer les yeux, repousser le moment où il devra le laisser et peut-être ne plus jamais le revoir, maintenant qu'il va mieux.

Alors il relève doucement le nez Mallory, il laisse ses yeux sombres courir sur les traits délicats du visage endormi, paisible. Il aurait aimé, se réveiller de temps en temps au creux de cette étreinte, tous les jours si on lui  en avait laissé l'opportunité. Il lui fait l'impression d'un fauve paisiblement endormi, inoffensif, loin du regard lumineux que le baroudeur esquisse à longueur de journée. Doucement, peut-être un peu trop témérairement, deux doigts se lèvent pour effleurer une joue mangée par une barbe de quelques jours. Il est beau Ismaël, il l'a toujours été et les années n'ont fait qu'affirmer les traits de l'homme merveilleux qu'il est devenu. Cet homme qui l'a étreint hier soir comme s'il était la plus belle chose au monde, un bien précieux et fragile ; une chance, qui ne se reproduira sans doute jamais. La magie de cet endroit restera sûrement ici et avec elle, sans doute la plus belle et la plus incroyable nuit de sa vie.

Il a peur, bien sûr, mais il n'a pas du tout envie de s'en aller ; après de longues minutes à laisser courir son regard sombre sur la forme endormie qui le tient contre lui, il renonce, gagné par la fatigue, ferme les yeux. Lorsqu'il se réfugie contre le cou du Johtien, un mouvement le fait frémir, hésiter, puis soupirer lorsqu'il sent l'étreinte de son bras se raffermir pour l'attirer plus près. Recroquevillé contre lui, Mallory s'endort en essayant de se faire le plus petit et le plus invisible possible. Peut-être que tout à l'heure quand il se réveillera, sa frêle silhouette lovée contre le seul homme qu'il ait jamais aimé de toutes ses maigres forces passera inaperçue.

Deux bonnes heures plus tard, c'est un filet de lumière qui finit par lui faire ouvrir les yeux de nouveau, et une étrange sensation de froid ; parfaitement réveillé à l'instant où ses paupières s'ouvrent, il regarde autour de lui, ne trouve personne. Quelque chose fait alors battre son coeur un peu plus fort dans sa poitrine, une étrange peur, insidieuse ; celle de le voir passer la tête par l'ouverture pour lui demander d'un air gêné ce qu'il fout encore là, par exemple. Nan, tu dors pas là Mallo, j'déconne pas. Je t'appelle un taxi volant si tu veux mais tu peux pas dormir ici. Il s'en souvient bien de la fermeté de cette voix le premier soir où il est allé le voir à Enoville et où l'épuisement de fin de concert l'a fait sombrer entre les draps du baroudeur, qui lui a secoué l'épaule pour le tenir éveillé, comme s'il le dégoûtait. Et s'il lui en voulait, maintenant ?

Son coeur bat à toute vitesse maintenant et son esprit mal fichu en oublie toute logique quand il écarquille les yeux et cherche ses affaires du regard, trouve ses fringues près du sac de voyage de son amant. Il se contorsionne, fait bouger toute la tente dans la panique, passe une jambe dans son caleçon puis son jean et laisse l'autre à l'air, enfile son t-shirt à l'envers, une botte et quand les pans de la tente sont écartés, il est tout débraillé, les cheveux en pétard et le regard chargé de peur quand il croise celui, un peu étonné, d'un Ismaël tout étonné qui s'est levé sans qu'il le remarque, habillé. Merde. Il va le chasser, hein ? Bien sûr qu'il va le chasser. C'était rien tout ça, c'était idiot d'y croire, et l'appréhension lui serre la gorge maintenant quand il recule alors qu'une voix presque douce l'appelle, lui demande ce qu'il fabrique. « Je... j'me dépêche, balbutie-t-il en se tournant pour terminer d'enfiler son jean à la va-vite, les mains tremblantes. J'suis désolé, j'me suis pas réveillé, j'vais y aller, pardon, j'ai... » Ces foutues règles qu'il a promis de respecter, bon sang ; le baroudeur ne va jamais vouloir le revoir. « Je, je fais vite, j'm'en vais, t'en fais pas. »