Mallory se rend compte que quelque chose ne va pas, bien entendu. Ismaël ne fait qu'à moitié l'effort de masquer la colère sourde qui gronde dans son ventre depuis la veille, quand il a enfin mis la main sur son petit fugueur de frère, et qu'il en a appris de belles. « Oui... il y a quelque chose qui va pas ? »
Oh, non, il est en pleine forme ; à vrai dire Isma n'est pas souvent malade, et c'est tant mieux parce qu'il déteste ça. Alors ça va plutôt bien, objectivement, si on excepte le fait qu'il se sente tout simplement trahi ; de façon tout à fait incompréhensible d'ailleurs puisqu'après tout il n'aurait rien dû attendre de Mallory. A croire que, malgré lui, il avait commencé à lui accorder sa confiance. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'on ne l'y reprendra plus. « Pourquoi t'as pas prévenu que tu venais ? T'aurais pu entrer voir la répétition, tout le monde aurait été content de te voir. 
– J'avais pas envie de voir les autres, répond-il froidement avant de tirer sur sa cigarette. En fait c'est toi que j'viens voir. »
Ça doit lui faire plaisir, non ? A la façon dont il s'est précipité à Thiapolis la dernière fois, c'est qu'il doit bien aimer sa compagnie. Alors pourquoi il a fait ça, à quoi ça rime ? Qu'est-ce qu'il veut ? Isma comprend rien, et ça l'exaspère un peu plus, encore. « J'ai quelques explications à te demander, à vrai dire. J'étais à la Tour hier, comme à peu près tous les jours. Et il se trouve que j'ai croisé Isaïah. »
Isaïah, il voit ? Oui il voit, à la façon dont il vient de tressaillir, il voit forcément de quoi il parle, et il a clairement quelque chose à se reprocher. Le constat arrache un sourire aigre, terriblement amer à Isma, qui balance sèchement sa cigarette à moitié fumée sur le sol. « T'as pas quelque chose à me dire ? »

« J'avais pas envie de voir les autres. En fait c'est toi que j'viens voir. » D'accord, sauf que ça n'a pas du tout l'air de lui faire plaisir ; en tout cas, pas autant que la dernière fois qu'ils se sont vus. Alors quoi, qu'est-ce qu'il se passe ? Qu'est-ce qu'il a fait, qu'est-ce qu'il a dit ? Il pince les lèvres, Mallory, appréhende ; la colère d'Ismaël ne lui avait encore jamais fait peur, jusqu'à maintenant. Parce que là, c'est de la colère qu'il sent dans les intonations sombres de sa voix. Et il ne comprend pas. Dis-moi. Explique-moi. Qu'est-ce qu'il a fait, qu'est-ce qu'il a dit ? « J'ai quelques explications à te demander, à vrai dire. J'étais à la Tour hier, comme à peu près tous les jours. Et il se trouve que j'ai croisé Isaïah. »

Et là, c'est soudain comme si une pierre lui tombait au fond du coeur. Isaïah et ce putain de chantage qu'il lui a fait, il en tressaille Mallory, ses mains tremblent, son souffle se coupe. Est-ce qu'il lui a dit ? Est-ce qu'en dépit de sa promesse, il lui a quand même dit ? Ça lui revient alors, la photo, l'odieux chantage et ses suppliques, pour qu'il ne dise rien, qu'il n'avoue rien. Sauf qu'il sourit, Ismaël, il sourit et c'est abominable ce sourire, furieux, ça lui donne envie d'aller se réfugier dans un tout petit trou de Dédenne. Non. Non tout mais pas ça.

« T'as pas quelque chose à me dire ? » Et c'est soudain comme si le monde entier s'effondrait autour de lui ; il sent ses jambes trembler, Mallory, alors qu'il lève le nez pour affronter le regard du baroudeur. Est-ce qu'il sait ? C'est forcément ça, il ne peut pas s'agir de quoi que ce soit d'autre. Et si non ? Il faut qu'il soit certain ; mentir encore un peu, cacher, dissimuler, quand bien même il peut sentir la panique s'infiltrer dans ses veines ; Sophie le sent aussi, elle a la tête tournée vers lui, elle ne sourit plus. Elle ne dit rien, mais elle surveille. « Je... j'sais pas, j'sais pas de quoi tu parles, balbutie-t-il, affreusement mal à l'aise. Je, j'ai, je comprends pas... »

Alors, est-ce qu'il va se décider à le lui dire, ou pas ? Est-ce qu'il va assumer sa malveillance ? Parce que son acte ne pouvait être motivé que par ça ; pourquoi sinon aurait-il balancé des horreurs pareils à Isaïah, que cherchait-il sinon à les séparer définitivement ? Mallory cherche-t-il à l'isoler de sa famille ? Et pourquoi ? Ça n'a aucun putain de sens, bon sang ; ça, pas plus que son air totalement paniqué, ni le pitoyable de ses balbutiements : « Je... j'sais pas, j'sais pas de quoi tu parles... Je, j'ai, je comprends pas... 
– Te fous pas de ma gueule ! aboie-t-il en avançant d'un pas, agressif, en ignorant Sophie qui se tourne clairement vers lui cette fois. Qu'est-ce que tu croyais bon sang, que je l'apprendrais jamais ?! »
Il fulmine, serre les poings, et il a beau refuser de détourner les yeux du visage décomposé de Mallory, ça n'en est pas moins la seule présence de Sophie qui le dissuade de s'approcher plus près pour le saisir par le col. « Pour qui tu te prends hein ? C'est quoi qui tourne pas rond chez toi, tu vas encore me dire que c'est la faute de ta putain de maladie ?! »
Non parce qu'il l'attend, son excuse foireuse ; il était dans un mauvais jour, c'est ça ? Isa a probablement de la chance d'en être sorti vivant alors, hein ? « J'arrive même pas à croire que tu m'aies pris pour un con à ce point ! T'es complètement taré, j'veux plus jamais te voir après ce soir, t'as compris ? »
Et pourquoi est-ce qu'il fait cette tête exactement, hein ? Il récolte que ce qu'il sème, bordel ; il s'attendait quand même pas à foutre une merde sans avoir à en payer une seule conséquence ? « T'as compris ?! »

« Te fous pas de ma gueule ! » Et le cri qui résonne le fait sursauter, apeuré ; pourquoi, qu'est-ce qu'il se passe, est-ce qu'il a fini par tout balancer Isaïah, est-ce qu'il a fini par le dire, la photo, ce qu'il en a déduit, l'absence totale de déni par un Mallory beaucoup trop paniqué pour le faire ? Non, c'est pas possible ; ce secret, il le garde depuis quinze ans, ça ne peut pas finir comme ça, il ne l'aurait jamais dit, il n'en aurait jamais parlé et quand il s'avance, Ismaël, Mallory n'est capable que de reculer d'un pas, craignant l'ombre imposante de celui qui sait, ça ne fait presque plus aucun doute, et qui va lui dire ce qu'il aurait voulu ne jamais entendre. « Qu'est-ce que tu croyais bon sang, que je l'apprendrais jamais ?! »

Oui. Oui, il l'espérait en tout cas ; c'était son secret, c'était à lui, c'était le seul sentiment qu'il était encore capable de chérir sans en mourir de honte, la seule chose qui le motivait, ces derniers temps et lui donnait la force d'affronter tout ce qu'il doit combattre depuis des années. Oui, il était convaincu que jusqu'au bout, il serait capable de résister à l'envie de tout lui avouer. Parce qu'il savait très bien ce qui découlerait d'un tel aveu, et il n'avait pas envie d'affronter ça.

Et il ne sait absolument pas à quoi il ressemble, là, tout de suite, mais il se sent plus pitoyable que jamais. Son corps se recroqueville dans un misérable réflexe de défense qui ne lui apportera absolument rien, il tremble, a du mal à respirer en raison de la boule qui grossit et grossit encore dans sa gorge. Non. Tout, mais pas ça, pas ça. « Pour qui tu te prends hein ? C'est quoi qui tourne pas rond chez toi, tu vas encore me dire que c'est la faute de ta putain de maladie ?! » Non, c'est sûrement la seule chose qui ne concerne pas sa maladie ; sa façon de l'aimer, c'était pur, c'était vrai, et il se sent sale soudainement, sale et misérable, à l'idée qu'un sentiment comme celui-là soit traîné dans la boue avec autant de virulence. « J'arrive même pas à croire que tu m'aies pris pour un con à ce point ! T'es complètement taré, j'veux plus jamais te voir après ce soir, t'as compris ? » Il lui est sans doute impossible d'être plus pâle que ça ; son visage décomposé se crispe sous les effets de la panique, ses mains se joignent l'une à l'autre et il les frotte presque compulsivement, les étreint l'une contre l'autre à en avoir mal, les jointures blanchies par l'angoisse, le chagrin. Non. Non, pitié, non. C'est un cauchemar, non ? Il va forcément se réveiller. Le monde ne peut pas s'effondrer aussi vite, ni aussi brutalement. « T'as compris ?! »

Il ne les sent pas, les longues larmes qui roulent et dévalent sur ses joues. Sa mâchoire est crispée, sa respiration se bloque et ce froid, abominable, qui l'enveloppe ; pour un peu et il se sentirait partir, sa vision est floutée par des pleurs qu'il tente de réfréner en dépit de sa voix tremblante. « Je... j'te l'aurais jamais, je, je, j'voulais pas que, il, il a deviné mais, mais il m'avait promis qu'il dirait rien et, et, et t'étais pas sensé le savoir, t'étais pas... » La réponse, aboyée, lui fait rentrer la tête dans les épaules, lui arrache un sanglot ; Sophie s'approche, pose doucement une main sur son épaule, qu'il ne sent même pas, pas plus que le murmure qu'elle lui adresse. Mallo, Mallo... « T'étais pas supposé le savoir ! s'écrie-t-il finalement, à bout de nerfs. Comment ça aurait pu te faire du mal, c'était, je savais très bien c'qui se passerait si, si tu l'apprenais et, et j'ai jamais rien voulu de tout ça moi, j'ai pas, j'ai pas fait exprès, j'ai pas fait exprès j'suis désolé... » Et il sanglote, maintenant parce que c'est vrai. Il ne l'a pas fait exprès ce jour-là, de plonger dans son regard brun et de s'y noyer, pas plus que tous les autres jours.

« J'attendais rien, j'attendais plus rien d'puis des années, depuis Oliver et Isaïah, il, il avait pas l'droit de... il avait pas l'droit de te le dire, il m'avait promis, il m'avait dit que si j'faisais ce qu'il voulait il dirait rien, je, j'suis désolé, c'est pas de ma faute, j'ai essayé d'arrêter mais, mais j'ai jamais réussi, j'suis désolé... »

Alors, il a compris ou pas ? Et pourquoi il a l'air aussi terrorisé ; il lui fait si peur que ça ? Peut-être qu'il y a de quoi finalement, parce que s'il n'y avait pas Sophie il l'aurait peut-être déjà frappé ; il n'avait pas le droit, pas le droit de dire un truc pareil, un truc faux en plus, cruel, mesquin, qui a failli le séparer de son frère pour toujours. C'était ça qu'il voulait ? Qu'est-ce qu'il a à dire pour sa défense, hein, si tant est qu'il puisse aligner deux mots dans son état, ce misérable microbe. « Je... j'te l'aurais jamais, je, je, j'voulais pas que, il, il a deviné mais, mais il m'avait promis qu'il dirait rien et, et, et t'étais pas sensé le savoir, t'étais pas...
– C'est mon frère ! aboie-t-il alors, chaque mot reçu alimentant un peu plus le brasier de sa colère. T'avais pas le droit de jouer à ça avec lui, espèce de sale connard ! »
Qu'est-ce qui lui a pris, hein ? Et quel putain de dessein tordu il poursuivait en faisant ça ? Tu crois qu'il en a quelque chose à foutre de toi, Isma ? Putain, rien qu'en y repensant, il a envie de l'étrangler ; il a de la chance d'avoir Sophie, vraiment de la chance. « T'étais pas supposé le savoir ! Comment ça aurait pu te faire du mal, c'était, je savais très bien c'qui se passerait si, si tu l'apprenais et, et j'ai jamais rien voulu de tout ça moi, j'ai pas, j'ai pas fait exprès, j'ai pas fait exprès j'suis désolé... »
Il n'a... pas fait exprès ? En fait il se fout vraiment de sa gueule, c'est ça ? Il le prend pour un con, il continue. « J'attendais rien, j'attendais plus rien d'puis des années, depuis Oliver et Isaïah, il, il avait pas l'droit de... il avait pas l'droit de te le dire, il m'avait promis, il m'avait dit que si j'faisais ce qu'il voulait il dirait rien, je, j'suis désolé, c'est pas de ma faute, j'ai essayé d'arrêter mais, mais j'ai jamais réussi, j'suis désolé... »
Cette fois, Isma s'immobilise. Qu'est-ce qu'Oliver a à voir là-dedans et... et comment ça Isaïah était supposé ne rien dire si Mallory faisait ce qu'il voulait ? Ça ressemble à du chantage, ça, mais du chantage pour quoi ? Pour qu'Isaïah ne dise pas à son frère que Mallory lui a dit des horreurs ? Ça n'a aucun sens, alors les sourcils d'Isma se froncent davantage. « Mais qu'est-ce que tu racontes, articule-t-il en grimaçant. Si ta justification c'est que t'as jamais réussi à arrêter d'être un connard il va falloir trouver mieux que ça. »
Il gronde, les yeux plissés, mais visiblement plus hésitant, maintenant ; il y a un certain nombre de choses qui ne collent pas. « Isa avait rien à voir avec ça, t'aurais jamais dû le mêler à ces conneries et j'sais pas ce que t'espérais en lui disant un truc pareil mais... mais t'aurais pas dû, putain, t'aurais jamais dû faire ça ! C'était quoi ton projet à la fin ?! »

Il faut qu'il parte. Il en a connu des humiliations dans sa vie Mallory, mais jamais de cette ampleur ; il ne s'est sans doute jamais senti aussi mal à cause de quelqu'un d'autre, d'une situation, quelque chose. Sa gorge est si serrée que sa poitrine se soulève avec difficulté, sa respiration sifflante peine à s'extraire de ses lèvres tremblantes et ce n'est qu'un abominable instinct de conservation qui lui ordonne de fuir, là, tout de suite, maintenant. Il faut qu'il parte. Il faut absolument qu'il parte, il ne veut pas affronter ça. Isma ne veut pas de lui, mais ça il le savait déjà, il l'a toujours su ; il a toujours su qu'il ne mériterait jamais toute cette affection et cette bienveillance qu'il aurait rêvé de recevoir. C'est impossible. Ça l'a toujours été, en dépit des dernières soirées qu'ils ont passées ensemble ; comme il le savait, c'était beaucoup trop beau pour être vrai.

« Mais qu'est-ce que tu racontes... si ta justification c'est que t'as jamais réussi à arrêter d'être un connard il va falloir trouver mieux que ça. » Quoi, c'est être un connard que de tomber amoureux ? Il pleure Mallory, sanglote, cache sa tête dans ses mains ; ces mots, il ne voulait pas les entendre, il a toujours essayé de leur échapper. Son coeur se serre, ça fait mal, horriblement mal, il est persuadé qu'il pourrait mourir foudroyé comme ça, tué par ce regard acéré, ces mots acerbes, ce mépris ouvert envers la seule chose qu'il ait jamais chéri dans le plus grand des secrets ; l'affection et l'amour sans borne qu'il lui vouait en silence. « Isa avait rien à voir avec ça, t'aurais jamais dû le mêler à ces conneries et j'sais pas ce que t'espérais en lui disant un truc pareil mais... mais t'aurais pas dû, putain, t'aurais jamais dû faire ça ! C'était quoi ton projet à la fin ?!
– Et qu'est-ce que j'étais supposé faire, hein ?! s'écrie-t-il, à bout de forces, incapable d'avoir la moindre pensée cohérente, détruit. Je lui ai rien dit, moi, il, il a trouvé mon portefeuille dans la rue et il a vu... et il a vu et, il m'a dit qu'il te dirait rien si... j'voulais pas que tu saches, j'voulais que personne sache, personne... »

Parce que savoir que ce qu'il nourrissait en silence n'avait aucun avenir, c'était un fait, mais l'entendre de la bouche de quelqu'un, c'en était une autre. Parce qu'il avait eu beau lutter ces quinze dernières années, ces sentiments n'avaient jamais voulu partir, ce visage-là, cramoisi de rage face à lui, était toujours revenu le hanter. Les larmes dévalent ses joues, il peine à le regarder, s'oblige, pourtant, à affronter ce démon qui l'a hanté tout ce temps sans qu'il ait jamais été capable de le chasser. Dans les pires instants, c'était à son sourire qu'il se raccrochait, à ce que son imagination lui offrait. Maintenant, c'est terminé. Maintenant, l'aimer en silence ne rime plus à rien, parce que le gamin n'a pas tenu parole. « Je l'ai jamais dit à personne, même Ollie a jamais su, alors pourquoi j'serais allé le dire à ton frère, pourquoi, alors que, que, que je sais très bien ce que tu, je sais, j'ai toujours su et ça a jamais rien changé, j'ai jamais pu arrêter, j'ai essayé, mais... mais... » Et sa phrase se perd dans ses sanglots alors que son visage se cache une nouvelle fois entre ses mains, que la patte griffue de Sophie caresse son épaule tremblotante.

« J'suis tellement désolé, articule-t-il, à grand peine. J'avais pas l'intention de... j'ai jamais eu l'intention de te demander quoi qu'ce soit, c'était, c'était juste à moi, il aurait jamais dû tomber sur cette putain de photo, c'était pas ma faute, j'ai pas fait exprès, j'suis, j'suis désolé, désolé... » Parce qu'il n'aurait jamais dû savoir, Ismaël ; parce qu'il n'a jamais eu besoin de lui dire non pour réduire son coeur en miettes. Il a cru longtemps Mallory, qu'il serait prêt à l'assumer, tout ce qui est en train de se passer mais ce soir, alors qu'il tremble presque au point de s'effondrer et que seule Sophie est capable de le maintenir debout, il comprend que rien ni personne n'aurait pu le préparer à une telle détresse. Fallait t'y attendre, pourtant, chuchotent les ennemis invisibles au creux de son esprit. Personne voudra jamais d'un fou à lier comme toi.

« Et qu'est-ce que j'étais supposé faire, hein ?! » 
Oh bah il ne sait pas Isma, quelque chose comme ne pas balancer des horreurs à son frère pour qu'il ne le pardonne jamais ? Le terrain était fertile et l'occasion trop belle, sans doute. Ça le dégoûte, sans rire ; pourquoi est-ce qu'il a fait ça ? « Je lui ai rien dit, moi, il, il a trouvé mon portefeuille dans la rue et il a vu... et il a vu et, il m'a dit qu'il te dirait rien si... j'voulais pas que tu saches, j'voulais que personne sache, personne... »

Non. Là, ça ne colle pas. Il y a définitivement quelque chose qui ne va pas ; Mallory n'a jamais eu honte de ses innombrables coups de pute, il ne serait pas aussi... désespéré. Ce sont des larmes qui roulent sur ses joues et les tremolos de sa voix ne peuvent pas être feints alors. Alors quelque chose cloche, et cette fois la colère d'Ismaël se décompose pour de bon pour laisser place à une expression beaucoup plus perplexe. « Je l'ai jamais dit à personne, même Ollie a jamais su, alors pourquoi j'serais allé le dire à ton frère, pourquoi, alors que, que, que je sais très bien ce que tu, je sais, j'ai toujours su et ça a jamais rien changé, j'ai jamais pu arrêter, j'ai essayé, mais... mais... »
Mais de quoi est-ce qu'il parle ? Ça ne peut pas être... seulement ça. C'est pas possible ; le chanteur ne serait pas dans cet état, il ne serait pas aussi désespéré alors... qu'est-ce qu'il a fait ? Qu'est-ce qu'il a fait et qu'il a su garder secret pendant tout ce temps ? Leur "relation" ? Leur étreinte d'il y a huit ans ? Non, Oliver est au courant et... et quel rapport avec Isaïah ? « J'suis tellement désolé... J'avais pas l'intention de... j'ai jamais eu l'intention de te demander quoi qu'ce soit, c'était, c'était juste à moi, il aurait jamais dû tomber sur cette putain de photo, c'était pas ma faute, j'ai pas fait exprès, j'suis, j'suis désolé, désolé...
– Quelle photo ? demande-t-il abruptement, de plus en plus perplexe à mesure qu'il voit se dessiner l'ébauche d'une explication. De quoi tu parles Mallory, qu'est-ce qu'il a trouvé Isa ? »
Et pourquoi est-ce qu'il a l'air aussi perdu tout à coup, le chanteur ; qu'est-ce qui se passe à la fin ?! Ça le rend dingue, il ne comprend strictement rien, sinon qu'il s'est passé quelque chose à Castlerain quand son frère a croisé la route de ce gars. Et ce quelque chose est assez important pour plonger le champion dans un état de détresse qu'il ne lui a jamais connu. Qu'est-ce que ça peut être ? C'était juste à lui, et il n'avait pas l'intention de lui demander quoi que ce soit mais alors... qu'est-ce que ça peut concerner ? Et cette photo qu'Isaïah a trouvée... « J'comprends rien à ce que tu dis bordel, c'est quoi cette histoire de photo puis... t'arrivais pas à arrêter quoi ? Et pourquoi tu chiales putain ?! »
Comment et pourquoi l'évidence le frappe, Isma n'en sait rien. Mais dans les yeux écarquillés de panique de Mallory, il comprend. Dans les phrases qui lui reviennent, les gestes, les regards de son amant, c'est comme une grande claque dans la gueule, et peut-être la plus violente de sa vie. « T'es amoureux de moi, lâche-t-il alors, toute trace de colère et de perplexité envolée, le visage tombant de stupéfaction. T'es... »
Non, il ne peut pas le dire deux fois. C'est insensé. C'est pas possible et pourtant, il s'en rappelle de cette détresse, de ces suppliques dans les gestes du chanteur les deux fois où la frustration et la colère l'ont précipité contre son corps avant que ça ne devienne une habitude ; il se rappelle de ces sautes d'humeur qui lui ont toujours semblé totalement injustifiées mais qui trouvent une explication folle en cette évidence qui n'en est pas une, qui n'aurait probablement jamais dû en être une. C'est pas possible. Et pourtant, en face de lui, tout dans l'attitude de Mallory le lui confirme, de sa silhouette presque défaillante à son regard empli de larmes, écarquillés par les conséquences de son erreur. « C'est ça qu'Isa a découvert et... c'est pour ça qu'tu voulais pas que j'le retrouve. »
Il devait rien dire, il avait pas le droit. Mallory a cru que son frère avait vendu la mèche. Et ce faisant, il vient de trahir lui-même ce fameux secret qu'il a gardé à l'abri du monde entier pendant toutes ces années. Et c'est presque l'angoisse alors qui tord sa voix quand il demande du bout des lèvres une confirmation, l'angoisse d'avoir compris, que ce soit ça, l'angoisse d'être tombé malgré lui dans un terrible jeu de pouvoir et de douleur auquel il n'a jamais voulu participer, jamais. « ... c'est ça ? »

Et alors qu'il s'imaginait avoir basculé au plus bas de sa détresse, c'est l'impensable qui se produit, là, sous ses yeux implorants qui ne comprennent pas l'évidente perplexité du baroudeur. « Quelle photo ? »

Quelle photo ? Celle pour laquelle tout a basculé, tout s'est effondré ; pourquoi fait-il mine de ne pas comprendre Ismaël, c'est de ça qu'il lui parle depuis le début, non ? Quoi d'autre ? « De quoi tu parles Mallory, qu'est-ce qu'il a trouvé Isa ? » Et alors, c'est avec horreur que le champion comprend son erreur. Il n'a rien dit. Devant les yeux chargés d'incompréhension de son amant, Mallory écarquille les siens bien malgré lui, et là où il croyait que ses mains ne pourraient pas trembler davantage, que son coeur ne pourrait pas s'arrêter une seconde fois, c'est bien un vent glacé qui le gifle en plein visage alors qu'il se rend compte qu'il vient de se trahir tout seul. Il n'a pas la moindre idée de ce dont il lui parlait Ismaël, de ce qui l'a mis aussi en colère, mais ce n'était pas ça. C'était pas ça. Et le secret qu'il ait jamais aussi bien gardé de toute sa vie, il vient tout simplement de le lui révéler. Tout seul, comme un grand. Comme un con.

« J'comprends rien à ce que tu dis bordel, c'est quoi cette histoire de photo puis... t'arrivais pas à arrêter quoi ? Et pourquoi tu chiales putain ?! » Il est bien incapable d'articuler le moindre mot, Mallory. A l'angoisse et au chagrin se substitue une terreur sourde, monstrueuse, et tout son corps semble sur le point de s'effondrer quand il comprend qu'il n'y aura désormais aucun retour en arrière possible. Nier ne servirait à rien de plus que l'humilier plus qu'il ne l'est, et avouer reviendrait pourtant à briser un serment qu'il avait fait à lui même, le jour où son coeur s'est recroquevillé à l'intérieur de sa poitrine la première fois qu'il a compris que jamais, jamais et malgré tous les voeux qu'il aurait pu adresser à une force inconnue, cet homme qui le regarde ne lui appartiendrait. Cet homme qui comprend, qui atterrit, qui chute même, alors que Mallory peine à croiser ses yeux bruns qui l'attaquent, l'agressent sans ménagement.

« T'es amoureux de moi, entend-il alors et c'est comme donner une cruelle réalité à ce sentiment enflant dans sa poitrine, il se replie sur lui-même Mallory, titube presque face à l'homme qui le regarde et dont le visage se décompose sous ses yeux brouillés de larmes brûlantes. T'es...
– N-n-n... n-non j-j-je, je » mais si, hein ? Inutile de tenter de balbutier le contraire, le pieu qui s'enfonce dans sa poitrine l'oblige à se courber et son esprit bouillonne maintenant, sous le regard de Sophie qui n'a que rarement vu pareille manifestation de désespoir chez son dresseur pourtant régulièrement atteint des conséquences de cette émotion. Il respire par à-coups, tente de se calmer en sachant qu'il n'y parviendra pas, sanglote, gémit presque tant la douleur lui semble physique maintenant, broie son ventre, tous ses muscles tendus à s'en déchirer, lui ordonnant une chose et une seule : fuir. Par tous les moyens, fuir, échapper à ce regard qui le dévisage, partir se cacher dans un pur et simple instinct de conservation qui lui ordonne de ne pas affronter ces yeux-là sous peine d'y laisser une partie de son âme brisée. Une autre partie, en tout cas.

« C'est ça qu'Isa a découvert et... c'est pour ça qu'tu voulais pas que j'le retrouve. » Alors c'est pour ça qu'il lui en voulait, Ismaël ? Il avait toutes les raisons de le faire. Lorsqu'il a tenté de chasser Isaïah, c'était par simple peur que son secret soit révélé à son aîné ; son seul et unique secret, sa seule lumière dans la nuit, la simple chaleur d'un regard qui adoucissait ses soirées difficiles quand il le croisait sur le papier glacé, froissé. Ses seuls espoirs. Tout ce qui faisait de lui un autre qu'un monstre. Maintenant, c'est terminé. Ce bonheur fantasmé, il n'aura plus jamais le droit d'en rêver. « ... c'est ça ? »

La question termine d'éveiller l'instinct primaire qui le conduit à reculer de quelques pas ; ses yeux se lèvent et dans leur ombre il n'y a rien de plus qu'une violente douleur qui y brille, il porte même la main à sa poitrine Mallory, tant son coeur battant furieusement semble vouloir s'échapper de sa cage thoracique. Il n'a plus d'air, il n'a plus rien et c'est ce terrible constat qui l'empêche de répondre ; ça, et sa respiration hachée, rapide, qui ne lui permet pas de recouvrer ses esprits. Ses doigts crispés par la tétanie, son souffle agité par l'hyperventilation que la crise d'angoisse est en train de générer ne lui permettent qu'à peine d'articuler, quelques longues, trop longues secondes plus tard. « Il, il, il f-f-f-faut, il, faut qu'je parte, j'dois, il faut, il...
– On s'en va. »

Il entend de très loin le timbre rauque de Sophie tant ses propres pensées prennent de la place, il peine à tenir sur ses jambes et titube jusqu'à la sortie du parking, abandonnant-là sa bagnole ; la voix d'Ismaël l'appelle, et ce sont-là suffit à lui arracher un sanglot terrifié et déchirant, l'oblige à accélérer le pas, porté par une force dont il ignore la provenance tant il a l'impression de mourir, tant il est sûr que s'arrêter de marcher le plus loin possible de lui le tuerait à coup sûr. Les images défilent dans sa tête, ses sourires, la douceur de ses mains, l'éclat de ses yeux, tout ce qu'il aimait tant y voir et dont il vient de se priver, tout seul puis ces regards appuyés vers Oliver, la force de sa rage quand ça s'est arrêté puis de sa poigne lorsqu'il l'a étreint, tous ces silences qui cachaient cet abominable aveu et qui, maintenant, ne doivent plus échapper au mépris du seul concerné par cette terrible mascarade. Quand Ismaël s'avance, l'Ectoplasma l'arrête. « Non. Isma avance pas. » Est-ce qu'il proteste ? Il n'en sait rien Mallory. Il s'enfuit comme un lâche, il ne peut pas affronter ça, il sait qu'il ne le supportera pas. « Isma viendra plus tard. Pas maintenant. Sophie veut pas être méchante mais si tu avances, elle le sera. » Et puis, plus rien ; rien, seulement le gouffre dans lequel il bascule, sa conscience qui le porte à peine jusqu'à son appartement, soutenu par les bras de Sophie qui l'entraîne dans les rues de la ville, seulement l'océan de souffrance et de honte dans lequel il hoquète et se noie, s'éloignant de la seule chose, la seule qu'il ait si ardemment convoitée à en accepter de tout abandonner s'il l'avait fallu, tout sacrifier. Mais jamais aucune prière n'a été entendue, et c'est en sanglotant qu'il le quitte, qu'il le fuit, dépérit, disparaît dans une série de plaintes paniquées qui vont se perdre dans la nuit. C'est fini.

Son secret a été détruit.

C'est ça. Comment c'est possible et pourquoi, Isma n'en a aucune idée, mais alors que le corps chétif et recroquevillé de Mallory commence à tressauter sous les assauts virulents de son souffle débridé, il ne peut pas en douter. Même la réponse qu'il semble vouloir lui donner ne peut aller dans un autre sens : Mallory Edgerton ne se serait jamais décomposé comme ça pour une autre accusation que celle-ci. Il est amoureux de lui. « Il, il, il f-f-f-faut, il, faut qu'je parte, j'dois, il faut, il...
– On s'en va.
– Non, on s'en va pas, dit-il en avançant, bien décidé à retenir le chanteur tant que cette conversation ne sera pas terminée. On n'en a pas fini tous les deux.
– Non. Isma avance pas. » 
Quoi ? « Arrête Sophie j'vais pas le cogner, pousse-toi, il doit...
– Isma viendra plus tard. Pas maintenant. Sophie veut pas être méchante mais si tu avances, elle le sera. »
Le baroudeur s'immobilise, parce qu'il ne sait que trop bien jusqu'où peuvent aller les pouvoirs d'un Pokémon déterminé et bien entraînée. A l'évidence, c'est le cas de Sophie. Plus tard. Plus tard quand ? Il va pas rester planté là en attendant que monsieur daigne lui expliquer d'où ça sort encore ce délire et de ce que c'est que cette foutue histoire de photo.
L'ennui c'est qu'il est bien obligé de constater qu'elle a raison, Sophie. Il ne tirera rien de plus de Mallory comme ça. D'une très étrange et presque cruelle façon, le garçon ressemble bien plus à celui qu'il a étreint qu'à celui qu'il a connu avant son départ. Si le chanteur a deux visages, celui-là était pour lui. Et beaucoup de choses trouvent leur sens, même si la vue d'un tel désespoir ne peut que lui faire songer qu'il est terriblement injuste que celui-ci ne se dévoile que de cette façon.
Les lèvres pincées d'Ismaël se remettent en mouvement alors que Sophie tourne un visage menaçant vers lui, lorsqu'il esquisse un premier pas pour s'approcher quand même. Il lève les mains, apaisant autant qu'il peut l'être malgré le désarroi qui se mêle à la colère dans sa grande tête beaucoup trop vide pour qu'il ait pu comprendre l'évidence tout seul. « Je viens, s'te plaît. Juste pour pouvoir retrouver Mallo quand j'aurai le droit. D'accord ? »
Une petite seconde, Sophie hésite, et puis elle n'a pas le temps finalement de lui répondre parce que près d'elle, le corps du chanteur semble se briser et qu'elle doit se détourner pour le retenir. En tout cas, alors qu'il leur emboîte le pas à distance, elle n'essaie pas de l'arrêter.




La fenêtre vient de s'ouvrir. Est-ce que ça veut dire qu'il est prêt, ça y est ? Nerveux, plus tendu qu'un arc, Isma balance le mégot de la dernière cigarette de son paquet directement dans le vide. Le pauvre fait une chute d'au moins soixante mètres ; autant dire qu'il n'a pas intérêt à glisser, le jeune homme qui se tient en équilibre tout au bord, le nez baissé vers son téléphone désespérément inactif.
D'ici, il n'a pas réussi à voir qui avait ouvert la fenêtre. Mais dans un cas comme dans l'autre ça veut dire que les deux occupants de l'appartement ne sont plus accrochés l'un à l'autre comme c'était le cas deux heures plus tôt, quand Sophie a traîné son dresseur. Ça doit aller mieux, alors, ou en tout cas suffisamment moins mal pour qu'il ne soit pas jeté dehors comme un malpropre sans autre forme de procès ou d'explication. De toute façon, Ismaël ne se voit pas vraiment d'autre choix ; c'est cette pensée qui le convainc finalement, quand il recule d'une poignée de pas, sautille sur place, s'élance. Il était déjà échauffé.
Le saut qu'il effectue, il l'a vu un peu large ; à vrai dire ça fait très longtemps qu'il n'a pas pratiqué le parkour urbain à cette hauteur. Toujours est-il qu'il atterrit sur le balcon de l'appartement de Mallory sans le moindre accroc, sinon la marque de ses chaussures contre le muret auquel il s'est accroché pour pouvoir se hisser jusqu'à la terrasse du duplex. On se met bien, quand on est rockstar, note-t-il froidement, sans la moindre trace de l'amusement qui l'aurait fatalement étreint en d'autres circonstances. Son arrivée un peu bruyante fait aussitôt débarquer Sophie, et cette fois, Isma serre les poings, relevant le menton. « Je veux le voir. S'il te plaît. »

Ses mains se crispent sur les bras spectraux que son apparence endurcit pour devenir palpable, tangible mais ce soir, même Sophie n'est pas capable d'apaiser les abominables tourments qui encerlent la poitrine de Mallory, comme si on le privait du seul filet d'air qu'il lui restait pour respirer à peu près correctement. Ses doigts agrippés aux vêtements de Sophie peinent à trouver une prise solide, son corps tremblant frémit à la moindre caresse, même douce, de l'Ectoplasma impuissante face à la détresse de son dresseur. Elle est solide pourtant, Sophie, elle a toujours affronté les tempêtes du champion avec plus de courage qu'aucun être humain, mais ce soir, c'est sa propre faiblesse face à la situation qui lui fait baisser sa tête blonde vers les cheveux de Mallory, des larmes plein les yeux. Voilà une heure, deux peut-être qu'ils sont rentrés et Mallory n'a pas quitté le plancher du salon, à genoux, comme on attendrait le premier et dernier salut d'une guillotine. C'est bien l'impression que cela lui fait ; il n'a plus de souffle, plus rien, et aucune pensée ne dépasse l'abominable souvenir, trop récent, de la panique et de la honte qui l'ont envahi quand il a croisé les yeux bruns et écarquillés d'Ismaël. Tout vient de s'effondrer.

Isma, c'était son pilier, et il n'en savait rien. L'assurance que l'affection silencieuse qu'il lui portait ne serait sue de personne lui permettait au moins de l'entretenir dans le plus grand des secrets, et lui donnait un espoir un peu fou et sans doute dangereux pour sa conscience exsangue. C'était pourtant, parfois, la seule chose qui le faisait tenir ; à l'aube de ses jours les plus sombres, il lui suffisait simplement d'ouvrir une poche de son portefeuille et de contempler sans un mot le doux sourire du Johtien pour sentir les derniers vestiges de sa chaleur laisser un baume de douceur sur son corps gelé par le chagrin. Maintenant, il sait que c'est terminé. Ce simple plaisir rassurant a été jeté à bas par sa propre stupidité, et c'est sans doute le pire : s'il n'avait pas tout balancé comme le pire des imbéciles, il aurait pu continuer. Maintenant, il a le sentiment que tout ce qu'il a éprouvé durant quinze ans n'a jamais eu la moindre valeur ; qu'il n'avait pas le droit, que c'était interditi, que nourrir ce genre d'espoirs auprès de quelqu'un qui n'en savait rien était sans doute la chose la plus malsaine et le plus laide qu'il ait jamais faite. Comme on appliquerait une couche épaisse de boue noire sur tout ce qu'il considérait comme pur, doux et rassurant, ce soir c'est dans l'affliction et la honte qu'il reçoit un rejet silencieux comme la pire des punitions. Et ça fait mal. Mallory s'imaginait tout savoir de la douleur ; en vérité, il n'a jamais été aussi loin du compte.

« Mallo doit respirer un peu, murmure doucement la voix éraillée de Sophie en se détachant de son corps frêle. » Ses larmes se sont taries depuis quelques secondes, et il ne reste plus de lui que les restes d'un garçon presque heureux, qui aujourd'hui retourne à sa condition de paria solitaire. Replié sur lui-même au milieu du salon, les bras enroulés autour de sa propre silhouette malingre, Mallory ferme les yeux et essuie doucement ses larmes. Il savait très bien que tout ça ne serait jamais compris ni entendu de qui que ce soit ; c'était bien pour ça qu'il avait tenu à ne jamais en parler à personne. Un air frais s'engouffre finalement par l'une des larges fenêtres du duplex et lorsque Sophie revient, il n'a toujours pas relevé la tête. Il lui semble que son corps pèse une tonne, là où il parait plus que léger entre les bras de son Ectoplasma qui le soulève lentement pour le porter jusqu'à l'un des canapés. « Mallo devrait dormir, Mallo devrait se reposer.
–  J'y arriverai pas, murmure  le garçon, la voix brisée. Tu le sais très bien.
– Mallo doit essayer, chuchote-t-elle d'une voix douce, en glissant une main dans ses cheveux bruns. Il peut pas aller mieux s'il pense tout ça, dormir, ça fait du bien. » Qu'en sait-elle, finalement ? Elle n'a jamais dormi de sa vie, elle, après tout.  

C'est finalement un bruit sur la terrasse qui lui fait relever la tête ; ses yeux s'étrécissent et en une fraction de secondes, elle disparaît pour réapparaître directement près de la baie vitrée. Isma est là, froid, déterminé ; ses yeux fixent le baroudeur, menaçants, sans ciller. Pourtant, il ne bouge pas. « Je veux le voir. S'il te plaît.
– Mallo est fatigué, répond-elle sans que l'intéressé l'entende. Mallo doit dormir ou ça sera pire, bien pire, oh oui. » Quand bien même tiendrait-il à ses réponses, c'est de la santé de son dresseur dont elle se préoccupe ; et malgré ses protestations, elle ne bougera pas. Lorsque Mallory tourne la tête, pourtant, alerté par sa disparition, il reconnaît assez vite la silhouette qui fait face à son Ectoplasma ; et s'il pouvait encore pâlir, sans doute serait-il devenu plus blanc que le mur derrière lui. La voix de l'homme résonne, tendue, et c'est un grondement qui lui répond ; sauf qu'il est venu, il doit savoir maintenant, et s'il le chasse ce sera sans doute bien pire que s'il s'oblige à lui expliquer la vérité. « Sophie a dit non.
– C'est bon, appelle-t-il faiblement, obligeant l'intéressée à se retourner. Laisse-le entrer. »

Elle n'est pas d'accord, Sophie. Elle n'a pas envie de voir son dresseur souffrir ; elle n'a pourtant pas vraiment le choix et c'est sans un mot qu'elle s'écarte, disparaissant dans une fumée dense pour rejoindre le champion, qui se recroqueville presque par instinct entre ses bras. Une couverture, posée sur le second canapé, s'envole pour se déposer sur ses genoux et quelque part dans la cuisine, par l'entremise d'une force inconnue, la cafetière vient de s'allumer. Ismaël, lui, avance, traverse le salon pour le rejoindre et il lui semble que cela dure des heures. Le visage émacié de Mallory, dissimulé par ses cheveux sombres, refuse de se lever pour affronter le regard du baroudeur. Pas encore, il ne le supportera pas. Si la panique est redescendue, sa honte, elle, est toujours bien là, ses larmes aussi et il n'a pas envie d'affronter ce regard une seule seconde de plus. « Je répondrai à tes questions. » Et sa voix n'est qu'un filet brumeux, à peine un souffle fatigué, écrasé. « Si tu me promets de pas te mettre en colère. Parce que j'ai rien voulu de c'que tu vas entendre, et j'ai pas la force de me battre, ce soir. » Il s'en fout très certainement. Mais peu importe ; au moins, il l'aura prévenu.

« Mallo est fatigué. Mallo doit dormir ou ça sera pire, bien pire, oh oui.
– Mallo allait très bien tout à l'heure et il faut qu'on discute, réplique-t-il fermement. »
Si c'est l'idée d'avoir cette conversation qui le met dans cet état, dormir ne changera rien du tout alors ils ne vont pas y passer dix ans. Sur ce coup-là, le chanteur lui doit un certain nombre d'explications. « Je veux passer, insiste encore un peu le baroudeur en avançant d'un pas, ce qui lui vaut un grondement menaçant.
– Sophie a dit non.
– C'est bon. Laisse-le entrer. »
Bien. Au moins lui, il a la tête sur les épaules ; ou en tout cas il a conscience qu'il est allé trop loin pour s'en tirer comme ça, sans rien ajouter. Surtout qu'Isma ne sait toujours pas ce qu'il s'est exactement passé avec Isaïah.
Traversant le nuage de fumée opaque que Sophie laisse en disparaissant, le Johtien entre dans l'appartement et cherche le garçon des yeux. Tout ce qu'il distingue, c'est le garçon recroquevillé sur le canapé, caché sous ses cheveux humides tombant devant son visage et la couverture dans laquelle il est enroulé. Il a vraiment l'air misérable, malheureux, et ce constat crispe un peu plus les traits du visage d'Ismaël. Qu'est-ce qui s'est passé dans ton fichu cerveau pour que tu puisses te dire que c'était une putain de bonne idée, hein ? A défaut de savoir où se mettre, le baroudeur décide de rester debout, planté là devant le canapé. « Je répondrai à tes questions. »
Ses questions ? Alors c'est à lui de les poser, de creuser ? Sauf qu'il ne sait même pas par où commencer, en fait ; il ignore absolument tout de cette situation de merde, contrairement à Mallory. « Si tu me promets de pas te mettre en colère. Parce que j'ai rien voulu de c'que tu vas entendre, et j'ai pas la force de me battre, ce soir. 
– De toute façon il est pas question de se battre pour quoi que ce soit, réplique Isma, calmement, malgré son incompréhension et son reste de colère - le garçon a déjà l'air assez affaibli, il n'est pas grimpé jusqu'ici pour le plaisir de se faire mettre dehors pas un Ectoplasma en colère. J'suis venu au studio pour savoir pourquoi tu m'as pas dit que t'avais vu Isa, et pourquoi tu lui as raconté tes cracs débiles alors que t'avais dit que tu m'aideras à le retrouver si tu pouvais. »
Rien qu'en y repensant il a envie de l'attraper et de le secouer, mais il se contente de foudroyer du regard la frange de cheveux noirs qui lui cachent les yeux de Mallory. « J'aurais dû me douter que c'était pas aussi altruiste de ta part que ça en avait l'air mais... j'te faisais confiance, j'crois. Apparemment j'étais loin du compte pour un certain nombre de sujets. »

« De toute façon il est pas question de se battre pour quoi que ce soit. » Vraiment ? Pourtant, il ne sait pas la vérité, Ismaël ; il ne connait pas l'ampleur des dégâts, il n'a pas la moindre idée de ce qui l'attend, de ce qu'il va lui dire. Rien que cette perspective lui serre atrocement le coeur, il n'avait rien prévu de tout ça ; il ne sait même pas de quelle manière lui avouer quinze années de sentiments sans passer pour plus fou qu'il l'est déjà. Car c'est bien dans la folie qu'il l'aime, Mallory ; avec cette inconditionnalité dérangeante qui l'a laissé accroché à ses pensées pendant quinze ans. Il n'y a aucune rationnalité à cela, quand bien même a-t-il essayé de la trouver ; c'est comme ça. C'est tout.

Il est debout, Ismaël, en face de lui, et Mallory n'ose absolument pas lever le nez pour le regarder ; au contraire, chaque phrase ressemble à un assassinat. « J'suis venu au studio pour savoir pourquoi tu m'as pas dit que t'avais vu Isa, et pourquoi tu lui as raconté tes craques débiles alors que t'avais dit que tu m'aideras à le retrouver si tu pouvais. » J'avais pas le choix, mais sa gorge est si serrée qu'il n'a pas la moindre idée de la façon dont répondre. Le coeur au bord des lèvres, il attend la suite ; il peut sentir le poids de ses yeux bruns sur lui, comme un feu qui s'étendrait le long de sa peau. « J'aurais dû me douter que c'était pas aussi altruiste de ta part que ça en avait l'air mais... j'te faisais confiance, j'crois. Apparemment j'étais loin du compte pour un certain nombre de sujets. » Mallory secoue la tête, pince doucement les lèvres. Il n'a jamais voulu ça, bon sang. Sauf qu'il va falloir tout lui expliquer, et par le menu ; par où commencer exactement ? Quoi lui dire, comment, que doit-il garder pour lui ? « Assieds-toi, s'il te plait. » Il est calme Mallory, sa voix est blanche de fatigue et de chagrin. Après ce soir, il n'aura définitivement plus rien à perdre, et il ignore ce que cela va faire de lui et de son futur.

Patient, il attend que le jeune homme s'exécute, s'installe sur le canapé face à lui, puis lève le nez. Ismaël le regarde fixement, sans ciller ; il inspire doucement, ferme brièvement les yeux. Puis il se lance. « J'ai pas voulu te cacher ça, mais j'avais pas l'choix. Ecoute-moi jusqu'au bout et t'auras le droit de... enfin, j'comprendrais. » Ouais, bien sûr qu'il tourne en rond. Il a peur, et ça fait trop mal. « Isa s'est pointé à l'arène il y a quelques temps, j'me souviens plus exactement combien, mais... il est venu parce qu'il avait retrouvé mon portefeuille dans la rue. » Il a peut-être un peu de mal à déglutir, et à le regarder dans les yeux, maintenant. « Bon, j'passe sur le fait qu'il s'est servi dans ma thune, c'est pas ça qui... m'a fait réagir autrement que comme j'avais promis. Il y a une photo dans mon portefeuille. Sophie ? » Elle hoche la tête, l'Ectoplasma ; l'objet quitte la poche de sa veste de cuir pour léviter jusqu'à sa main. Ses doigts tremblent quand ils en extraient la photographie déchirée d'un Ismaël d'environ dix huit ans, accoudé à un bar, qui riait avec Oliver dont la silhouette a été déchirée sans regrets. Ses yeux  brillent et il sourit, les dents en avant, les cheveux en bataille. Peut-être que ses yeux s'attardent un peu. Il est magnifique.

« Il a assez vite compris pourquoi j'avais ça, et... il m'a dit qu'il te dirait rien du moment que j'le payais pour son voyage Pokémon, ricane-t-il, sans joie. J'ai accepté. J'voulais pas que tu saches. C'est pour ça que je t'ai pas dit que je l'avais vu et... et je lui ai dit que tu voulais pas le voir. Sauf que ce qu'il a pas dû te dire, c'est que j'ai... j'm'en suis excusé dans les secondes qui ont suivi et je lui ai dit que tu le cherchais, mais il m'a pas cru. » Voilà. Maintenant, il se sent plus lamentable que jamais. Il soupire, tremblant, passe une main dans ses cheveux désordonnés. « Dans tous les cas j'aurais pas dû, et j'suis désolé, j'suis vraiment désolé. Mais... que tu saches pas ce que j'cache depuis quinze ans, c'était plus important que tout le reste. » C'était la seule chose à laquelle je me raccrochais quand ça n'allait pas. Maintenant, c'est terminé.

« Assieds-toi, s'il te plait. » 
Au moins, effectivement, Mallory est plus calme maintenant. Ils vont peut-être pouvoir discuter mais Ismaël ne sait même pas ce qu'il doit attendre de cette conversation. Tu es amoureux de moi. Ça n'a aucun putain de sens.
Retenant un soupir, le baroudeur s'installe sur le canapé en face et se penche en avant, plaçant ses avant-bras sur ses genoux, le visage fermé et les yeux rivés sur le visage pâle et émacié de son amant. « J'ai pas voulu te cacher ça, mais j'avais pas l'choix. Ecoute-moi jusqu'au bout et t'auras le droit de... enfin, j'comprendrais. »
Le droit de quoi ? Il n'en vient nulle-part, Mallory ; apparemment la panique est passée mais la peur est toujours bien là. « Isa s'est pointé à l'arène il y a quelques temps, j'me souviens plus exactement combien, mais... il est venu parce qu'il avait retrouvé mon portefeuille dans la rue. »
Ce qui est tout à son honneur, jusqu'ici. « Bon, j'passe sur le fait qu'il s'est servi dans ma thune, c'est pas ça qui... m'a fait réagir autrement que comme j'avais promis. Il y a une photo dans mon portefeuille. Sophie ? »
Ah. Il s'est servi dans son portefeuille. Bon, c'est un peu moins sympa déjà, et si l'information fait froncer les sourcils à Ismaël, il la met pourtant de côté dès qu'il entend parler de photo. C'est quoi alors, ce délire ? Le petit objet est envoyé par Sophie directement dans les mains du chanteur, qui en extirpe... une photo de lui, tout ce qu'il y a de plus simple. A vrai dire Isma ne savait pas trop à quoi s'attendre ; est-ce que c'était compromettant, est-ce que c'était... il n'en sait rien, intime, bizarre, obscène ? Mais non, rien de tout ça. C'est une photo normale comme celles que les adolescents planquent sous leurs oreillers pour rêvasser. Le constat le laisse tout connement muet, un peu stupéfait. Tu es amoureux de moi. « Il a assez vite compris pourquoi j'avais ça, et... il m'a dit qu'il te dirait rien du moment que j'le payais pour son voyage Pokémon.
– Quoi ? s'étrangle-t-il cette fois en écarquillant les yeux. »
Isa le fait chanter ? Alors il a découvert un secret que Mallory voulait à tout prix garder secret et il a promis de ne rien dire contre... de l'argent ? Mais quel genre de petit con fait ces choses-là ? « J'ai accepté. J'voulais pas que tu saches. C'est pour ça que je t'ai pas dit que je l'avais vu et... et je lui ai dit que tu voulais pas le voir. Sauf que ce qu'il a pas dû te dire, c'est que j'ai... j'm'en suis excusé dans les secondes qui ont suivi et je lui ai dit que tu le cherchais, mais il m'a pas cru. »
Ismaël soupire en secouant doucement la tête ; cette histoire est un merdier sans nom et lui il aura une petite conversation à avoir avec son frère. Mais avant ça, il a quelque chose à terminer. « Dans tous les cas j'aurais pas dû, et j'suis désolé, j'suis vraiment désolé. Mais... que tu saches pas ce que j'cache depuis quinze ans, c'était plus important que tout le reste.
– Depuis quinze ans, répète-t-il, les yeux légèrement écarquillés. Mais... Mais pourquoi et... » 
Il soupire et secoue la tête, encore, en passant une main sur son visage ; ça n'a aucun sens, aucun sens. « J'ai du mal à te suivre, gronde-t-il, bien plus exaspéré par son égarement total que par quoi que ce soit d'autre. Pourquoi t'as commencé à te comporter comme le pire des connards avec moi si ça dure depuis aussi longtemps ? »
Parce que ça ne risquait pas d'arriver ? C'était plus facile de se faire détester ? Ils auraient pu être amis. Ils auraient pu avoir ce qu'ils ont depuis leur retour à Lathea, depuis plus longtemps que ça, Isma n'aurait peut-être pas été obligé de s'en aller. Il y avait Oliver, Ollie qui voulait Gaspar, Gaspar qui a fini par partir. C'était le bordel, bien sûr, mais... mais personne n'avait besoin de se haïr comme ça. Ils se sont tous déchirés. « J'y suis... pour rien, moi ; t'as peut-être pas voulu tout ça mais moi je t'ai jamais rien demandé alors... pourquoi tu t'es vengé sur moi, ça sortait d'où ? »

« Depuis quinze ans... » Ouais, quinze ans. Quatorze, pour être exact ; quatorze années à essayer de le chasser de sa tête et à espérer connement dans le même temps, plus d'une décennie à chercher dans ses yeux bruns l'aura salvatrice qu'il aurait terriblement voulu y trouver, sans jamais y parvenir. Il ne sait pas s'il sera capable de tout lui dire ; en tout cas, il va essayer. Quelque part, il sait qu'il le lui doit. « Mais... Mais pourquoi et... » Pourquoi ? Il aimerait bien le savoir, lui aussi ; il aimerait bien savoir pourquoi en dépit de tous ses efforts, Mallory  n'a jamais su accrocher ses yeux d'encre à un autre regard que celui, cristallisé, imprimé sur du papier glacé. Cela aurait sûrement changé beaucoup de choses dans sa vie s'il ne s'était pas accroché à cet homme qui soupire, remué par la nouvelle ; et il ne peut que le comprendre, comment lui-même aurait-il réagi si quelqu'un lui avait avoué un secret pareil ?

 « J'ai du mal à te suivre. Pourquoi t'as commencé à te comporter comme le pire des connards avec moi si ça dure depuis aussi longtemps ? » Ce sera sans doute le plus difficile à expliquer, songe Mallory en tournant la tête, les lèvres pincées dans une moue malheureuse, épuisée et désolée. Ismaël ne méritait pas le mépris ouvert dont le jeune homme a fait preuve pendant des années, mais c'était le seul moyen de se préserver ; son esprit malade n'a trouvé que cela pour se protéger de la jalousie et du chagrin qui le dévorait de l'intérieur à chaque fois que son regard se posait sur le jeune homme dont les yeux ne voyaient, à l'époque, que son meilleur ami. Plus gentil, plus doux, plus normal. Une véritable catastrophe. Toutes ces histoires, à l'époque, a fait beaucoup de mal à tout le monde. Seul Erèbe s'en est à peu près sorti, dans tout ce merdier.

« J'y suis... pour rien, moi ; t'as peut-être pas voulu tout ça mais moi je t'ai jamais rien demandé alors... pourquoi tu t'es vengé sur moi, ça sortait d'où ? » Les doigts maigres de Mallory se nouent l'un à l'autre et il baisse la tête, mortifié ; le plus dur, c'est sûrement maintenant. « C'était beaucoup plus facile comme ça, murmure-t-il doucement, en baissant les yeux. A cause d'Oliver. » Il secoue doucement la tête ; d'avoir été le spectateur muet et anonyme de ça, c'était beaucoup plus douloureux que d'être détesté, mais Isma ne pourra jamais suivre sa logique, hein ? « La première fois que j't'ai vu, j'étais... j'avais jamais, j'avais jamais ressenti un truc pareil. » Il s'en fout sûrement Ismaël, de tout ça, de ce que ça lui a fait le jour où le baroudeur lui a souri et qu'il lui a semblé que rien ne comptait alors plus que de revoir cette expression pour toujours. « J'sais pas si ça t'intéresse de savoir pourquoi, mais. J'aurais tout, tout donné pour avoir le courage de te le dire à l'époque, j'ai essayé, plusieurs fois, quand... à plusieurs moments, souvent. Pendant un moment j'ai même cru que ça serait possible, même en étant. En étant malade comme j'l'étais déjà à l'époque. »

Mais non, hein ? Jamais, à aucun moment. La  boule de chagrin grossit dans sa gorge, maintenant ; Isma n'a sûrement pas la moindre idée de la profondeur du sentiment qui l'a rongé pendant quinze ans. A chaque fois qu'il le regardait, et à chaque fois qu'il le regarde, maintenant. « Enfin, il a bien fallu que j'me rende à l'évidence, ricane-t-il, la voix tremblantes, menaçant de faire s'échapper une nouvelle vague de chagrin et de déception. J'faisais pas le poids face à Oliver, j'l'ai compris très vite. Alors j'ai essayé de me protéger, c'est tout. C'était plus facile de te détester et de l'être, ça m'évitait de te voir... traîner avec moi en sachant que j'avais absolument aucune chance. J'suis désolé pour tout ce que ça a impliqué après, mais. C'était la meilleure solution. Valait mieux ça que de t'imaginer me regarder avec pitié et me dire non. » Et puis il y a eu cette nuit, cette putain de nuit ; cette seule nuit où il l'a eu rien qu'à lui, où il aurait pu lui demander, reste, reste avec moi, j'vais tout te dire, reste. S'il avait été sain d'esprit, sans doute l'aurait-il fait, mais beaucoup trop de facteurs entraient en ligne de compte, finalement.

« J't'ai pas séparé d'Ollie par jalousie, ni parce que j'estimais qu'il trouverait mieux que toi, soupire-t-il en glissant à nouveau une main dans ses cheveux, fuyant son regard brun. Je l'ai fait parce que je savais que tu serais malheureux avec lui à cause de Neskov. Et comme je savais que... que j'étais pas un mec pour toi moi non plus, j'ai préféré te laisser t'en aller, trouver quelqu'un d'autre plutôt que t'accrocher à un truc sans le moindre avenir. T'étais malheureux avec lui. » Sophie renifle, en proie au même chagrin que son dresseur, dont elle s'imprègne sans un mot ; son visage se penche pour aller poser son front contre ses cheveux, presser ses mains fines sur ses épaules. Il l'entend, sans qu'elle ait besoin de prononcer le moindre mot. Ça va aller, Mallo, Sophie est là. « Je t'en ai jamais parlé parce que je... je savais déjà que ça serait jamais possible, je t'ai jamais rien demandé. Je le fais pas exprès. J'ai essayé d'arrêter, j'ai jamais pu. Et enfin, ses yeux sombres se lèvent vers lui ; cette affection qu'il a toujours si savamment dissimulée transparaît enfin, alors qu'il l'observe, le dévore du regard. Que ce soit y'a quinze ans ou maintenant, et même après que tu sois parti, ça a jamais changé et ça changera jamais. C'est toi et ça a toujours été toi. » En dépit de tout le mal que ça lui a fait ; c'est une constante qui est et demeurera toujours.

« C'était beaucoup plus facile comme ça, murmure Mallory, sous les yeux plissés du baroudeur qui ne comprend que quand la suite lui tombe dessus. A cause d'Oliver. »
Isma a été amoureux d'Oliver pendant la majeure partie de son adolescence. Oliver, lui, aimait Gaspar. Et Mallory... l'aimait lui. Pour un peu, le Johtien en soupirerait en se massant le front tellement ça ressemble à un épisode de ces séries télévisées débiles que regardait parfois sa mère quand il était petit. Alors il a brisé le coeur de Mallory quand il était à peine pubère et pour cette raison le garçon s'est mis à le haïr. « La première fois que j't'ai vu, j'étais... j'avais jamais, j'avais jamais ressenti un truc pareil. »
C'est complètement fou, se dit-il en joignant ses mains pour en placer les tranches devant son visage, contre sa bouche, la tête un peu inclinée mais les yeux toujours bien levés, rivés vers Mallory qui raconte, lentement et du bout des lèvres, comme on confesserait sa culpabilité. « J'sais pas si ça t'intéresse de savoir pourquoi, mais. J'aurais tout, tout donné pour avoir le courage de te le dire à l'époque, j'ai essayé, plusieurs fois, quand... à plusieurs moments, souvent. Pendant un moment j'ai même cru que ça serait possible, même en étant. En étant malade comme j'l'étais déjà à l'époque. »
Sa maladie elle-même n'aurait sûrement pas été un obstacle si le malade en question n'utilisait pas ce prétexte fallacieux pour se comporter comme la pire des ordures en toute impunité. C'est tellement plus facile de l'apprécier quand il ne fait pas tout pour attiser la haine et la colère des autres. Les dernières fois qu'ils se sont vus, tous les deux, en sont un très bon témoignage. « Enfin, il a bien fallu que j'me rende à l'évidence. »
L'évidence ? Dire qu'Isma ne s'est jamais rendu compte de rien alors qu'un type qu'il a fréquenté presque quotidiennement pendant des années était amoureux de lui. L'évidence, il ne sait pas trop où elle est, sinon que le chanteur s'est admirablement bien débrouillé pour cacher son jeu. D'un autre côté, quand on est aussi odieux avec celui qu'on dit aimer, le jeu peut difficilement être mieux caché. « J'faisais pas le poids face à Oliver, j'l'ai compris très vite. Alors j'ai essayé de me protéger, c'est tout. C'était plus facile de te détester et de l'être, ça m'évitait de te voir... traîner avec moi en sachant que j'avais absolument aucune chance. J'suis désolé pour tout ce que ça a impliqué après, mais. C'était la meilleure solution. Valait mieux ça que de t'imaginer me regarder avec pitié et me dire non. »
Cette logique est débile, ça rend tout beaucoup plus compliqué. On se remet beaucoup plus facilement d'un râteau en bonne et due forme quand on a seize ans que d'un... d'une putain de catastrophe pareille après avoir nourri des sentiments impossibles et non-réciproques pendant quinze ans, bordel. Pour un peu, Isma en soupirerait de lassitude. La plupart de tes drames, tu te les fais putain de tout seul, couillon. « J't'ai pas séparé d'Ollie par jalousie, ni parce que j'estimais qu'il trouverait mieux que toi. Je l'ai fait parce que je savais que tu serais malheureux avec lui à cause de Neskov. Et comme je savais que... que j'étais pas un mec pour toi moi non plus, j'ai préféré te laisser t'en aller, trouver quelqu'un d'autre plutôt que t'accrocher à un truc sans le moindre avenir. T'étais malheureux avec lui. »
Reposant ses mains sur ses genoux, Isma se redresse légèrement ; il a les dents un peu serrées et clairement, il est nerveux. Lui, il n'a absolument rien demandé de tout ça, et bien sûr que ça le rend triste pour le garçon en face de lui parce que... ce n'est jamais agréable. Mais il ne peut pas s'empêcher de se dire que ça va trop loin et que tout ce bordel aurait pu être évité avec un peu de jugeote. « Je t'en ai jamais parlé parce que je... je savais déjà que ça serait jamais possible, je t'ai jamais rien demandé. Je le fais pas exprès. J'ai essayé d'arrêter, j'ai jamais pu. »
Se prendre un stop, ça aurait pu l'aider, peut-être. Dans ce genre de cas, le savoir ne suffit pas toujours. Et c'est triste, bien sûr, d'ailleurs Isma ne soutient qu'une courte seconde le regard brillant, malheureux et... et autre chose de Mallory. Il n'avait pas envie de lui faire tout ce mal, quand bien même son comportement de gros tocard l'aurait largement justifié. « Que ce soit y'a quinze ans ou maintenant, et même après que tu sois parti, ça a jamais changé et ça changera jamais. C'est toi et ça a toujours été toi. »
D'accord. Là, c'est le moment où il se sent obligé de ne pas dire ou faire n'importe quoi trop vite, alors il garde simplement les yeux rivés sur le coin du canapé et le visage fermé. Pas de non et pas de pitié, mais qu'est-ce qu'il peut faire alors, à part garder cet air froid comme s'il en avait rien à foutre, garder ses distances, ne pas s'impliquer plus qu'il ne l'a déjà été malgré lui ? Un soupir silencieux s'échappe de ses lèvres alors qu'il relève lentement la tête, jusqu'à trouver les yeux noirs de Mallory, terriblement expressifs. Son coeur se serre, un peu. Il n'a jamais rien voulu de tout ça. « Je t'ai été reconnaissant de m'avoir séparé d'Oliver, dit-il prudemment, en s'efforçant de ne pas détourner le regard. On allait se casser la gueule et j'me rendais compte de rien. »
Beaucoup trop nerveux pour tenir en place, Isma finit par se lever, saisissant par réflexe le paquet de cigarettes posé sur la table-basse. Ce n'est pas le sien, mais tant pis, Mallory l'autorisera. « Si toutes ces conneries m'ont bien appris une chose c'est que j'étais pas fait pour être avec qui que ce soit. »
Et non, ça ne lui fait sûrement pas plaisir, évidemment. Ces histoires de coeur ne le font plus rire depuis longtemps et il a bien pris soin de s'en tenir éloigné ces huit dernières années. Ça va continuer comme ça. « J'suis désolé. J'ai jamais voulu te faire de mal, ni à l'époque, ni maintenant. »
Bordel, pourquoi est-ce que même le tabac ne l'aide pas à se calmer ? Il a envie de taper dans quelque chose, ça le rend dingue, et les pleurnicheries bruyantes de Sophie ne l'aident absolument pas. Il va se casser, retrouver son frère, oublier toutes ces histoires. Mais avant il y a une dernière chose qu'il doit dire. « J'pense qu'il vaut mieux qu'on évite de se revoir. Ça, ça rendra vraiment les choses plus faciles. »

Voilà, il a tout balancé ; maintenant, il est dépositaire de la décision d'Ismaël, quoique Mallory a plus ou moins parfaitement conscience de savoir ce qu'il va lui répondre. Ce n'est pas possible, et ça ne l'a jamais été ; il le sait, il l'a toujours su, et l'entendre ne changera absolument rien. Il ne l'a pas attendu pour connaître une éventuelle réponse, pas plus que pour imaginer ce moment-là, où le baroudeur détourne le regard pour fuir ses yeux noirs et presque suppliants. C'est donc à ça que ça ressemble, quand on a plus rien ; c'est ce bruit-là, alors, qu'un coeur fait lorsqu'il éclate en mille morceaux. Il lui semble alors que les éclats de verre se fichent profondément dans sa poitrine, qu'il ne pourra plus jamais respirer normalement ; et quand Ismaël relève le nez, c'est presque pire. Parce que ce non qu'il va lui dire, il brille déjà dans ses yeux caramel. Et Mallory ne veut pas l'entendre.

« Je t'ai été reconnaissant de m'avoir séparé d'Oliver. On allait se casser la gueule et j'me rendais compte de rien. » Non, bien entendu ; Oliver n'a jamais été un mec méchant, et la souffrance qu'il générait chez le baroudeur ne venait pas d'un mauvais traitement de sa part mais bel et bien de ses lourdes absences, ses silences, ses regards qui s'évadaient là où il espérait trouver l'ombre de Neskov. Ismaël était un pansement, qui a fait son effet les premiers temps, mais quand Eden est mort, ils n'ont plus été capables de faire semblant. Il s'en souvient encore Mallory, de leurs débuts à Kanto et des engueulades retentissantes qui faisaient trembler les murs, de son espoir fou, à lui, de les voir se séparer, de devenir une épaule tout en sachant que cela n'arriverait jamais. Son entreprise d'autodestruction avait déjà commencée à cette époque, et jamais Isma ne se serait tourné vers lui pour panser ses blessures. La preuve en est : cette nuit-là, quand bien même se serait-il endormi au creux de ses bras, n'a pas suffi à combler le vide qu'Oliver avait laissé. Il en a voulu au batteur, longtemps. Pourtant, c'était la meilleure chose à faire, après tout.

Le jeune homme finit par se lever ; Mallory voit à peine la cigarette qu'il lui vole, tant son esprit lui hurle sa peur, maintenant, celle de le voir partir, lui échapper à jamais. « Si toutes ces conneries m'ont bien appris une chose c'est que j'étais pas fait pour être avec qui que ce soit. » Il a envie de lui dire que ce n'est pas vrai, que c'est pas une seule expérience qui peut tout déterminer, que s'il avait eu une chance, une seule une toute petite, il aurait pu lui montrer le contraire. Toute l'affection qu'il lui voue, il aurait pu la lui donner dans la moindre contrepartie, ou seulement celle que le baroudeur aurait accepté de lui rendre. Mais Ismaël ne l'entendra pas et lui, il n'a pas la force de le lui expliquer. « J'suis désolé. J'ai jamais voulu te faire de mal, ni à l'époque, ni maintenant.
– Je sais. » Il sait, qu'Ismaël n'a jamais voulu de mal à personne dans tout ça.

Et tandis que Sophie renifle, peut-être un peu trop bruyamment, le baroudeur se tourne vers lui, une nouvelle fois ; clope au bec, nerveux, il l'observe un moment et il attend la sentence, Mallory. « J'pense qu'il vaut mieux qu'on évite de se revoir. Ça, ça rendra vraiment les choses plus faciles. » Et voilà, il est là ; le pieu qui s'enfonce dans sa poitrine, l'ultime sentence, l'ultime condamnation. Retenant à grand peine une envie d'éclater en sanglots, c'est la colère qu'il choisit, le champion, quand il se redresse lui aussi, observe d'une oeillade sombre celui qui va décider à sa place de ce qui sera plus facile pour lui. Personne ne l'a jamais su, personne. Et quand il rejoint sa hauteur, abandonnant là une Sophie qui disparaît vers le dehors, c'est pour toiser le baroudeur, dans un élan de désespoir qui fait émerger de ses doigts une série de longues griffes qu'il meurt d'envie d'accrocher sur sa peau pour ne plus jamais le perdre.

« Pourquoi ça serait plus facile ? » Sa voix est peut-être un peu rauque maintenant, parce qu'il sait que s'il ne le retient pas ce soir, il n'y parviendra jamais. « Parce que tu l'sais maintenant ? La belle affaire, ça fait quinze ans que ça dure, jamais tu l'as remarqué, tu t'en es jamais rendu compte. Alors tu peux m'dire ce qui changerait ? » Rien. Absolument rien. Il a passé beaucoup de temps à se convaincre que ces étreintes-là lui suffiraient, ce n'est pas pour que le jeune homme fasse tout foirer maintenant, c'est absolument hors de question. « J't'ai jamais rien demandé, poursuit-il sans le lâcher des yeux. La nuit où t'es parti j't'ai pas retenu. La dernière fois non plus, ni celle d'avant, à aucun moment t'as eu l'impression d'être enchaîné à quoi que ce soit. » Et certainement pas à lui. Alors quoi ? Il a peur, maintenant ? Ça ne rime à rien. Ça ne sert à rien. « J'suis un grand garçon et j'sais très bien prendre mes décisions tout seul. J'attends rien de plus que c'qu'on avait avant que ton frère décide de fouiller dans mes affaires. J'ai pas envie de me passer de ça. » Et ses doigts qui s'approchent, insolemment, de la frontière d'un jean hésitent tout de même à l'agripper et à le retenir pour de vrai. J'ai pas envie de me passer de toi.

Sauf qu'il ne va pas accepter ça, Mallory, hein ? Quand il se lève, Isma soupire à nouveau, en silence ; de toute façon ce garçon n'a jamais accepté que qui que ce soit lui dise ce qu'il devait faire. Ça ne va pas commencer ce soir. « Pourquoi ça serait plus facile ? »
Oh bah peut-être parce que quand on se fait systématiquement briser le coeur par quelqu'un on évite de se jeter à côté de lui histoire de voir si ça fait toujours aussi mal ? Non ? Ça, ça s'appelle du masochisme, pas de l'amour. Enfin, pour ce qu'il en sait, lui. « Parce que tu l'sais maintenant ? La belle affaire, ça fait quinze ans que ça dure, jamais tu l'as remarqué, tu t'en es jamais rendu compte. Alors tu peux m'dire ce qui changerait ? »
Il lui répondrait bien, s'il en avait le temps ; sauf que le garçon s'approche, décidé, en le poignardant de ses yeux d'obsidienne et lui, il ne sait absolument pas quoi faire. Qu'est-ce qu'il veut, alors ? « J't'ai jamais rien demandé. La nuit où t'es parti j't'ai pas retenu. La dernière fois non plus, ni celle d'avant, à aucun moment t'as eu l'impression d'être enchaîné à quoi que ce soit. » 
Peut-être, mais maintenant c'est différent ; quand c'était rien que pour le plaisir de s'envoyer en l'air, c'était plus facile. Là, il refuse de s'imaginer un Mallory en train d'espérer à chaque caresse qui s'égarera sur sa peau, à chaque étreinte. Non, pas question. « J'suis un grand garçon et j'sais très bien prendre mes décisions tout seul. J'attends rien de plus que c'qu'on avait avant que ton frère décide de fouiller dans mes affaires. J'ai pas envie de me passer de ça.
– Arrête, dit-il du bout des lèvres en reculant d'un pas, les yeux légèrement écarquillés, parce qu'il a parfaitement conscience de la vitesse à laquelle ça peut aller, avec lui. C'est débile ce que tu fais, tu t'fais du mal pour rien et j'veux pas être responsable de ça. »
Il ne veut pas. Le problème ce n'est pas la proximité, ce n'est pas le geste, ce n'est pas... ce qui se passait jusqu'à maintenant, parce que ça lui allait très bien, et plus que très bien, même. Cette soirée sur la plage, il en souriait encore connement la veille, avant de tomber sur Isa. Mais dans tout ce qu'il a dit ce soir-là, combien de mots ont poignardé le chanteur en plein coeur, hein ? « Réfléchis un peu, insiste-t-il en soufflant sa fumée, sentant son coeur battre à tout rompre contre sa poitrine à cause de ce foutu regard que le garçon darde sur lui. Tu vas pas t'infliger ça pour quelques baises, c'est pas... c'est complètement con, Mallo. »
C'est complètement con, oui. C'est autodestructeur, ça va mal se finir, et le fait que lui, Isma, soit totalement infoutu de résister à ce genre de tentation, ça ne contredit absolument pas cet état de fait, quels que soient les signaux que son corps sera prêt à envoyer au moindre geste un peu trop osé. Ce que, bien sûr, Mallory n'ignore absolument pas. C'est sûrement pour ça qu'il avance, arrêté seulement par la main libre d'Isma, tendue jusqu'à l'épaule du chanteur pour l'arrêter à un bras de distance. « Arrête, prévient-il une dernière fois. »
Au-delà de ça, il risque bien de considérer qu'après tout, Mallory ne pourra plus s'en prendre qu'à lui-même si jamais ça finit mal. Ismaël, lui, il ne risque rien.

« Arrête. » Et pourquoi est-ce qu'il arrêterait, hein ? Il sait que ça marche Mallory, il l'a toujours su, il a toujours parfaitement compris qu'il ne suffisait qu'un regard de lui pour mettre certains hommes à genoux ; et si Ismaël ne nourrit pas à son égard tout ce qu'il peut ressentir pour lui, ça ne change rien à cet état de fait. Il a mal ce soir, horriblement mal, il se sent humilié, trahi, et il sait très exactement ce qui pourrait le lui faire oublier, au moins le temps que ça dure. Alors inutile de jouer les vierges effarouchées ; qu'il tente de le repousser, si ce n'est pas suffisamment ferme, ça ne marchera jamais. « C'est débile ce que tu fais, tu t'fais du mal pour rien et j'veux pas être responsable de ça.
– Je m'en fous, de ton avis. » Il s'en est toujours foutu. Il a toujours su ce qu'Ismaël aurait pensé de tout ça s'il avait eu le courage de le lui dire plus tôt, et ça n'a jamais rien changé ; il n'a jamais arrêté de l'aimer. Qu'il le sache Isma, il se rend compte que ça ne changera rien non plus ; qu'il lui dise non encore moins.

Alors qu'il n'essaie pas de jouer les chevaliers, le baroudeur ; ce rôle là ne lui va pas, Ismaël a toujours été un connard égoïste et c'est cette pensée là qui le rassure. Entre eux, il s'est passé un peu trop de choses en dessous de la ceinture pour que ce soit si facilement oubliable. « Réfléchis un peu, tu vas pas t'infliger ça pour quelques baises, c'est pas... c'est complètement con, Mallo.
– C'est pas à toi de décider à ma place, Isma. » Il y a ses yeux écarquillés, cette étrange crainte qui brûle dans ses yeux ce soir et il n'a pas envie de la voir ; ou seulement la détermination, c'est tout ce qui l'intéresse, c'est tout ce qu'il veut apercevoir, le désir aussi, tout ce qui les a si faiblement reliés depuis quelques semaines, ça lui suffit, ça lui suffit. Il n'a jamais demandé, maintenant il exige. Ses yeux cherchent, harponnent, trouvent une réponse en dépit du bras qui se tend pour l'empêcher d'approcher plus ; comme si ce simple geste allait l'arrêter.

« Arrête. » Non. Voilà ce que ses yeux lui hurlent maintenant, quand il l'observe, le dévisage et le dévore du regard comme un affamé devant une putain de corne d'abondance ; non, il n'arrêtera pas, pas ce soir. S'il s'en va maintenant, c'est foutu et Mallory le sait. A la sortie de cet immeuble, il effacera son numéro, assurera sans doute à Oliver qu'ils ne se reverront plus puis ira se jeter dans la moitié des lits de Lathea ; s'il est bien incapable d'empêcher ce second état de fait, il pourra au moins éviter les premiers constats que ses pensées martèlent dans son esprit fatigué, malade de lui et de sa présence, là, chez lui. Non, il ne s'arrêtera pas, jamais, pas tant qu'il verra encore cette lueur d'intérêt briller dans ses yeux. C'est pire que de la came, ça le dévore maintenant, et il sait déjà que cette dose-là, ces miettes qu'Ismaël lui a concédées, il ne pourra plus jamais s'en passer. Et si ça ressemble effectivement à une très bonne raison d'arrêter les frais, son cheminement est bien différent : il l'a aimé pendant huit ans, huit années durant lesquelles il n'a pas été là. Qu'il disparaisse ne changera rien à sa souffrance. Mallory n'a jamais su faire son deuil.

Alors d'un geste peut-être un peu vif, il écarte ce bras qui le retenait et avance. Il connait les gestes, il les sait par coeur, il a toujours su faire dérailler les pensées des rares hommes qu'il attirait dans son lit, il connait les gestes, les regards, il sait qu'en dépit de sa silhouette chêtive l'animal qui gronde à l'intérieur est bien plus gros et bien plus tentant que tout ce qu'il montre en temps normal. Alors, ravalant sa souffrance, enfermant de nouveau son secret qui n'en est plus un au creux de sa poitrine, il tend une main, accroche son pantalon, s'attire contre la haute silhouette de cet homme qu'il aime, et qu'il aimera à jamais. « T'es pas ma mère, assène-t-il, et t'es pas ma nounou non plus. Tu me feras jamais croire que c'que tu viens d'apprendre change quoi que ce soit de concret. » De concret, ces ongles qui éraflent une peau tendue près de ses hanches, ce frisson qu'il sent presque remonter le long de sa propre échine, en écho à celui du baroudeur. « T'en crèves d'envie, t'en as toujours crevé d'envie, ronronne-t-il en approchant son visage, prêt à prendre le risque ; il n'a plus rien à perdre. Même quand tu pouvais plus m'encadrer, ça t'a jamais empêché de me prendre, alors fais-le. »

Et ce déclic si satisfaisant, c'est le bruit d'une ceinture d'homme qu'on défait ; ses mains tremblent, mais il s'en cache, habile, félin devant la statue de sel dont la bonne conscience s'effrite à chacun de ses gestes. « T'as conscience de ce dont tu te priverais si tu décidais de jouer les bons samaritains, j'crois bien ? Ça te va pas du tout, Isma. » Alors arrête. M'enlève pas le peu que tu sois capable de me donner. Parce qu'il en a besoin. Cruellement besoin.

Ismaël comprend que Mallory ne reculera pas avant même qu'un geste brusque n'écarte son bras pour permettre au chanteur de se précipiter contre lui. Il a dans les yeux cette lueur bien trop déterminée qu'il lui a découverte le soir sur la plage, quand il a été bien incapable de répliquer quoi que ce soit devant les instincts prédateurs de celui qui vient tout simplement de le piéger entre ses griffes. « T'es pas ma mère, et t'es pas ma nounou non plus. Tu me feras jamais croire que c'que tu viens d'apprendre change quoi que ce soit de concret. »
Cette fois, l'évidence est bien là et il est difficile de la manquer ; la griffure sur son ventre le fait bondir, relever le visage, les yeux toujours écarquillés. De toute évidence, il ne pourra plus prétendre qu'il n'en a pas envie. Ce serait le pire des mensonges et il ne trouverait aucun crédit dans les yeux étrécis et provocateur du jeune homme qui fait s'effondrer tous ses bons sentiments en un seul geste. « T'en crèves d'envie, t'en as toujours crevé d'envie. Même quand tu pouvais plus m'encadrer, ça t'a jamais empêché de me prendre, alors fais-le.
– Mallory, tente-t-il de protester dans un grondement qui s'achève, malgré lui, en un souffle aussi tendu que soulagé lorsqu'il sent sa ceinture sauter sous les doigts habiles de son amant. Ce n'est pas une... »
Bonne idée. Ce n'est pas une bonne idée, mais au geste suivant, il comprend que de toute façon il n'aura plus assez de volonté pour lui dire non, à ce stade. « T'as conscience de ce dont tu te priverais si tu décidais de jouer les bons samaritains, j'crois bien ? Ça te va pas du tout, Isma.
– T'es complètement taré, articule-t-il dans un soupir rauque avant d'abdiquer, incapable de réfléchir correctement. »
A croire que c'est un constat qu'il se sent obligé de faire à chaque fois que ce genre de choses se produit sans qu'il ne l'ait vraiment décidé.

« T'es complètement taré. » Oui, bien sûr qu'il l'est, Mallory, ce n'est un secret pour personne. C'est presque le monde entier qui pourrait l'apprendre en lisant seulement quelques lignes de sa biographie de chanteur, et pourtant ça a encore l'air de le surprendre, l'homme qui cherche à lutter sans y parvenir, épinglé, accroché au mur par un seul regard qui ne le lâche pas. Il ne sera jamais à lui, il ne lui appartiendra jamais, et c'est avec toute la force de sa folie qu'il parvient à se convaincre que ce n'est pas grave : qu'il s'en fout, qu'il n'a jamais demandé plus après tout, et que l'aimer en silence suffirait, du moment qu'il ne disparaissait pas encore.

Il n'a jamais su dire adieu, Mallory. Que ce soit à Neskov, dont la trahison a nourri en lui une rancoeur profonde et ancrée, ou à ce garçon merveilleux qu'il a aimé pendant des années sans jamais lui en dire le moindre mot. Ce même mec qui aujourd'hui le regarde, les yeux écarquillés et vaincu par la simple pulsion primitive qui l'accroche encore à ses yeux d'encre, il n'a jamais été capable de lui dire adieu, jamais. Un nouveau départ le tuerait, sans doute, après ces quelques étreintes dont il n'a pas été capable de savourer la moindre seconde ; non. Non, jamais.