La dernière visite d’Heathcliff dans les vieux quartiers de Nathalia a été prolifique. Il a vécu quelques expériences et fait quelques rencontres qui le sont tout autant. Naturellement, il s’est donc dit qu’y retourner pourrait être une bonne idée. N’importe qui d’autre aurait sûrement fait le choix d’éviter ces ruines maudites mais pas lui. Accompagné de son fidèle Polichombr, ils ont presque littéralement sauté dans le premier train lors d’un moment libre. Il y a encore beaucoup de choses qu’il ignore sur la vieille Nathalia et il compte bien explorer ses vestiges de fond en comble, avec l’espoir de découvrir quelques secrets enfouis. Tout ce qui est mystérieux l’attire inévitablement et cet endroit ne fait pas exception. Il ne pensait pas trouver quelque chose d’aussi passionnant en arrivant à Lathea mais force est de constater qu’il s’est trompé et c’est une excellente surprise ; quoi qu’il préfère ne pas trop penser aux événements douloureux qui ont forcé les habitants à devoir abandonner tout un pan de la ville pour leur propre survie. Cependant, le malheur des uns faisant le bonheur des autres, ça a permis à plusieurs espèces de Pokémon de trouver un refuge, une maison qui leur convient à merveille. Et c’est important de le souligner, pense Heathcliff alors que le trajet arrive enfin à son terme.

« Monsieur Pendragon, votre... », commence l’agence en service en faisant un signe au scientifique. « Masque, je sais. », Heathcliff lui coupe la parole en plein élan, gentiment mais néanmoins fermement. Il sait bien qu’il est important d’avoir cette protection dans ce périmètre. « J’ai le mien, je le mets tout de suite, aucun problème. », ajoute-il en joignant les gestes à la parole, enfilant le masque qu’il a pensé à prendre avec lui, cette fois-ci. L’avantage, c’est qu’Asmodée n’a pas à prendre ses précautions puisque les gaz toxiques qui règnent ici ne l’affectent en aucune façon. Il convient même d’affirmer qu’il s’en délecte et son dresseur apprécie de le voir dans cet état plutôt qu’en tant que spectre un peu timide dans la vie quotidienne. Confiants, les deux compères commencent à progresser dans cet environnement qui, petit à petit, devient familier ; presque comme une seconde maison. Tout se passe tranquillement jusqu’à ce qu’au détour d’une ruelle, Heathcliff aperçoive une scène qui ne peut pas le laisser indifférent. Non loin de lui, des Pokémon spectres s’amusent avec un jeune garçon au visage masqué. Curieux et désireux de comprendre ce qui se passe, le scientifique s’approche doucement. Le fait est qu’il ne s’attendait pas à croiser une autre personne dans les environs ; du moins, pas en même temps que lui. Et si ce n’était que ça… Ce qui interpelle davantage, c’est cette harmonie que cet inconnu semble avoir avec les spectres. Ce n’est pas banal et à vrai dire, c’est même la première fois qu’Heathcliff voit ça, en dehors de son cadre familial. « Bonjour. », laisse-t-il juste assez fort pour se faire entendre et pour signaler sa présence. « Je ne te veux aucun mal, désolé si je t’ai surpris. Moi-même, je ne m’attendais pas à croiser quelqu’un. », s’explique-t-il alors que les Pokémon autour de lui cessent leur danse pour porter leur regard sur Heathcliff. Les deux partis sont sereins ; ils savent, ils sentent qu’ils n’ont rien à craindre les uns des autres et qu’au contraire, ils se ressemblent plus qu’il n’y paraît.

"Alors... Vous voulez jouer à... à quoi, aujourd'hui ?" balbutia Alistair à son auditoire spectral, la voix étouffée sous la double barrière de ses masques - l'un blanc et lisse, l'autre plus fin et tramé d'un voile purificateur, glissé en-dessous du premier pour lui permettre de respirer sans crainte l'air vicié de la vieille Nathalia.

Au début, ce n'avait pas été facile pour lui de se plier à la législation qui imposait un minimum de protection à tout ceux désireux d'explorer les quartiers noyés sous les marais toxiques ; le regard torve que lui avait adressé l'agent de sécurité en le voyant débarquer, le visage déjà dissimulé sous une coque livide, n'avait fait que se durcir lorsqu'il avait dû déployer des trésors de patience pour garder son calme et expliquer posément à son client loufoque la nécessité d'échanger son accessoire contre un autre, un peu plus pratique celui-là, afin d'accéder aux ruines marécageuses. Évidemment, Alistair fut terrifié à l'idée de devoir se séparer du précieux masque qui protégeait son identité ; il se mit à trembler, à supplier qu'on ne le forçât pas à ôter l'ultime rempart qui le préservait des indiscrétions du monde, mais l'homme en face de lui demeura intraitable. Le garçon fut bien obligé de se résigner, et accepta à contrecœur le filtre qu'on lui tendait ; cependant il était hors de question pour lui de se changer au vu et au su de tous, ce qui ne manqua pas d'agacer un peu plus le vigile déjà passablement énervé. La situation aurait pu vite tourner au cauchemar le plus total pour le Champion terrorisé, si une âme charitable parmi les autres agents qui assistaient à la scène ne s'était pas avancée pour le conduire vers les vestiaires, où se changeaient ceux d'entre eux qui partaient pour une incursion plus profonde au cœur de la Peste d'Enoville. On avait alors planté Alistair là pour qu'il pût s'équiper en toute tranquillité, et ce fut au bout d'un laps de temps étonnamment long que le jeune homme jaillit enfin de sa cabine. Devant le trou rond qui faisait office de bouche à son masque, un film blanc s'étendait désormais, et on l'autorisa enfin à pénétrer dans les quartiers abandonnés de la ville.

Cela faisait quelques jours maintenant que le Champion passait ses après-midi et une bonne partie de ses nuits parmi les brumes toxiques et les murs délabrés de la région inhospitalière ; bien que l'odeur qui y régnait n'était pas des plus agréables, même avec la protection du masque pour l'en préserver, Alistair ne s'incommodait guère pour si peu et vaquait dans les rues sombres et désertes comme d'autres s'égayaient au milieu des prés. Bien évidemment, Doudou se sentait comme chez lui parmi les bâtisses écroulées et les vapeurs nauséabondes ; le Fantominus flottait de-ci, de-là d'un vol guilleret, et son maître était heureux de constater qu'il n'avait pas fait erreur en arrêtant son choix sur cette destination pour les balades et les entraînements de son protégé. Au gré de leurs divagations, les deux comparses firent très vite la connaissance des nombreux Spectres qui hantaient l'endroit, au plus grand ravissement du jeune homme à qui manquait beaucoup les habitants éthérés du vieux cimetière d'Old Chister, avec lesquels il jouait et discutait parfois du crépuscule jusqu'à l'aube. Les fantômes de Lathea se montrèrent méfiants envers lui de prime abord, mais abaissèrent bien vite leur garde devant cet humain qui irradiait d'une aura pas si différente de la leur ; bientôt Alistair se retrouva entouré d'une petite cohorte de jeunes Spectres, des Polichombr, des Skélénox, même un Baudrive ou deux, qui l'entraînèrent rapidement dans leurs facéties.

Ils avaient déjà joué à Chacripan, à cache-cache, exploré ensemble quelques bâtiments sur le point de s'effondrer et dégusté les rares variétés de Baies rustiques qui parvenaient à subsister sur ces terres infertiles ; aussi le Champion arrivait-il à court d'activités pour la journée, et ce fut ainsi que son interrogation hésitante s'éleva timidement dans les airs. Pour seule réponse, les petits fantômes qui l'encerclaient poussèrent des piaulements désincarnés qui se voulaient autant d'interjections dubitatives. Ils n'avaient pas plus d'inspiration que lui, mais ce n'était pas comme s'ils étaient vraiment ennuyés à l'idée de se goinfrer à nouveau ou de se dissimuler dans les ombres pendant des heures. Jouer à cache-cache avec un Spectre relevait bien souvent de l'impossible...

"O-on peut... encore jouer à Chacripan... si vous voulez," proposa le garçon en posant tour à tour ses orbites vides sur les visages des fantômes, de sorte à recueillir leur opinion. Certains, repus et fatigués, grimacèrent à l'idée de devoir bouger, mais la plupart acquiescèrent avec force gloussements perlés, les yeux pétillant de malice. "D'accord, alors... Qui fait le Ch-Chacri..." Il n'eut pas le temps de terminer sa phrase qu'un des Skélénox se jeta sur lui en ricanant et lui toucha l'épaule de sa main drapée de loques ; aussitôt, tous les Pokémon poussèrent des cris excités et s'éparpillèrent dans les environs, abandonnant derrière eux un Alistair pris par surprise. "Oooh... e-encore moi ?" soupira-t-il avec un ton plein de dépit qui n'avait rien à envier à celui d'un véritable enfant. "D-d'accord, très bien... Faites attention... J'arrive !"

Doudou se prêtait au jeu lui aussi, bien sûr ; il avait décampé en même temps que les autres, et Alistair eut un léger sourire sous son masque en voyant s'éloigner ses volutes violacées. Sans tergiverser davantage, il se remit sur pied et s'élança vivement après la traînée de son Pokémon, cependant que les autres esprits, placés à distance respectueuse de leur ami humain, le narguaient en agitant les lambeaux et les vapeurs de leur corps flasque.

Le garçon courut à la poursuite de ses fantômes durant un long moment, sans jamais parvenir à les attraper : ils étaient trop rapides, trop lestes, et surtout trop immatériels pour qu'il eût la moindre chance. Ses efforts infructueux ne le contrariaient pas vraiment, cela dit ; les éclats de joie des jeunes Pokémon insouciants suffisaient amplement à égayer son humeur, et lui-même laissait de temps à autre s'échapper un rire étouffé par son masque. Il n'eût pas l'occasion de s'amuser davantage cependant, car alors qu'il était persuadé de ne pas croiser âme qui vive parmi les décombres de la vieille Nathalia, une voix inconnue, douce bien que gutturale, résonna entre les murs décrépits et figea sur place le Champion et son escorte de fantômes.

"Bonjour. Je ne te veux aucun mal, désolé si je t’ai surpris. Moi-même, je ne m’attendais pas à croiser quelqu’un." Alistair eut un sursaut incontrôlé, et braqua aussitôt les ténèbres de son visage creux vers le nouvel arrivant. C'était un homme âgé, probablement la cinquantaine, qui dardait sur lui un regard clair derrière son expression indéchiffrable. Il était accompagné d'un petit Polichombr à l'air timide, mais ce ne fut pas le Pokémon qui retint l'attention du Champion, pour une fois : l'intrus dégageait quelque chose d'étrange, comme l'écho déformé d'un son familier, une vibration qui rappelait inexplicablement au jeune homme les ondes lugubres qui émanaient des cimetières et des lieux hantés. Le chant ténu d'un autre monde.

Et ce chant muet, ce tiraillement à la frange de sa perception apaisa à lui seul la chamade qui avait commencé de battre dans sa poitrine. Pour la première fois de sa vie, la crainte naturelle que ressentait Alistair à l'égard d'autrui se fit discrète, éclipsée par l'ardeur d'une sensation bien plus puissante, indescriptible. Sans savoir exactement pourquoi, il se savait en sécurité, et son esprit se sentait irrésistiblement attiré par l'homme qui venait pourtant d'envahir son quiet refuge.

Les Spectres sauvages durent eux aussi être frappés par l'aura de l'inconnu, car s'ils rivèrent leurs yeux vers lui, ils ne se dispersèrent pas comme ils en avaient l'habitude au moindre signe d'un humain étranger. Doudou se plaça tout de même au-dessus de l'épaule de son Dresseur, au cas où, mais il n'adopta pas la posture de défense qu'il prenait généralement face à un danger potentiel. "Euh... b-bonjour," balbutia enfin le Champion, cependant sa voix inaudible peina à traverser l'épaisseur de ses deux masques. Un regain de gêne le fit se voûter légèrement, et il serra instinctivement ses bras autour de lui en réalisant le spectacle quelque peu ridicule qu'il avait dû offrir, à courir après des Spectres en rigolant comme un enfant. "J-je... pensais être seul... aussi..." Il loucha sur ses pieds, incapable d'affronter ces prunelles si sérieuses et si limpides qui semblaient lire à travers lui comme dans un livre ouvert. Pourtant, son cœur continuait de lui souffler qu'il n'y avait aucun risque ; alors il releva la tête, posa sur l'autre les deux trous noirs de son masque blafard. "J'ai eu un peu... peur, c-c'est vrai," avoua-t-il, et son accent galarien grasseya un peu sur les R ; il mordilla sa lèvre inférieure, pria pour que l'homme en face ne sût pas qui il était réellement. La suite des mots s'échappa presque malgré lui de sa bouche, et il fut étonné de se livrer si facilement à un parfait inconnu : "J'aime bien être seul... Les endroits c-comme ici, c'est bien... Il y peu de m-monde, et... beaucoup de Spectres... J'aime b-bien les Spectres." Essayait-il de se justifier ? Peut-être. Il n'en savait rien ; ses pensées étaient embrouillées, incapables de démêler sa peur naturelle de cette attirance étrange qu'il ressentait envers son interlocuteur.

Heathcliff écarquille légèrement les yeux lorsque le garçon tourne la tête vers lui et qu’il aperçoit le masque bien singulier qui recouvre complètement le visage de l’inconnu ; à l’exception de deux trous pour les yeux et d’un au niveau de la bouche. Difficile d’appréhender quelqu’un qui se dissimule ainsi mais à vue de nez, le Pendragon estime que c’est un jeune garçon, dans la vingtaine. Compliqué de déterminer un âge plus précis sans voir le visage du principal concerné mais Heathcliff ne s’en formalise pas. Il doit bien avoir une excellente raison pour refuser de se montrer aux yeux de tous et c’est quelque chose que le presque quarantenaire peut aisément comprendre ; lui qui désire se faire oublier au maximum. Et si l’allure particulièrement frêle et chétive du jeune adulte peut choquer, ce n’est pas ce qui interpelle le plus le Pendragon. Non, ce qui le fait réagir, c’est ce qu’il ressent à proximité de cette personne. Physiquement, ils sont diamétralement opposés et pourtant, quand on fait attention, il est possible de remarquer cette aura similaire qui se dégage des deux protagonistes. Une aura qui ne peut être reconnue que par des personnes qui leur ressemblent ; autant dire que ça concerne peu de monde. Pour la plupart des gens qui croisent leur route, ils ne sont finalement que des illuminés qui se complaisent dans des croyances que seuls eux peuvent réellement comprendre. Une réalité qui n’a jamais empêché Heathcliff de faire sa vie en acceptant très bien son héritage et ce qu’il est, qu’importe les dires des autres.

« Il faut dire qu’il n’y a pas beaucoup de monde qui passe ici. Je suis sincèrement navré de t’avoir effrayé. », il s’excuse de nouveau d’une voix étonnamment douce bien que puissante, sourire rassurant sur les lèvres. C’est le moyen le plus direct qu’il a trouvé pour s’adresser au jeune garçon et sur le coup, il n’a pas vraiment réfléchi aux possibles conséquences. Il s’en aperçoit désormais et il tente d’agir en fonction. Le Pendragon remarque la gêne de son interlocuteur lorsqu’il se recroqueville mais il ne porte aucun jugement à son égard. Ce garçon l’intrigue, le rend curieux ; il y a cette particularité en lui qu’Heath’ perçoit de manière évidente sans pour autant réussir à l’identifier concrètement. Une sensation permanente depuis qu’il a commencé à discuter avec le jeune homme alors n’ayant d’autres solutions, il se force à ne pas trop se concentrer sur elle sans pour autant la négliger. Ne sachant trop où regarder, le trentenaire plonge son regard dans les deux crevasses du masque de son interlocuteur lorsque ce dernier relève la tête dans sa direction. « Tu as raison, les Spectres sont une excellente compagnie, n’en déplaise à certaines personnes. », dit-il avec un tutoiement venu naturellement. Il comprend très bien les paroles de l’inconnu ; lui aussi apprécie la solitude et les lieux peu fréquentés. Et s’ils ont la réputation d’être hanté, ce n’est qu’un plus à ses yeux.

Irrémédiablement attiré par le regroupement de ses compères Spectres autour du garçon, Asmodée ose passer une tête timide par-dessus l’épaule de son dresseur qui sourit de plus belle en le voyant faire, amusé par son attitude. « Ne fais pas ton timide, Asmodée. Tu peux aller les rejoindre. Regarde, il y a d’autres Polichombr. », il essaye de faire sortir son partenaire de sa timidité et ce n’est jamais simple. Néanmoins, pour cette fois, le Pokémon Spectre passe au-delà de sa peur ; il s’élève un peu plus haut dans les airs, passant par-dessus la tête de son dresseur pour aller flotter vers le petit groupe de Polichombr qui accompagne le garçon. « Tu jouais avec eux ? », demande soudainement le Pendragon en se mettant de nouveau à fixer son cadet, réalisant à l’instant que ça peut expliquer cet attroupement peu banal. « C’est une bonne initiative, ils ne doivent pas avoir l’habitude que des humains viennent les voir et ils devaient encore moins s’attendre à ce que quelqu’un s’amuse à leurs côtés. », et il trouve ça génial, Heathcliff. A ses yeux, les Spectres demeurent des Pokémon à part entière avant d’être assimilés à des fantômes, pour la plupart. De ce fait, ils méritent un traitement similaire aux autres et ça implique des interactions sociales communes telles que les jeux. Parlant de ça, un Skelénox vole rapidement et sans prévenir jusqu’à Heathcliff, s’arrêtant net  - quoi qu’un peu brusquement - juste en face de son visage. Il le fixe de son seul oeil partagé entre deux orbites alors que sa tête est prise de soubresauts, en rythme avec un bruit venu d’outre-tombe que le médium apparente immédiatement à un rire. Un geste qui, s’il aurait pu faire fuir n’importe quelle autre personne, ne fait pas vaciller le Pendragon qui soutient le regard du Pokémon sauvage sans aucune hésitation. « Tu es le petit rigolo du groupe toi, je me trompe ? », demande-t-il au Pokémon, réellement amusé par la situation.

L'homme à l'aura surnaturelle restait parfaitement serein ; un sourire rassurant, presque paternel, fleurit sur ses lèvres lorsqu'il reprit la parole de son timbre de baryton étrangement apaisant. "Il faut dire qu’il n’y a pas beaucoup de monde qui passe ici. Je suis sincèrement navré de t’avoir effrayé." Au son de cette voix qui vibrait jusqu'à des octaves inaccessibles à la perception du commun des mortels, Alistair pencha doucement la tête sur le côté, dans un mouvement alangui qui ne paraissait pas tout à fait humain. Alentour, les Spectres qui l'accompagnaient se détendirent eux aussi, et même Doudou se permit de bâiller largement avant de se laisser divaguer avec nonchalance par-devant la silhouette dégingandée de son maître. Il leva vers l'inconnu ses deux gros yeux malicieux et lui offrit son plus beau sourire garni de crocs pointus, mais rien dans les remugles indolents de ses fumées violettes ne trahissait le moindre signe de menace. Sans s'émouvoir d'une quelconque façon de l'attitude du petit Spectre, le quadragénaire reporta son regard pénétrant sur celui, noyé dans les ténèbres d'un masque impassible, du jeune médium.

"Tu as raison, les Spectres sont une excellente compagnie, n’en déplaise à certaines personnes," poursuivit-il sur ce même ton singulier, clair comme le jour et profond comme la terre. On avait presque l'impression d'entendre de vieilles ruines antiques s'animer pour parler ; le poids d'une longue existence pesait lourdement derrière les paroles de cet homme trapu, au visage buriné, plissé et maltraité par le passage du temps. Quelque chose d'indiciblement ancien émanait de son regard souriant, de son expression tranquille, comme si les souvenirs d'innombrables vies s'exprimaient au travers de lui à chaque mot qu'il prononçait. Malgré lui, Alistair sentit son esprit s'incliner devant la force de celui de son interlocuteur. C'était un réflexe purement instinctif qui lui avait fait tendre son âme vers celle de ce curieux personnage ; une vibration familière lui avait répondu en écho, et le garçon fut surpris de comprendre que l'étranger brûlait d’une énergie similaire à la sienne. Mais une nette différence de puissance les séparait cependant, et le Champion ne se sentait guère plus qu'une brève étincelle à peine allumée à côté de ce feu étincelant qui irradiait d’une ardeur surnaturelle.

Un visage fugace se dessina soudain, timide, au-delà de la large carrure du nouvel arrivant : le Polichombr, curieux malgré son air craintif, lança depuis l’abri du dos de son Dresseur une oeillade impressionnée vers le regroupement de Spectres qui entourait Alistair. Le garçon pencha un peu plus la tête à la vue du petit Pokémon tout de chiffon vêtu, et ne put retenir un maigre sourire sous ses deux masques lorsqu’il nota l’éclat d’intérêt teinté d’inquiétude qui luisait au fond de ses iris jaunes. Le fantôme était intrigué par leur étrange cohorte, c’était certain, pourtant il n’osait esquisser un geste pour les rejoindre. L’espace d’un instant, l’esprit du jeune médium se détourna complètement de celui de son vis-à-vis pour se concentrer sur le Pokémon effarouché, dans un intangible geste de réconfort qui se voulait comme une main rassurante tendue à un enfant esseulé. “B-bonjour… petit être,” murmura-t-il d’un timbre inaudible - mais la créature n’avait nul besoin d’entendre ses mots pour le comprendre. Tu n’as pas à avoir peur de moi, ajouta-t-il en son for intérieur, et il ne douta pas un seul instant que le Polichombr eût parfaitement saisi la teneur de sa pensée. Leurs émotions se partageaient au-delà les limites physiques du monde mortel, et les sons comme les gestes ne leur étaient pas plus nécessaires pour communiquer que les petits gravillons pointus qui parsemaient le sol au-dessous d’eux.

Alistair ne sut néanmoins pas ce qui convainquit davantage le Spectre - Asmodée de son véritable nom - de quitter l’ombre sécurisante de son maître pour léviter prudemment vers lui et sa cabale : l’injonction amusée qu’il venait de recevoir de son Dresseur, ou bien l’appel silencieux de cet étranger au visage blafard ? Tout à la contemplation du Polichombr qui s’avançait avec précaution vers ses congénères sauvages à la curiosité plus qu’attisée, le Champion ne remarqua pas tout de suite que son aîné avait porté derechef son attention sur l’étude insistante de son masque lisse. “Tu jouais avec eux ?” le questionna-t-il d’une voix à la surprise non-dissimulée, et il tressaillit, arraché malgré lui aux égarements de son esprit par l’apostrophe inattendue. Il se recroquevilla sur lui-même comme un gamin pris sur le fait de sa bêtise, presque honteux que l’autre eût percé à jour le secret de ses jeux insouciants au milieu des fantômes ; néanmoins il ne pouvait nier ce que ses camarades spectraux trahissaient par leur simple présence autour de lui, et ce fut non sans se balancer sous le poids de la gêne qu’il répondit faiblement : “O-oui…” Peu de gens pouvaient comprendre l’affection que lui inspiraient les Pokémon Spectres, et le garçon embarrassé s’attendit à ce que son interlocuteur pointât du doigt son excentricité, comme ç’avait souvent été le cas de ceux qui tombaient sur lui au hasard de ses pérégrinations parmi les ombres. Pourtant, loin de l’humiliation à laquelle il se préparait, Alistair se figea de stupeur lorsque l’homme approuva solennellement son acte. “C’est une bonne initiative,” observa-t-il avec tranquillité, non sans se départir d’un léger étonnement et de cette étrange lueur… d’intérêt ? venus altérer l’expression impavide de son visage taillé à la serpe. “Ils ne doivent pas avoir l’habitude que des humains viennent les voir et ils devaient encore moins s’attendre à ce que quelqu’un s’amuse à leurs côtés.” À ces mots, quelques exclamations enjouées s’envolèrent des petits Spectres indomptés toujours attroupés dans ses environs proches, et le Champion se dandina de plus belle, à la fois heureux et troublé par l’approbation inespérée de ce parfait inconnu. “Je… m-merci,” ne sut-il murmurer d’autre, levant à peine ses orbites vides vers le brasier soutenu du regard clairvoyant de son vis-à-vis. Il se détendit un peu, soulagé par l’idée que l’autre ne le prit pas entièrement pour un fou bon à interner, et relâcha ses épaules étroites haussées contre son gré dans un geste de préservation instinctif. Doudou, quant à lui, observait toute la scène d’un oeil distrait, l’air moins intéressé par les facéties d’Asmodée et des autres Polichombr que par l’échange lourd de sens qui s’opérait entre son maître et le nouvel arrivant, comme s’il percevait la confrontation de leurs esprits par-delà les frontières du tangible. Alistair lui-même sentait l’énergie qui s’écoulait de son interlocuteur vers lui, puissante, étincelante, comme une rivière d’argent fondu ; tout comme les Pokémon désincarnés auxquels il s’identifiait, il se sentait happé par la force de cette aura bien plus vaste que la sienne. Et il se plongea à nouveau dans le silence pour fixer longuement l’homme derrière le refuge de son masque inexpressif, sa frêle silhouette noire oscillant imperceptiblement de droite et de gauche comme la vieille souche tordue d’un arbre maltraité par le vent. Doudou avait battu en retraite et divaguait désormais autour de lui sans rien dire, ses grands yeux emplis de malice rivés à l’intrus, la gueule ouverte sur un sourire ricanant.

Si ce curieux manège perturba le quadragénaire de quelque manière que ce fût, il n’eut pas le temps de le montrer : un Skélénox particulièrement peu farouche se lança à son assaut pour s’arrêter brutalement devant son visage, provocateur, et lui adresser un rire de mauvais augure. Alistair se tendit, prêt à interpeller la créature pour l’empêcher de nuire à sa victime, mais le principal concerné ne s’offusqua pas outre mesure de l’irrévérence du Pokémon. Il se contenta de rendre son regard au fantôme cyclopéen, un demi-sourire aux lèvres. “Tu es le petit rigolo du groupe toi, je me trompe ?” lui demanda-t-il d’un ton amusé. Le Skélénox parut approuver cette observation, et ricana de plus belle, les plis de ses haillons sombres ballant au rythme de ses allées-et-venues intempestives. Le message était clair : il l’invitait à jouer avec lui. “O-oui, il est… un peu plus en-enthousiaste que… que les autres,” acquiesça doucement Alistair. “C-c’est toujours lui qui… qui fait de m-moi le Chacripan.” Un sacré farceur, oui : il ne ratait pas une occasion de faire tourner en bourrique le jeune médium aussi bien que ses propres congénères. “Mais… mais il n’est p-pas méchant, vous savez…” ajouta cependant le garçon, soucieux que l’autre ne prît ombrage de l’excitation du Pokémon. “Les gens ont t-très facilement… peur des fantômes… ils pensent qu’ils vont les m-maudire, leur faire du m-mal... mais la plupart ne… ne demandent qu’à a-avoir un peu d’attention…” Toujours impressionné par l’intensité de l’aura spirituelle qui émanait de l’inconnu, Alistair ne parvint à décrocher son regard de son visage serein, rendu à l’état de véritable spectre par la fascination qu’il lui provoquait. Ses membres se balançaient lentement contre ses flancs, comme les loques d’un épouvantail abandonné aux caprices du vent ; il bascula soudain la tête sur le côté, la bouche toujours scellée, Doudou à ses côtés lui faisant comme une deuxième tête tordue dans des expressions grotesques, là où la première, livide et immobile comme la pierre, ne laissait rien transparaître des réelles émotions qui agitaient le coeur du Champion. “V-vous…” osa-t-il enfin chuchoter, incapable de se manifester davantage qu’au travers de ce son à peine intelligible. “V-vous le savez… vous le savez, n-n’est-ce pas ? Vous… vivez avec un S-Spectre.” Sa petite leçon de morale d’il y avait quelques minutes lui parut tout à fait ridicule, tout à coup, et il se serait presque excusé d'avoir eu l'orgueil de lui expliquer l’évidence. À la place, il se mordilla la lèvre inférieure, le temps de trouver le courage et les mots pour poursuivre. “Vous… vous résonnez…” Ce n’était peut-être pas le bon terme, mais le garçon ne parvenait pas à en trouver de plus approprié. Il prit une inspiration tremblante, se balança derechef sur ses pieds incertains. “V-vous avez une… mélodie é-étrange… Qui êtes-vous ?”

Au-delà de l’aura familière qu’il dégage, il n’est pas difficile de remarquer la façon singulière qu’a ce jeune homme de se mouvoir. Cette façon d’être intrigue Heathcliff bien plus qu’elle ne l’effraie. D’ailleurs, à aucun moment il ne montre la moindre intention hostile envers le garçon ou les Pokémon ; au contraire, il est calme, serein et il s’impose malgré lui avec son air rassurant. Il ne cherche pas le conflit, pas avec ces êtres qui lui ressemblent plus que de raison. Il veut discuter, apprendre parce que même à son âge, c’est un luxe qu’il peut encore se permettre. Alors il ne dit rien quand le jeune adulte penche la tête presque à la façon d’un pantin désarticulé. Rapidement, les spectres environnants lui font confiance, très nettement moins sur la réserve qu’il y a à peine quelques minutes. Absolument pas inquiet par l’approche du Fantominus qui est visiblement le compagnon du garçon, Heathcliff lui adresse tout de même un regard très discret mais néanmoins amusé en le voyant s’agiter ; conscient qu’aucun des deux ne risque rien. Puis, il reprend la parole, son regard plongé dans celui plus discret du garçon, laissant sa seule voix ricocher sur les murs fragilisés de la vieille ville. Ses paroles sont calmes, apaisantes ; il ne saurait dire pourquoi mais être en présence de ce garçon fait ressortir sa fibre paternelle. Il se sent étrangement proche de lui et quand il y pense, il a l’impression de se revoir à son âge sur certains aspects. C’est peut-être ce qui explique l’étonnante douceur dont il fait preuve lorsqu’il lui adresse quelques mots. Et si l’apparence chétive du jeune adulte masqué ne joue pas nécessairement en sa faveur, Heathcliff le perçoit très nettement ; son potentiel et sa grande affinité avec des mondes inaccessibles au commun des mortels.

Il sourit, le Pendragon ; il monopolise peut-être un peu trop la conversation également. Alors, il reporte son attention sur son Polichombr, petit être pour qui s’aventurer au-delà de la barrière protectrice offerte par le corps de son dresseur est systématiquement un véritable défi. Cette fois-ci cependant, il ose ; encouragé par le scientifique gentiment amusé. Le médium ne cherche pas à savoir si c’est de son fait - trop satisfait qu’il est de voir son ami voleter vers les siens - mais il esquisse un sourire à l’instant où, après avoir été salué par leur nouvelle connaissance, Asmodée se joint au petit déjà bien fourni de Spectres en tous genres. Confiant quant à l’accueil réservé à son compagnon, Heathcliff reporte son attention sur le curieux masque qui recouvre le visage de son cadet. A ce sujet, il a énormément de questions le scientifique pourtant, il n’en prononce aucune. C’est un choix de vie qui ne le regarde pas et n’étant lui-même pas dans les normes sociétales, il sait respecter les différences de chacun sans jamais porter un quelconque jugement ou se montrer trop intrusif. A la place, il reprend leur échange sur un propos bien plus susceptible de les mettre tous les deux d’accord. Sur le coup, sa question n’en est pas vraiment une mais un sourire se dessine sur son visage lorsqu’il obtient timidement la réponse pressentie. Loin de l’idée de se moquer du jeune homme, il est au contraire heureux de constater que certains n’ont pas peur de prendre de telles initiatives et le gamin qui lui fait face n’a pas à avoir honte de ça. Pourtant, il semble que ce soit le cas quand il se recroqueville encore un peu plus sur lui-même ; imposant une vision encore un peu plus disloquée de sa personne. Peut-être que certains estiment que jouer avec des fantômes est un acte stupide, dénué de sens ; voire répréhensible et quasiment condamnable. Ce n’est pas le cas d’Heathcliff qui ne peut que soutenir les actes de l’homme. Et s’il avait encore des doutes, il n’en a désormais plus concernant l’impact de ces gestes sur le moral des Spectres lorsque ces derniers se mettent à appuyer les mots d’Heath par quelques expressions qu’il devine heureuses. Et contrairement à ce que pense son interlocuteur, c’est au Pendragon de dire merci pour ce qu’il fait avec ces Pokémon et non pas l’inverse. De plus, même si c’est presque imperceptible, le Pendragon remarque l’aspect soudainement un peu plus détendu du garçon. A croire qu’il commence seulement à réellement comprendre et accepter qu’il n’a rien à craindre d’Heathcliff malgré les apparences. Même s’il a conscience de ne pas nécessairement être des plus réconfortants aux premiers abords, le médium ne savait pas qu’il pouvait passer pour un homme aussi intimidant ; au point de faire vaciller le garçon comme le vent secoue les branches d’un arbre. Et si leurs échanges sont courts, ils vont néanmoins à l’essentiel.

Les Spectres, quant à eux, poursuivent inlassablement leur manège autour des deux humains. Le Fantominus vient tenter de perturber le scientifique qui n’a pas le temps de s’en préoccuper puisqu’un Skelénox bien sociable vient à son tour effectuer sa petite démonstration pile sous le nez d’un Heathcliff qui demeure imperturbable, quoique légèrement amusé au point de lui poser cette questions qui lui brûle les lèvres. L’approbation du Skelénox et le rire qui s’en suit font doucement ricaner le Pendragon. Oui, il l’aime bien celui-là ; cet aspect farceur lui plaît. Et si Heath s’interroge dans un premier sur la signification des allers-retours du Pokémon dissident, il finit par rapidement comprendre que ce dernier l’invite à participer à leurs jeux. « Et ça te plaît d’être le Chacripan ? Si tu as envie de changer les rôles, dis-lui. Il faut se montrer ferme avec de tels phénomènes. », conseille-t-il au garçon avant de partir de nouveau dans un rire incontrôlable en voyant le Spectre poursuivre son manège. C’est bien qu’il soit enthousiaste mais c’est facile de se faire dépasser par la bonne humeur un peu trop débordante de ce genre de Pokémon et pour éviter ça, il n’y a pas trente-six solutions. Être ferme ne veut toujours dire être désagréable ou ne pas apprécier celui qu’on dispute et de ce qu’il voit, ce Skelénox a bien besoin d’un petit recadrage avant qu’il ne finisse par définitivement rendre fou le garçon ou même ses propres compères spectraux. « Oh, je sais qu’il n’est pas méchant. Il est seulement très taquin. », dit-il, nullement vexé par l’attitude très explicite du Pokémon. « Les gens qui ne voient que l’aspect maudit des fantômes ont l’esprit étriqué, enfermé dans des préjugés dont ils n’ont pas envie de se défaire. », les mots quittent la bouche d’Heathcliff sans haine. Il n’en veut pas à ces gens qui ne comprennent pas que la majorité des Spectres ne demandent qu’à être compris. Soudain, la scène manque de faire rire le Pendragon : le garçon et son Fantominus qui le fixent en deux têtes penchées. Il aurait pu éclater de rire si les paroles murmurées du jeune adulte n’avaient pas trouvé un écho puissant dans les entrailles du Pendragon. « Oui, je le sais. Les Spectres font parties de ma vie depuis toujours et Asmodée et mon plus ancien compagnon. », explique-t-il, sourire aux lèvres ; en désignant d’un geste du menton le Polichombr encore en train de se familiariser avec ses congénères. Si le garçon a parfois une manière curieuse de s’exprimer, Heathcliff comprend l’impact et la réelle signification de ses mots ; pas de manière très claire mais via des ressentis comme s’il y avait cette connexion si particulière entre les deux individus. « Je m’appelle Heathcliff Pendragon. », répond-il sobrement alors que ses yeux ne parviennent pas à quitter le garçon et son étrange posture. « Et toi, qui es-tu ? », question légitime. « Ma mélodie ? Nous n’avons peut-être pas la même façon de l’exprimer mais je pense que nous avons bien plus en commun que les apparences ne le laissent supposer. », ses mots sont doux, calmes, sans pression mais emplis d’une curiosité et d’une envie de comprendre.