Le temps est bien plus clément que la dernière fois, aujourd'hui. Il fait très beau, et c'est sans doute ce temps qui a motivé Meleys à vouloir à tout prix sortir ; ça, ou bien seulement l'enfermement, qu'elle a visiblement beaucoup de mal à supporter. Depuis qu'il l'a capturée, Oliver s'arrache les cheveux, avec sa petite Salamèche jaune. Cette dernière passe la moitié de son temps à grogner, et l'autre à faire la gueule, quand bien même Allumette et Choupette essaieraient de faire connaissance avec elle. Elle n'en a aucune envie, Meleys, elle est beaucoup trop sauvage pour Castlerain, et maintenant Oliver sait au moins qu'il n'aura plus jamais d'autre choix que de sortir régulièrement pour défouler un peu la petite créature qui remue dans sa Pokéball, à mesure qu'il avance pour rejoindre un chemin de randonnée. Une promenade, ça ne lui fera pas de mal à lui non-plus, de toute manière. Il passe tout son temps à Castlerain, et on ne peut pas dire que ce soit la ville la plus incroyable du monde, ni la plus belle et loin s'en faut. Le groupe tourne au ralenti en ce moment, Mallory n'a pas une seule seconde à leur accorder, et tous les membres s'ennuient. Si Erèbe a retrouvé sa copine et a emménagé avec elle, il sait que Geof' a besoin de faire de la musique et pour le moment, il est au chômage technique. Sophie, elle, doit être tout simplement épuisée par les combats de son dresseur.

Lui ? Il s'emmerde. On ne peut pas dire les choses autrement, c'est abominablement criant de vérité. Si auparavant, passer des heures entières, joint au bec, à regarder des conneries à la télévision ressemblait, peu ou prou, à ce l'idée qu'il se faisait d'une soirée réussie, une certaine escapade dans la Lande une semaine auparavant lui a bien fait comprendre qu'il ne pourra plus s'en contenter. Objectivement pourtant, cette sortie était affreuse. Sa jambe a mis beaucoup de temps à se remettre de l'humidité causée par l'orage, et il a boîté toute la semaine entre ses calmants et le canapé. Aujourd'hui, ça va mieux ; et il a ressenti, pour la première fois depuis dix ans, le besoin de se dégourdir les pattes. De toute façon, enfermé chez lui il réfléchit et en ce moment, réfléchir ce n'est pas du tout quelque chose qui lui réussit. Le fleuve, ça ira très bien. Les pentes sont douces, le coin est agréable, il fait bon, Choupette sera très contente de faire un saut dans la flotte, et Meleys arrêtera peut-être de faire la gueule, qui sait ? On peut toujours prier pour, en tout cas, songe le batteur tandis qu'il libère une petite Mucuscule gargouillante de bonheur, qui commence d'abord... par lui grimper sur la jambe. « Eh, ça suffit, proteste le dresseur en fronçant sévèrement les sourcils. T'es plus un bébé, et moi j'en ai marre d'avoir de la bave partout, compris ? » Message reçu ; en dépit du petit son glougloutant qu'il entend venant d'en bas, il ne cède pas, et Choupette se décide donc à ramper à côté de lui, malgré ce qu'il devine être comme un coup d'oeil clairement réprobateur.

Quelques minutes après avoir quitté la voiture, les voilà près du fleuve. Les berges sont accessibles à tous et à cette période de l'année, il y a du monde sur les plages fluviales ; beaucoup de jeunes adorent se baigner dans les eaux fraîches venues tout droit des Promontoires, mais ça ne sera pas le cas d'Oliver. Désireux de croiser le moins de monde possible, il décide de bifurquer par un petit chemin de forêt longeant la rive ; avec un peu de chance, il sera beaucoup plus tranquille par là, et ce sera moins dangereux pour les autres, aussi. Meleys a vraiment un caractère de chiottes, et elle ne fait que confirmer cette pensée quand il la relâche et qu'elle pousse un grondement avant de regarder le chemin, puis lui, puis le chemin. Puis lui, et se mettre à râler. « Quoi, qu'est-ce qu'il y a encore ? s'agace le batteur, exaspéré par la mauvaise humeur de sa Salamèche. On est dehors, j'te sors, y'a quoi encore, hein ? » S'il réfléchissait un peu plus avant, Oliver comprendrait sans doute que, si les sorties manquaient bien entendu à un Pokémon sauvage comme Meleys, c'était plutôt de la proximité de son compagnon dont elle avait réellement besoin. Son compagnon, que Neskov avait capturé.

Mais il ne comprit pas, et il aurait volontiers continué de pester tout son saoûl après cette sale petite ingrate si un bruit n'avait pas attiré son attention ; le bruit étant un étrange chuchotement, bégayant et malhabile, qu'il peut percevoir entre les arbres, à sa gauche. Curieux, et peut-être un peu stressé par ce bruit sifflant, Oliver tourne la tête ; et c'est là qu'il aperçoit le jeune homme, accroupi au pied d'un gros arbre, dos à lui. Il parle tout seul. A un arbre.

Là, deux options s'offrent donc au batteur : tracer sa route et ignorer soigneusement le type bizarre, ou s'approcher, et lui demander s'il s'est perdu. Il a bon coeur, Oliver, et le choix est déjà fait bien avant qu’il apparaisse dans sa tête ; Si ce gars a un souci d'ordre mental, il vaut mieux qu'il aille voir, non ? Il est peut-être égaré, qui sait. Près de lui, il aperçoit la silhouette enveloppée de fumée empoisonnée d'un Fantominus, et même s'il commence à se dire qu'il s'agit sûrement davantage d'un illuminé que d'une personne en détresse, il quitte le chemin, direction l'inconnu. « Bonjour ? Dites, vous êtes perd... Oh putain de merde ! » Oui, oui il a crié. Parce que l'inconnu s'est retourné et qu'en lieu et place d'un visage, c'est un masque nacré qui lui fait face, dissimulant telles les orbites vides d'un squelette le regard de l'étranger. Stressé, le musicien jette un rapide coup d'oeil à la ceinture du jeune homme, pour vérifier s'il n'est pas armé : non. Bon, c'est déjà ça. « D'accord. Bon. Est-ce que... tout va bien ? Vous êtes en train de parler à un arbre, là. » Au cas où, c'est quand même intéressant de le notifier, non ?

"T-tu as de la chance..." murmura Alistair de sa voix inaudible, la tête balançant lentement de droite et de gauche sous son propre effort pour formuler des mots compréhensibles. "Je voudrais bien être... c-comme toi... Un arbre dans la forêt... que personne ne voit et... p-personne ne cherche..."

L'arbre en question ne répondit rien. Ses feuilles d'un vert luisant et sombre frémirent doucement lorsqu'une légère brise serpenta avec adresse entre leurs branches pointues ; mise à part la sourde symphonie de ce frisson végétal, seul le silence accueillit les frêles paroles du Champion. Alistair n'en voulait pas à l'arbre, pourtant. Parler était chose ardue pour les natures les plus secrètes - et il était certainement bien placé pour le savoir. Pris d'un élan de compassion envers la vieille souche qui lui tenait compagnie, il posa affectueusement sa main blanche et décharnée sur le tronc solide, à l'écorce antique et effritée, à côté duquel il s'était assis pour profiter d'une sereine discussion avec l'essence même des bois. Non loin de là, Doudou furetait comme à son habitude, un sourire grimaçant aux babines tandis qu'il s'assurait d'éloigner toute présence indésirable des parages de son maître. "T-tu as... une belle vue, d'ici," fit remarquer ce dernier à l'arbre en tournant sur la haute ramure son regard sinistre, un sourire timide dissimulé sous la rigidité de son masque blafard. "Le f-fleuve est beau... malgré son... son nom... un peu..." Sans trop savoir pourquoi, le garçon n'appréciait guère le nom du vaste cours d'eau qui traversait de part en part l'île de Lathea. Déjà, il avait bien du mal à le prononcer à voix haute : il bégayait, trébuchait sur les syllabes difficiles que tant d'autres n'avaient pourtant aucun mal à énoncer, surtout lorsqu'il s'agissait de jurer comme un charretier ; mais en plus, à chaque fois qu'il parvenait, par un miracle d'Arceus ou une quelconque prouesse de sa langue défectueuse, à dire le mot infâme en entier, il se sentait subitement affligé, comme si le regard d'un millier d'âmes se tournait vers lui pour faire peser sur sa fragile conscience tout le poids de leur réprobation éternelle. Rien que d'y penser, il sentit un doigt glacé descendre le long de son échine, et il secoua la tête.

"Tu dois voir... beaucoup de D-Dresseurs passer... Ce n'est pas... t-trop angoissant, parfois ?" Alistair se repositionna un peu plus confortablement entre les larges racines qui plantaient fermement leur griffe affamée dans la terre nourricière. Derrière lui, entre les fourrés qui le dérobaient à la vue des passants, un sentier de promenade sinuait le long des berges du fleuve Mongetimor ; c'était un lieu de rendez-vous commun chez les jeunes comme chez les moins jeunes, et surtout chez les Dresseurs désireux de découvrir et capturer quelques nouvelles espèces de Pokémon fluviaux. Des Lackmécygne accompagnés de leurs Couaneton pépiants glissaient avec grâce sur le miroir étincelant de l'onde paisible, l'air si tranquille qu'ils paraissaient presque ennuyés de filer sans aucun heurt par-dessus les flots lisses ; jusqu'à l'instant où les yeux curieux se portaient sous les eaux sombres, et qu'on percevait les ombres remuantes de leurs pattes palmées s'agiter en tout sens, comme prises de folie, pour les maintenir au-dessus des profondeurs. Parfois, l'un ou l'autre de ces élégants oiseaux plongeait son bec au long cou immaculé vers les bancs d'Embrochet ou de Bargantua qui ondoyaient parmi la vase, et cet assaut subit provoquait alors une véritable débâcle de nageoires et d'écailles dont les remous et les bulles étaient perceptibles jusqu'à la surface du fleuve. D'autres animaux, comme ce Cabriolaine qu'Alistair vit sautiller allègrement hors des buissons bordant les rives pour se pencher sur l'ondée foisonnante de joncs, profitaient de la quiétude de l'endroit pour s'abreuver et se rafraîchir, indifférents à la prédation fulgurante qui secouait de temps à autre les poissons terrifiés.

Cependant, il arrivait que des criaillements aigus et des caquetages intempestifs éclatassent lorsque certains humains perturbaient la douce existence des Pokémon de Mongetimor - et ce bruyant chahut ne provenait pas toujours des Pokémon en question. Les Dresseurs aimaient à défier et attraper toutes les créatures sauvages qu'ils croisaient sur leur route, et ils n'hésitaient pas à briser sans vergogne la quiète routine des habitants des berges par leurs tentatives de capture plus ou moins fructueuses ; ce devait être source d'anxiété pour les farouches occupants de ces lieux, comme ce devait l'être aussi pour cet arbre vénérable auxquels peu, pourtant, devaient prêter attention - et il valait mieux que cela restât ainsi, songea Alistair.

De fait, l'arbre ne prononça pas un mot de plus qu'auparavant, pourtant le jeune homme aurait juré avoir senti son bois trembler à l'évocation des Dresseurs un peu trop enthousiastes ; loin d'être étranger à la répulsion du tronc qui le surplombait, il caressa lentement son écorce rugueuse, délogeant au passage quelques fragments de lichen. "Oui, je m-me doute... À moi aussi, ils m-me font peur," avoua-t-il à mi-voix, jetant par-dessus son épaule un furtif regard en direction des groupes de badauds qui erraient çà et là autour des méandres du fleuve.

Un homme s'était arrêté dangereusement près de leur petit duo, au-delà des fourrés qui les dissimulaient ; les pieds fermement campés dans le sable du sentier, il ne prêtait pas attention à eux, et semblait se quereller avec un autre protagoniste invisible. Alistair se tassa, plongea un peu plus sous l'ombre protectrice de l'arbre dans l'espoir de passer inaperçu. "I-il ne faut pas... que je m'attarde," murmura-t-il en se penchant sur les noeuds du bois comme on se pencherait sur l'oreille de quelqu'un pour ne pas se faire entendre des indiscrets."Plus longtemps je reste... plus je p-prends le risque... de te t-trahir." Les frondaisons eurent comme un soubresaut attristé, et le garçon sourit à nouveau sous son masque inexpressif, pour dénéguer du chef d'un air malheureux. "J-je ne veux pas... te laisser, non plus... Mais si je reste... j'ai peur que t-tu le regrettes." Doudou cessa de divaguer à l'orée de leur petite clairière pour se poster près de son maître sans se départir de son rictus moqueur, ses fumées massées autour de lui pour les nimber tout deux d'une aura aussi toxique que sinistre. L'odeur sucrée à l'excès, presque doucereuse, qui s'échappait de ses vapeurs empoisonnées n'incommodaient guère Alistair, et il laissa son Pokémon s'amuser à sa guise à l'envelopper de son corps gazéiforme. "I-il faut... que je m'occupe de Doudou, a-aussi..." plaida-t-il devant la flagrante déception de l'arbre. "N-nous avons... encore de l'entraînement... devant n-nous. Les autres D-Dresseurs..."

Il ne put jamais terminer sa phrase. "Bonjour ? Dites, vous êtes perd..." Pris par surprise au beau milieu de son dialogue avec le végétal massif, Alistair eut un sursaut si violent qu'il manqua tomber en avant tandis qu'il bondissait sur ses pieds ; sous l'impulsion d'un pur réflexe de survie, il se blottit contre le tronc imperturbable qui s'élançait toujours vers le ciel dans son dos et braqua sur l'intrus ses orbites noyées d'obscurité, pour reconnaître face à lui l'individu qui se disputait sur la rive quelques instants plus tôt. Comment avait-il pu ne pas remarquer son approche ? Même Doudou semblait pris de court ; méfiant, le Fantominus louvoya dans les airs en direction du nouveau venu et clapa à son adresse ses lèvres flasques et vaporeuses, la langue pendante.

Lorsque l'inconnu découvrit le visage pétrifié, dépourvu de vie, qui couvrait la véritable identité du Champion, son regard s'éclaira d'une lueur de surprise légèrement dégoûtée et il ne sut s'empêcher de s'écrier sans aucune délicatesse : "Oh bordel de merde !" Terrorisé, Alistair recula d'un nouveau pas et trébucha sur le dénivelé des racines, pour finalement cogner ses omoplates saillantes contre l'écorce de l'arbre qui commençait à s'agiter de colère. Les mains plaquées sur la souche ancienne, les épaules voûtées, le jeune homme avait le souffle court et sous le feu du regard inquisiteur de celui qui se dressait devant lui, il laissa échapper un gémissement inaudible. Doudou se jeta aussitôt entre l'intrus et son maître, un sourire toujours plus grand, toujours plus sarcastique, toujours plus menaçant sur sa gueule entourée de volutes violettes. "D'accord. Bon," se reprit alors l'autre homme, visiblement plus âgé, d'une voix profonde qui tentait tant bien que mal de camoufler sa gêne évidente. Alistair ne décrocha pas un mot, ne fit pas un geste ; seuls s'agitaient ses vêtements au rythme de sa respiration saccadée, cependant qu'il gardait fixées sur l'autre les profondeurs abyssales du regard de son masque. "Est-ce que... tout va bien ? Vous êtes en train de parler à un arbre, là."

À ces paroles ma foi fort imprudentes, l'arbre concerné frissonna de plus belle, et le garçon sentit la terre commencer à remuer sous ses pieds de manière inquiétante. "J-j-j-je vais b-b-bien," parvint-il enfin à balbutier d'un ton qui disait tout le contraire. Il ramena ses pieds chaussés de lourdes bottes plus près de son centre de gravité, dans une tentative un peu vaine pour garder l'équilibre sur le sol soudain devenu mouvant. Alistair hésita, incapable de décider s'il devait révéler ou non la véritable nature de l'être qui se trouvait derrière lui ; et puis un nouveau craquement de branche lui révéla que la décision ne lui appartenait déjà plus. "V-vous faites... erreur," chuchota-t-il donc en détournant les yeux devant l'expression interloquée de son vis-à-vis. "Il ne s'agit p-pas... à proprement p-parler... d'un arbre." Et puis la créature abandonna enfin son impeccable déguisement de vieux chêne de la forêt : des racines articulées jaillirent brusquement de l'humus à sa base, deux longs bras fantomatiques vêtus d'écorce s'étirèrent de part et d'autre de son vaste tronc, une couronne de feuilles fournie se redressa lentement dans les airs pour dévoiler l’œil unique et rougeoyant d'un Désseliande tout ce qu'il y avait de plus authentique, haut, fort, majestueux, et visiblement passablement agacé que son petit protégé humain fût traité de façon si grossière. L'intéressé, d'ailleurs, se recroquevilla un peu plus dans l'ombre projetée du Spectre sauvage, bien que cette présence rassurante soulagea quelque peu la cavalcade effrénée de son cœur. "D-doucement..." essaya-t-il d'apaiser le Pokémon en furie, le dos toujours plaqué contre son bois moussu. "I-il n'a pas fait... exprès, tu s-sais... il ne s-savait pas..." Doudou ricana un peu du malheureux qui n'avait pas fait bonne fortune en importunant son maître de la sorte, mais Alistair ne tenait pas à provoquer plus d'agitation qu'il n'en avait déjà causée, ni à s'attirer les foudres d'un homme inconnu qui pouvait potentiellement le blesser - ou pire, blesser les Pokémon. "D-désolé..." s'excusa-t-il en louchant sur la pointe de ses bottes comme un enfant pris en flagrant délit de sa bêtise. Il balança un peu son corps malingre, et les chaînettes qui y pendouillaient vibrèrent avec le tintement de l'embarras. "Pardon... O-on ne voulait pas... S'il vous plaît..." Il voulait désamorcer la situation, mais il ne trouvait pas les mots ; la tension aurait pu monter très vite entre les deux camps, jusqu'à ce que le Désseliande abandonnât finalement sa posture agressive pour poser deux mains larges et réconfortantes sur les épaules du garçon épouvanté - sans quitter l'intrus de l'oeil, cela allait de soi.