Parmis les différentes émotions que l’on peut ressentir face à une situation de crise, peu sont aussi difficiles à gérer que l’impuissance. La frustration de savoir ce qu’il faudrait faire sans que le corps ne puisse suive. Le désir d’aider et de participer à la gestion de la crise mais l’incapacité à agir. L’envie de tendre la main sans pouvoir atteindre celle de l’autre. La douleur de ne pouvoir que fantasmer son action, de ne pouvoir que la ruminer. Les “Et si?” qui reviennent hanter l’esprit, accompagnés des images des scènes auxquelles vous avez assisté ou que vous n’avez pu qu’imaginer, sans même pouvoir les approcher. Et ce sentiment de culpabilité qui vous ronge à droite alors même que vous savez que ce n’est pas votre faute. Puis celui qui vous ronge à gauche car vous vous rendez compte que vous vous apitoyez alors que la véritable victime n’est pas vous.

Ta formation de ranger était censée t’aider à gérer ce sentiment. T’apprendre à dédramatiser les situations et à passer outre. De même, les débriefings qui avaient lieu après les missions devaient aider à se changer les idées. “A l’impossible nul n’est tenu.”, un adage populaire te tourne en tête depuis plusieurs jours maintenant. Debriefing ou pas, là n’était pas la question. C’était impossible de le sauver pour toi, c’est vrai. Et tu n’avais pu qu’assister à l’agonie d’un simple homme qui, après être tombé d’une falaise, avait succombé à ses blessures. Un simple homme, peut-être. Une vie tout de même. Etais-tu responsable de l’imprudence dont il avait fait preuve en marchant près du rebord? Non. Etais-tu responsable des rochers qui ont lâché sous ses pieds? Non. L’étais-tu alors de ceux qui lui ont écrasé la cage thoracique, le condamnant à mourir les poumons perforés par ses propres côtes? Non plus.

Et pourtant, tu ne pouvais pas arrêter de t’en vouloir pour cela. Tu étais là, présente, quand la vie à quitté le corps devenu cadavre, quand il a expiré pour la dernière fois alors que tu lui avais prodigué les premiers secours. Mais voilà, tu es Laurine, pas Arceus, loué soit son nom, et ce que tu as pu faire était limité. Tu avais pourtant suivi les procédures, tu l’avais pourtant extirpé des rochers avec tes collègues, tu avais pourtant fait un rapport de la situation. Tu avais pourtant espoir. Mais voilà, l’espoir ne suffit pas toujours à sauver une situation. Et même si c’est un sourire de secouriste qu’il a vu durant les derniers instants de sa vie, un sourire professionnel pour faire croire que tout va bien, un sourire hypocrite pour donner espoir, ce n’est pas avec le sourire que tu repenses en boucle à cette intervention. Ce n’est pas avec le sourire que son visage plein d’hématomes t’apparaît quand tu fermes les yeux trop longtemps.

Il y a des interventions plus difficiles que d’autres, des interventions qui te font davantage peur que d’autres. Certains jours, la plus grande difficulté que tu ressens est celle de te motiver à remplir les papiers. D’autres jours, c’est à calmer une situation où un Pokemon sauvage s’en prend à quelque chose ou quelqu’un. Parfois, tes missions consistent à retrouver des randonneurs perdus. Parfois, tu es juste de surveillance dans une zone données. Et parfois, tu dois intervenir sur une urgence. Ce jour-là, c’était le cas. Un effondrement de terrain avait eu lieu et ton équipe et toi aviez été appelées en urgence tandis que des médecins étaient également en route. Et la scène à laquelle vous aviez eu droit en arrivant était tout sauf belle à voir. Vous aviez lutté, combattus la montre en sortant la victime des débris rocheux. Vous aviez fait tout ce que vous aviez pu mais voilà, c’était trop tard.

Le poids d’une âme est censé être de vingt-et-un grammes. Ainsi, c’est de ce poids que s’allège un corps passant de vie à trépas. L’avais-tu seulement senti? Est-ce seulement possible de sentir une si faible différence dans le chaos de la situation? Quel est alors le poids d’une vie? De combien s’allège le corps d’une société en perdant l’un de ses membres? Est-ce seulement possible de sentir une si faible différence dans le chaos de la civilisation? Le débriefing ne s’était pas bien passé cette fois-ci. Tu avais fait oui oui, tu avais été presque calme durant la séance. Tu pensais que c’était bon. Grave erreur. C’était juste le calme avant la tempête, c’était juste l’état de choc qui n’était pas encore passé. Ce n’était pas ton premier macabé pourtant. Alors pourquoi lui en particulier? Pourquoi maintenant? Avait-il quelque chose de particulier? A en croire tes collègues, par leur réaction et leurs paroles, non.

Et pourtant, tu es certaine qu’il était particulier pour d’autres personnes. Certainement avait-il une famille, des amis, des collègues. Il était monsieur tout-le-monde et c’est précisément pour ça qu’il ne l’était sûrement pas aux yeux de tout le monde. Le poids d’une âme humaine est de vingt-et-un grammes et de combien de personnes endeuillées? Tu te recroquevilles sur ta serviette de plage. Dans le malheur, une chance avait eu lieu, celle que tu avais pris des jours de repos à partir du lendemain. Tu avais donc décidé de partir à la plage profiter de l’air marin tout en laissant Léna gambader dans les environs. Léna aussi avait été là lors de l’opération, occupée à écarter d’éventuels Pokemon sauvage avec ses Onde folie. Quel est le poids d’une âme aux yeux d’un Ténéfix? Certainement pas grand-chose à en juger par l’énergie que la créature mettait à écarter les Pokemon sauvages s’approchant trop près.

Tu l’observes en train de se battre contre un Obalie, tentant tant bien que mal de chasser le Pokemon Eau qui se contentait de lui tourner autour trop vite pour que Léna l’attrape. Tu laisses en général Léna faire ses trucs dans son coin, la petite tête de mule ayant besoin de se dépenser par moment. Et puis, elle se contente en général de jouer avec ses adversaires avec des Onde folie. Mais à en juger par l’air méchant dans son regard, elle commençait à en avoir ras-la-casquette de se faire humiliée par la mignonne boule de gras. Peut-être devrais-tu l'arrêter avant qu’elle ne sorte vraiment les griffes mais pour cette fois, tu allais laisser couler. Quelque part, c’était aussi de la faute du Pokemon sauvage de se moquer du tiens. Léna n’a jamais été réellement méchante comme Pokemon. Néanmoins, dire qu’elle est bienveillante serait pousser le bouchon trop loin.

Et l’Obalie, gouttant aux griffes acérées du petit Pokemon lutin venait d’en faire la douloureuse expérience au travers de l’ouverture d’une belle balafre sur une de ces nageoires. Ne demandant pas son reste, il s’empresse de rouler loin de Léna et toi. Léna, fière, se lèche la patte légèrement ensanglantée avant de te regarder. L’Obalie survivra, tu ne t’en fais pas. Même s’il saigne un peu, ces Pokemon guérissent assez vite en général. Et puis, ça lui servira certainement de leçon de vie: on n’embête pas toujours impunément son prochain. Tu fais un petit sourire à ton Pokemon. Oui, tu l’as vu mettre une correction à l’impertinent. Oui tu es fière, un peu. Après avoir regardé autour d’elle en quête d’une autre cible, tu la vois revenir vers toi et te saisir la main, t’invitant à bouger et à la suivre. “Désolée, j’ai n'ai pas très envie de bouger.”

T’étais venue à la plage pour profiter de l’air marin et te changer les idées mais une fois installée sur ta serviette, tu avais décidée de ne plus bouger, préférant te perdre dans tes pensées. Enfin, “préférant”, c’est un bien grand mot dans la mesure où tu t’en passerais bien en réalité. Mais te voilà tout de même encore toute habillée sur la serviette, un peu à l’écart de la plupart des baigneurs, en train de broyer du noir. Et pourtant, voilà que Léna décide te tirer de plus belle la main maintenant qu’elle n’a plus grand-chose pour se défouler dans le coin. “J’ai dis non.” Tu essayes d’être autoritaire dans ton ton mais c’est clairement inefficace. Tant pis, tu ne bougeras quand même pas, elle n’aura qu’à continuer à te tirer le bras avec ses petits muscles. Voyant que tu t’entêtes, Léna se retourne. Bon, elle a compris on dirait, tant mieux. Qu’elle s’amuse, elle, toi tu vas la regarder de loin.

Et pour s’amuser, elle allait s’amuser à en juger par le grand sourire que tu devines se dessiner sur son visage malgré qu’elle te tourne le dos. T’as un mauvais pressentiment tout d’un coup, tu le sens moyen. “N’y penses même pas!” cries-tu préventivement, ne sachant pas à quoi elle pensait précisément mais sentant que ça n’allait pas te plaire. Mais trop tard, la voilà qui se penche et use de ses griffes pour te balancer du sable dessus en grande quantité et t’arrachant un cri outré. “Put-” t’es coupé par du sable qui arrivent dans ta bouche. Rien à faire, cette connasse te balance une véritable attaque Jet de Sable et tu ne peux que te protéger le visage d’un bras en essayant de l’attraper de l’autre, sans succès. Tu commences à chercher sa Pokeball à tâtons fouillant dans ton sac déjà à moitié rempli de sable.

Soudain, tu sens un truc solide et rond. Ca doit être ça. Tu saisis la ball et la tend vers ta saloperie de Pokemon que tu entends distinctement rire alors que tes efforts sont visiblement inutils. Ne comprenant pas, tu rapproches l’objet de tes yeux, protégeant ces derniers comme tu peux avec l’autre bras. T’as pas le temps de vraiment regarder ce que c’est mais c’est pas sa Pokeball. Fais chier, non contente de remplir ton sac de sable, elle y fout des détritus. Tu replonges ton bras dans le sac, cherchant à nouveau l’objet de ta délivrance et en ressors finalement quelque chose qui y correspond. Mais alors que tu t'apprêtes à la rappeler, elle cesse soudain de t'ensevelir et te saute dessus pour te la prendre des mains et courir un peu plus loin. Tu finis par te lever, furieuse. Là elle dépasse très clairement les bornes. Et puis tu réalises en la voyant te fixer, un sourire traversant son visage d’une extrémité à l’autre. Elle vient de gagner.

Elle te regarde, tu la regardes. Elle jubile, tu la maudits en silence. “Rends. Moi. Cette. Pokeball.” Tu insistes sur chaque mot. T’en as ras-le-cul de ce Pokemon de merde. Elle te regarde toute sourire, ne bougeant pas un muscle. Elle sait très bien ce qu’elle fait, elle fait exprès de t’emmerder pour t’obliger à te bouger. Et si ça fonctionne, de fait, t’en as pas moins envie de la noyer dans la mer présentement. “Ne m’oblige pas à venir la récupérer. Ca va mal se passer, je te préviens.” Rien à péter, elle commence même à danser en passant d’une patte à l’autre, agitant la Pokeball bien haut comme un trophée. Tu cours vers elle pour essayer de l’attraper, elle court dans le sens inverse. S'enclenche une course poursuite entre vous deux, course ne manquant pas d’attirer l’attention de quelques personne sur la plage. “Reviens ici!” t’égosilles-tu avant qu’une pince géante et orange ne s’empare soudainement de Léna.