Magouille et Poichigeon
Cette journée-là avait été mouvementée pour Alistair. Le jeune homme avait simplement souhaité profiter d'une tranquille promenade au milieu des paysages enchanteurs de la Forêt aux Murmures, et rien n'aurait pu le préparer à la rencontre quelque peu tumultueuse qu'il avait faite sur la route ; de fait, le tourbillon des émotions qui l'avait emporté alors ne s'était pas encore tout à fait apaisé, et bien que ses pas l'eussent ramené à Lucinel depuis longtemps, son cœur battait toujours la chamade au souvenir de ses aventures en compagnie de ce drôle de personnage, ce Dresseur effarouché persuadé que le Champion était un monstre venu le dévorer.
Mais le garçon avait retrouvé sa solitude désormais, et il errait donc telle une ombre voûtée sur les passerelles tremblantes qui reliaient l'une à l'autre les cabanes boisées de la ville. Ses lourdes bottes noires faisaient ployer les planches sous ses pieds dans de longs grincements inquiétants, et sa démarche chaloupée, mal assurée, vacillait au moins autant que les ponts de singe qu'il traversait sans vraiment savoir où aller ; en contrebas, une mer de feuilles frémissantes s'écrasait en vagues régulières sur les constructions fermement plantées au sommet des ramures immenses, parfois interrompues dans leur course par le récif large de taches de ténèbres qui trahissaient la présence de clairières parmi les troncs denses. Mieux valait ne pas trop attarder le regard sur les profondeurs verdoyantes qui s'étendaient de part et d'autre des plateformes de la cité, surtout si on était sujet au vertige ; il était facile de penser le gouffre infini derrière les arbres élancés aux troncs avalés par les ombres. Malgré les solides barrières de bois clouté qui prévenaient les imprudents d'une chute malheureuse, l'abîme végétal qu'elles tentaient tant bien que mal de contenir hypnotisait l’œil de manière irrésistible, comme si chaque frisson de ses frondaisons luxuriantes était autant de chants de sirène enjoignant les âmes des malheureux voyageurs à venir les rejoindre dans leur refuge dérobé à la vue du monde.
Du moins, c'était le sentiment qu'en avait Alistair alors qu'il portait les orbites désincarnées de son masque vers l'océan de la canopée, appréciant sans un mot la caresse de la brise estivale sur ses cheveux indisciplinés. Il avait été pris d'une envie irrépressible de profiter d'un peu de paix et de silence après ses péripéties du jour, et c'était la raison pour laquelle il déambulait entre les "rues" de Lucinel sous l'éclat toujours plus ténu du soleil couchant, auprès de son Doudou grimaçant qui suivait son sillage tel une ombre maudite et empoisonnée. Le Fantominus décochait aux rares citoyens encore de sortie à cette heure tardive ses plus terrifiants sourires provocateurs, mais son maître ne prêtait guère attention à ses dérives, plus intéressé par la contemplation de ses propres pensées ou de la vue incroyable qu'il avait sur les hauteurs sylvestres, et sur le ciel nocturne qui répandait peu à peu son encre depuis le sommet du dôme céleste. Le cœur allégé par l'atmosphère fraîche et adoucie de la soirée, le Champion s'approcha peut-être un peu plus près qu'il ne l'était autorisé du bord d'un vaste balcon, lequel ceinturait une jolie maison bien plus grande que les autres. Il posa ses mains pâles et décharnées sur la rambarde de bois qui vacilla un peu sous son poids hésitant, puis s'y accouda, la tête penchée sur son épaule alors qu'il admirait béatement la beauté simple des feuillages qui continuaient de frémir et murmurer mille et un secrets inintelligibles. Oh, comme il aurait aimé comprendre leur langage ! Mais son esprit était tourné vers la mort et les fantômes, et non vers la vie et les végétaux ; intrigué par sa propre réflexion, il se demanda l'espace d'un instant si d'autres Dresseurs pouvaient être aussi sensibles à la voix des plantes que lui ne l'était à celle des Pokémon défunts.
Il ne put néanmoins poursuivre davantage la considération de cette idée aussi étrange que fascinante ; Doudou, bien moins rêveur que son maître, laissa échapper un ricanement sinistre et fonça au-delà de la barrière sur laquelle Alistair était appuyé, profitant de ce qu'il n'avait rien à craindre d'une chute pour jouer et filer comme une comète parmi les branchages. Ses exhalaisons malsaines soulevaient les feuilles à chaque nouvelle acrobatie, qui finissaient irrémédiablement par se flétrir et tomber comme une pluie morbide vers les abysses de la forêt.
"D-Doudou !" voulut s'exclamer le Champion, mais son filet de voix ne parvint qu'à formuler un chuchotis à peine plus haut que le bruissement du vent. Le Fantominus l'ignora superbement, et continua de voltiger entre les arbres, indifférent à la destruction involontaire qu'il semait avec ses traînées de fumée nauséabonde. Alistair se pencha dangereusement sur la barrière qui le retenait encore loin du vide, ne prêta pas attention aux plaintes toujours plus torturées des planches de bois ; il tendit le cou, se mit sur la pointe des pieds, ouvrit la bouche pour rappeler son Pokémon...
"AU VOLEUR !"Une lourde cavalcade résonna alors dans son dos, et il sursauta un peu, recula instinctivement loin de la rambarde pour se retourner avec la vivacité d'un Haydaim aux aguets. Une silhouette floue était passée derrière lui en courant ; elle était déjà loin cependant, lorsqu'il porta son regard vide sur l'horizon de passerelle qui vibrait pesamment sous sa course. Le garçon perçut alors un bruit de respiration saccadée, et il descendit ses yeux sur une seconde forme recroquevillée à quelques enjambées de lui. L'obscurité commençait à s'épaissir sensiblement alentour, mais l'absence de clarté n'avait jamais été un problème pour Alistair ; c'est ainsi qu'il put discerner l'adolescent parmi l'amas de ténèbres écroulé non loin de lui, que la lumière en provenance de la ville rehaussait à peine d'un léger contour grisâtre. Les pitreries de Doudou soudain complètement oubliées, le Champion se balança maladroitement sur ses jambes à la vue du désespoir flagrant de son cadet, qui s'était saisi le visage entre ses mains tordues de douleur pour geindre d'une voix aux accents dramatiques.
"Qu'est-ce que je vais faire, maintenant... Il m'a volé mon Pokémon."Le garçon se mit à sangloter, à labourer ses joues de ses doigts crispés par le malheur. Déconcerté, incapable de savoir quelle était la meilleure conduite à adopter, Alistair se dandina d'un pied sur l'autre, le visage partagé entre la peine et le désarroi derrière son masque lisse. Le pauvre gosse était jeune, bien plus jeune que lui ; le Champion n'était pas doué pour évaluer les âges, mais il ne lui aurait pas donné plus d'une quinzaine d'années. Ses vêtements trahissaient une vie plus aventureuse que studieuse, ce qui ne faisait qu'ajouter à son allure misérable. Malgré sa crainte innée du contact des autres, et en particulier des adolescents qui n'étaient pas les derniers à se montrer virulents à son égard, Alistair ne put empêcher son cœur de se serrer à l'idée de ce que ce lycéen eût pu se voir amputé de son Pokémon de manière aussi cruelle. Malheureusement, l'auteur du délit était déjà bien loin.
Naïf Alistair. Qu'Arceus bénît son cœur pur et son innocence ignorante. Pauvre garçon, incapable de déceler le subterfuge, de réaliser qu'il tombait entre les mailles d'un piège grossièrement ficelé auquel, pourtant, sa bonté naturelle restait aveugle ! Trop empathique pour concevoir le machiavélisme de cette volonté malveillante ! Trop honnête pour penser qu'on pût manipuler la confiance d'autrui de la sorte, sans le moindre scrupule.
Ce fut ainsi qu'il se laissa prendre dans le filet d'Isaïah ; et il s'y laissa prendre de bon cœur, persuadé de faire le bien, encouragé par ces mêmes pensées culpabilisantes qu'il avait eues lors de sa promenade au Parc de Castlerain, lorsqu'il se reprochait tout seul son inaction face aux tragédies du quotidien. Prenant son courage à deux mains, Alistair s'avança d'un premier pas, puis d'un deuxième, abandonnant derrière lui un Doudou trop occupé à batifoler pour se rendre compte de l'inattention de son maître. Peut-être que si le Fantominus avait été là pour veiller au grain, rien de tout ce qui suivrait ne serait jamais arrivé ?
Mais il n'était pas là ; il n'y avait personne pour protéger Alistair, personne d'autre que lui-même. Et lui n'avait pas conscience d'être en danger.
Alors il s'approcha, lentement, avec hésitation, comme si l'autre pouvait à tout moment se ruer sur lui pour le pousser par-dessus la balustrade ; mais le gamin était encore agenouillé à pleurer comme une veuve éplorée, et une nouvelle vague de tristesse par procuration frappa le Champion. Il n'osait imaginer comment il réagirait si on lui arrachait Doudou ; rien que d'y songer, un terrible frisson parcourut son échine.
Enfin, enfin, il arriva à hauteur de l'adolescent. Il ne devait pas offrir un spectacle très rassurant, tout de noir vêtu, accablé de sangles et de chaînes, le dos voûté et les bras ballants, mais il ne pouvait plus reculer, maintenant. Sans dire un mot, il s'accroupit près de son cadet, sans pourtant savoir porter sur lui les deux yeux creux de son masque blafard. Embarrassé par sa propre audace, il laissa traîner son regard sur les feuilles, les branches, les maisons alentour comme pour y trouver la force de parler.
"H-hey..." murmura-t-il alors tout doucement, en grattant nerveusement son genou plié de ses doigts pâles et frêles.
"Je suis... d-désolé. Il t'a... pris t-ton... Pokémon ?" S'il lui était difficile de parler en temps normal, devoir se montrer réconfortant en prime semblait relever pour lui de l'impossible, mais il devait se montrer brave. Au moins aussi brave que l'adulte qu'il était censé être aux yeux de cet enfant. Quel rôle difficile à jouer ! Cela lui venait plus naturellement avec les fantômes ; mais les humains, il ne savait les appréhender. Il n'arrivait pas à les comprendre.
"Ne t'inquiète pas... Tu n'es p-pas seul," tenta-t-il maladroitement, en essayant d'adopter le même ton que lorsqu'il rassurait les âmes en détresse.
"Il est d-déjà... loin, mais... on peut peut-être e-encore faire... quelque chose..." Il inspira profondément, expira le plus silencieusement possible, fit de son mieux pour calmer le tremblement incontrôlable qui s'était emparé de son corps.
"Je ne l'ai... p-pas bien vu... Tu pourrais... me le d-décrire ? Je pourrais... appeler les R-Rangers... la police..." Il frissonna à l'idée de devoir passer la terrifiante épreuve du
coup de fil, mais pour aider le malheureux garçon à retrouver son Pokémon, il n'hésiterait pas à braver cet effort.
"Ton P-Pokémon... Quelle est son... son espèce ?"