La Forêt aux Murmures resplendissait, c'était le moins qu'on pût dire. Alistair ne regrettait pas le choix de cette destination pour son escapade du jour, malgré le long trajet ferroviaire qu'elle avait nécessité et dont il aurait bien souhaité esquiver les quelques heures passées à se recroqueviller sur son siège, dans une maladroite tentative de faire oublier sa présence aux autres passagers incapables de décrocher leur regard de son masque blafard. Les habitants de Lathea n'avaient visiblement pas l'habitude de la vision qu'offrait son accoutrement pittoresque, et c'était somme toute assez logique - à Galar, peu nombreux étaient ceux qui ne connaissaient pas le Champion, et son accessoire était devenu un symbole notoire que plus personne ne questionnait. Quand on le dévisageait chez lui, c'était davantage par stupeur et admiration pour son titre que par curiosité malsaine envers un étranger à l'allure fantasque ; mais ici, dans cette région inconnue, personne ou presque n'avait entendu parler de lui, et de fait sa tenue hors du commun attisait toujours cet intérêt sordide que le jeune homme cherchait pourtant désespérément à fuir.

Transport en commun oblige, Alistair avait été contraint de garder Doudou enfermé dans sa Pokéball, et l'absence forcée du Fantominus ne l'aida guère à rester maître de lui alors que l'attention indiscrète de l'extérieur faisait peser son lourd tribut sur son esprit angoissé. Néanmoins, il avait tenu bon et était parvenu à ignorer les œillades intempestives de ses voisins de siège, son faux visage collé à la vitre tremblante du train qui fusait à toute allure entre les champs pour rallier la gare de Lucinel, à l'autre bout du pays. Le voyage avait été interminable, mais il était enfin achevé, et désormais le garçon profitait d'une quiète balade bien méritée parmi les troncs vigoureux et les buissons foisonnant de vie.

La lumière du jour filtrait doucement au travers des feuillages verts et denses qui frémissaient au-dessus de sa tête, tel le ressac incessant d'un océan inversé dont les vagues émeraudes venaient lécher en rythme le rivage azuré des cieux. Les nombreux Pokémon oiseaux qui nichaient en ces lieux chantaient à tue-tête leur harmonie de trilles aigües et de barytons sonores, et leur chorale aussi légère qu'omniprésente se mêlait aux froissements de la vaste canopée et aux craquements des larges ramures pour entonner l'hymne majestueux qui avait inspiré aux Anciens le nom de ces bois. Le spectacle était à couper le souffle pour qui décidait d'y prêter une attention sincère, et Alistair n'était certainement pas le dernier à s'émerveiller des beautés simples de la nature ; bien qu'il préférait à l'éclat étincelant du soleil les ténèbres impénétrables de la nuit, l'épaisse marée verdoyante qui couronnait les arbres tamisait suffisamment l'aura rayonnante de l'astre roi pour que son âme sensible s'inclinât face à la trame délicate des fleurs et des feuilles sublimées par une agréable lueur ambrée, qui ne reniait pas à la forêt sa part d'ombres intrinsèque.

Évidemment, il n'avait pas fallu longtemps au jeune homme pour quitter les sentiers battus investis par les promeneurs locaux afin de s'enfoncer plus avant dans le cœur sauvage de la sylve, porté par son désir de solitude et de recueillement à l'écart du monde. Doudou profitait de sa liberté retrouvée et de l'espace qui s'offrait à lui pour s'égayer parmi les frondaisons, prenant un malin plaisir à effrayer les créatures farouches qui en peuplaient les feuillées luxuriantes. Alistair laissa son fantôme divaguer sans trop s'inquiéter de ses agissements, tout absorbé qu'il était par sa contemplation rêveuse de la végétation musicienne ; il était fasciné de constater comme les arbres de Lathea semblaient si différents de ceux de Galar, plus fins et plus élancés, et s'arrêtait bien souvent pour frôler du bout de ses doigts pâles l'écorce craquelée des troncs drapés de lichens. Les fougères autour de lui s'agitaient avec vigueur à chaque fois qu'un Pokémon sauvage détalait sous l'impulsion de ses pas chancelants, et bien qu'il faisait de son mieux pour que ses explorations ne perturbent pas la faune locale, sa maladresse naturelle reprenait vite le dessus sur sa bonne volonté. Un moment, il manqua trébucher sur une lourde racine, et délogea ce faisant une famille de Rattata qui s'enfuit sans demander son reste, avec force couinements contrariés. "Dé... désolé," s'excusa-t-il piteusement, mais quand bien même les rongeurs auraient-ils pu le comprendre, leur petite queue mauve et retroussée avait déjà disparue parmi les broussailles. Doudou ricana avec mépris devant la terreur irraisonnée des ratons craintifs, ce qui lui valut un regard vide de la part de son maître. "N-nous... sommes chez eux, ici," le sermonna Alistair derrière les profondeurs impassibles de son masque. "Il faut... faire attention." Il était important à ses yeux de respecter les territoires de ces animaux pour lesquels lui et son Pokémon n'étaient que des intrus indésirés ; le garçon lui-même n'aurait guère apprécié de voir sa paix dérangée par quelque curieux avide de découvrir sa retraite sereine.

Les errances du Champion le menèrent bientôt jusqu'à une clairière aux buissons chargés de Baies chamarrées, dont l'éclat appétissant ne manqua pas d'éveiller la faim de son Fantominus indiscipliné. L'être vaporeux cessa de tourbillonner autour de son Dresseur pour fondre avec un petit cri ravi sur les fruits colorés qui portaient la promesse d'une chair juteuse. Alistair ne put réprimer un très léger sourire à la vue de son protégé croquant à pleines dents la nourriture savoureuse qui se présentait à lui ; le jeune homme marqua l'arrêt, pencha d'un côté son visage lisse et inexpressif, et puis s'approcha de l'arbuste que Doudou délestait méticuleusement de ses précieux agrumes pour se laisser tomber auprès de lui, soulagé de laisser ses jambes se reposer après sa longue traversée des sous-bois. Il ne savait à quel point il s'était écarté de la route principale, et à vrai dire, il ne s'en souciait guère : rien ne lui importait plus que de passer un après-midi agréable en seule compagnie de son Pokémon. L'esprit apaisé après le tumulte que lui avait causé son voyage jusqu'à Lucinel, Alistair tendit la main pour caresser doucement les volutes empoisonnées de Doudou, indifférent à la froide piqûre des toxines dispersées par ses gaz volatils.

Gaspar court. Il court et il ne sait même plus depuis combien de temps exactement il cavale comme ça entre les arbres ; d'ailleurs, ça relève du miracle qu'il ne se soit encore ni cassé la figure, ni tordu une cheville, ni pris un tronc en pleine face. Ses poumons sont en feu, il a un point de côté affreux et mal aux bras parce que bien sûr Silver refuse de se tenir en place. S'il avait le temps de réfléchir entre deux réflexes de survies et la panique indicible qui embrouille totalement ses pensées, il se dirait que c'est quand même assez peu commun qu'une simple balade en forêt se transforme en cauchemar à cause d'une putain de souche volante.

D'abord, il n'a pas remarquée l'ombre qui le suivait discrètement de bosquet en bosquet depuis son arrivée dans la forêt. Insouciant et déterminé à entraîner Silver, il s'est aventuré sur le sentier sans regarde derrière-lui, ordonnant ça et là à son Pokémon de lancer une attaque pour mettre en déroute quelque créature sylvestre un peu trop lente à détaler sur son passage. L'ennui, c'est que la Minidraco a commencé à être de plus en plus nerveuse, regardant derrière eux à chaque fois que ses sens apparemment plus développés que ceux de son dresseur percevaient quelque chose. D'abord plutôt perplexe, Gaspar a fini par s'exaspérer légèrement en lui demandant de se concentrer un peu et... c'est là qu'il l'a vue. La souche volante avec un visage affreusement difforme et des bras décharnés et... tout le reste. Figé d'effroi, il a commencé par essayer de reconnecter son corps et son cerveau, et puis il a reculé, prudemment, d'un pas, de deux, en lui disant de partir, mais le truc a avancé alors il a paniqué.

Et maintenant il court de toute la vitesse de ses jambes en priant pour semer l'affreuse créature qui flotte derrière-lui en poussant de longs bruits terrifiants ; d'ailleurs il ne sait plus trop quel dieu il a prié, mais ça a l'air d'avoir fonctionné. Le souffle raccourci à l'extrême, les genoux tremblants, il ose s'arrêter et prendre appui sur un arbre ; de toute façon maintenant, le pauvre trouillard n'est plus capable de courir, il n'en peut plus. Il ne reste plus qu'à espérer que le truc a dispa... non, c'est quand même pas lui là-bas, qui s'approche ? Si. Si, mais si bordel c'est pas possible, ça y est, sa dernière heure est arrivée et il va finir dévoré par une souche qui vole avec des bras, bordel. Sauf si... sauf si c'est quelqu'un, là, assis par terre avec un Fantominus ? Bon sang, il est sauvé : « Eh ! EEEH aidez-moi, il faut, il faut - aaaaaah ! »
Entre le début et la fin de la phrase, ce qu'il prenait pour un individu humain a tourné la tête vers lui, et son visage ultra flippant s'est tourné vers lui. Du coup ses jambes ont voulu faire demi-tour mais l'élan l'a envoyé directement par terre et il est beaucoup trop fatigué et terrorisé pour bouger. Celui qu'il a pris pour son sauveur est donc une autre créatures sylvestre cannibale. Et la première débarque dans la clairière. Ça y est, c'est la fin.

Était-ce des bruits de pas, ces sons précipités qui s'approchaient inéluctablement de la clairière dans laquelle Alistair et son Pokémon avaient décidé de s'attarder pour un bref répit ? Le Champion se figea à l'écoute de cette cavalcade effrénée qui résonna lourdement entre les arbres et fit frémir autour de lui les buissons appesantis de Baies trop mûres ; dérangé pendant son festin, Doudou se tourna vivement vers l'origine du bruit, les babines encore maculées de nectar sucré. Sur ses gardes, le fantôme émit un grincement sinistre derrière ses crocs retroussés, prêt à intervenir au moindre signe de danger.

Et puis l'écho de la course et son vacarme de feuilles maltraitées s'arrêtèrent aussi subitement qu'ils avaient commencé. Le jeune homme retint son souffle, incapable d'apaiser le tonnerre de son cœur qui lui martelait désormais la poitrine, puis pencha la tête, tendit prudemment l'oreille. Un silence inquiétant s'était fait au milieu des bois qui frémissaient de vie quelques instants auparavant ; l'atmosphère semblait soudain lestée de plomb, immobile, d'un calme de mauvais augure comme l’œil de la tempête. Plus aucune vibration de l'air ne trahissait la débâcle qui venait de troubler impitoyablement la paisible routine des hôtes de la forêt. Alistair attendit, les muscles tendus et les sens aux aguets, que quelque chose se passât, qu'une créature réagît, n'importe quoi ; mais son expectation appréhensive ne fut accueillie que par davantage de silence. Il n'aurait su dire si cette absence de mouvement le soulageait ou l'effrayait plus encore, et il s'apprêtait à demander à Doudou s'il avait aperçu quoi que ce fût à l'orée de la clairière lorsqu'une voix inconnue, stridente, désespérée, laissa éclater dans l'air ses trémolos aux accents déchirants : "Eh ! EEEH aidez-moi, il faut, il faut..."

Pris par surprise, Alistair eut un sursaut si démesuré qu'il bascula sur le côté et eut bien du mal à retrouver une posture décente. Une fois qu'il eut repris son équilibre, il tourna aussitôt son masque livide vers l'intrus qui avait brisé sa bulle de tranquillité pour l'apostropher sans ménagement : l'homme d'une trentaine d'années était essoufflé, arborait un visage rougi sous ses cheveux blonds en bataille et tenait un petit Pokémon serpentin serré entre ses bras tremblants. Il avait l'air terrorisé, mais certainement bien moins que le Champion qui recula sur ses fesses en frissonnant, les doigts crispés sur l'herbe tendre qui s'épanouissait à foison sur le sol fertile.

"Aaaah !" s'écria alors l'inconnu - et son visage déjà partagé entre la panique et l'épuisement se déforma un peu plus sous le coup de la stupeur, ses yeux limpides largement écarquillés et sa bouche creusée en un rictus de pur effroi. Apparemment, il n'avait pas bien supporté la vision d'horreur que lui offrait un Alistair blotti derrière ses loques sombres et son masque dépourvu de vie, et ses joues rubicondes s'agrémentèrent subitement d'une intéressante nuance de blanc maladif. Le nouvel arrivant tenta alors de s'en retourner d'où il était venu, mais ses jambes hésitèrent et s'entremêlèrent sous les impulsions contradictoires envoyées par son cerveau, jusqu'à ce qu'il finît lui aussi le fondement par terre.

La scène aurait probablement été très comique si le jeune Galarien n'était pas absolument épouvanté par l'irruption de ce Dresseur à la maladresse désolante ; le Champion aurait aimé suivre son instinct et fuir loin du danger, mais il ne parvint qu'à piétiner un peu plus à reculons sur son fessier, pour finalement s'arrêter dos contre un arbuste dont les fruits gonflés frémirent de manière inquiétante lorsqu'il se cogna contre le tronc trop frêle pour les porter. Doudou grogna méchamment en direction de l'humain inconnu qui se tortillait toujours sur l'humus frais de la forêt, et ses fumées nauséabondes se condensèrent au-dessus de son maître comme pour le dérober à la vue du monde. Sur leur passage, les feuilles des buissons se fanèrent jusqu'à se recroqueviller et tomber sur le sol en une pluie macabre, sèches et craquantes comme les vieux os d'une charogne depuis longtemps abandonnée. Spectacle lugubre s'il en était, et qui n'aurait pas manqué d'effrayer un peu plus l'homme aux abois s'il n'était pas occupé à se contorsionner parmi les racines et les fougères.

Et puis ce fut alors qu'Alistair remarqua ce qu'il finirait plus tard par identifier comme la cause de l'état de son camarade d'infortune - un petit Brocélôme au visage de souche défiguré par la tristesse, qui donnait l'air de ramper plus que de flotter dans les airs à la recherche désespérée d'une présence affectueuse. Aussitôt, l'esprit du garçon se détourna de l'étrange situation dans laquelle il se trouvait pour se focaliser entièrement sur le Spectre à l'expression malheureuse, et ce fut comme en transe qu'il se releva, des feuilles mortes parsemant ses cheveux et ses vêtements, pour s'approcher lentement du Pokémon de sa démarche quelque peu incertaine. Doudou suivait le sillage de son maître avec méfiance, ses yeux froncés oscillant entre le fantôme sylvestre et le trentenaire tombé au pied des arbres.

Alistair, lui, semblait avoir totalement oublié la présence de l'intrus ; il l'ignora superbement et le dépassa sans lui accorder un seul regard tandis qu'il voûtait doucement les épaules devant le Brocélôme, la tête penchée sur le côté dans une attitude qui se voulait docile et apaisante. "T-tout... va bien," murmura-t-il alors de sa voix à peine audible, murmure sombre qui s'élevait derrière la barrière de son masque comme un souffle monocorde. "Tu n'as... pas besoin d'être t-triste... Tu n'es plus... seul..." Sur ces mots, il lui tendit une main tremblante, hésitante, aux longs doigts pâles et fins qui restèrent un instant en suspension dans les airs, avant de s'enhardir et s'avancer, s'avancer encore... et caresser doucement la petite tête enfantine taillée dans le bois, qui sembla alors se détendre un peu face à ce contact réconfortant.

Quelques minutes passèrent ainsi, et d'autres bien plus nombreuses auraient pu les suivre si Alistair n'avait pas été rappelé à la réalité par la silhouette dégingandée qui s'agita en périphérie de sa vision. Réalisant brusquement qu'il avait laissé un pauvre Dresseur écroulé dans l'herbe sans même lui avoir proposé son aide pour le relever, le jeune homme se tassa un peu plus sur lui-même et tourna son visage indéchiffrable vers celui qui avait tout déclenché par son indélicatesse. "P-pardon... Désolé..." chuchota-t-il d'un ton tout juste assez fort pour couvrir les bruissements naturels de la forêt. Il gardait toujours une main posée sur la tête du Brocélôme, lequel avait fini par se réfugier sous l'abri rassurant de son bras enroulé de tissus et de chaînes ; les orbites vides de son masque se posèrent çà et là sur le tapis verdoyant des sous-bois, incapables de regarder en face leur interlocuteur. "Vous m'avez... fait peur." C'était une justification un peu faible, il en avait conscience, mais hélas ! c'était la vérité. Il se dandina, profondément embarrassé. "V-vous... euh... vous avez... encore... besoin d'aide ?" Doudou s'approcha sans un bruit de l'inconnu pour le renifler avec circonspection, puis lui décocha un sourire plein d'une sombre malice. "Il faut faire... attention, avec les... Brocélôme... ils s-sont du genre... craintifs." La créature poussa en réponse un petit gémissement fluet horriblement similaire au sanglot d'un enfant, et Alistair hocha distraitement la tête. "Ils ne... se montrent pas comme ça, v-vous savez... Vous avez... de la chance." Tout du moins, c'était ce qu'il pensait ; il était fort possible que l'autre ne fût pas vraiment de son avis, mais le jeune homme amateur de Spectres arrivait difficilement à concevoir qu'on pût être répugné par ces entités fascinantes.

Alors ça y est, c'est la fin. Il va mourir à cause d'une promenade dans les bois en solitaire. Et après on se demande pourquoi il n'a pas voulu chasser les Pokémon tout seul jusqu'à maintenant, hein ? Voilà, il a voulu prouver qu'il n'était pas un lâche, et maintenant il va mourir.
Silver est recroquevillée contre son torse, tremblante, et c'est peut-être pour elle qu'il est le plus désolé, finalement, parce que la pauvre petite n'avait rien demandé à personne pour se retrouver dans cette situation. Dans une tentative un peu désespérée de l'apaiser, il pose sa main sur son long corps dont les écailles fraîches frémissent au contact de sa peau, et se tourne maladroitement sur le côté pour faire obstacle au cas où le cannibale voudrait commencer par elle. Avec un peu de chance elle aura le temps de s'enfuir, hein ?

Parlant de cannibale, en osant ouvrir un oeil, Gaspar voit les pieds de la créature avancer vers lui, et il se recroqueville un peu plus sur lui-même dans un petit gémissement terrorisé, refermant les paupières aussi sec et grimaçant d'effroi. Il n'entend même pas les pas de ce truc sur le sol, à vrai dire il n'entend rien du tout que les battements frénétiques de son cœur accélérés tant par la course que par la peur. Allez, ça va tomber maintenant, un grand coup de quelque chose sur la tête et ce sera fini, il finira en ragout. Ou pire, en petits carrés de viande salés. Dire qu'Oliver ne l'a même pas rappelé... « T-tout... va bien, entend-il alors, dans un drôle de murmure bas, derrière-lui. »
Surpris, Gaspar n'ose pas ouvrir les yeux pour autant ; et si c'était un piège, une malice vicieuse pour le rendre plus docile ? C'est vrai que là il fait preuve d'une résistance hors normes... ou alors l'être maléfique aime jouer avec la nourriture ? « Tu n'as... pas besoin d'être t-triste... Tu n'es plus... seul... »
Bon sang, c'est de plus en plus bizarre, et maintenant le chanteur tremble autant que son Pokémon, recroquevillé sur le sol en position fœtale. Triste ? Plus seul ? D'accord il n'aimait pas trop ça mais il préférait encore être seul que sur le point d'être dévoré vivant par deux horribles créatures de la forêt.
Sauf que... sauf que soit le temps s'est arrêté, soit le cannibale n'a pas encore essayé de le manger. Gaspar, cependant, n'est pas assez téméraire pour oser bouger tout de suite ; ce ne sont que les gesticulations de Silver qui le convainquent de, au moins, ouvrir les yeux. 
Et il ne voit rien. Rien que cette petite clairière, déserte. Aucun bruit, non-plus, ou alors il ne l'entend pas, encore assourdi par l'effort de sa course. Toujours est-il que ce constat le pousse finalement à s'asseoir, puis à se lever, palpant tout son corps comme un miraculé serait étonné de se trouver en vie. Tout y passe : la tête, le ventre, les bras, il compte même ses doigts pour s'assurer que le monstre ne lui en a pas mangé un à son insu. Mais non, tout va... « P-pardon... Désolé... »
Le chuchotis étrange immobilise Gaspar aussi subitement que s'il avait croisé le regard d'une quelconque créature ayant le pouvoir de le changer subitement en pierre. Ce. Cette voix. C'est celle du cannibale. Le visage tordu dans une expression de terreur absolue, il tourne la tête au ralenti vers l'origine du son étouffé. Et c'est bien lui. C'est bien lui, mais cette fois, le hurlement de terreur du chanteur rester - heureusement - bloqué dans sa gorge quand il se rend compte que la vieille souche horrible est là aussi. « Vous m'avez... fait peur. »
Peur ? Lui ? Oh oui il a eu peur ça c'est sûr, d'ailleurs il est toujours absolument terrorisé mais ce n'est pas ce qu'il a dit le truc là si non il ne sait pas au secours il veut pas mourir non surtout pas aujourd'hui. Et ces gesticulations, là, c'est une danse macabre pour bénir son âme avant de l'aspirer hors de son corps non ? « V-vous... euh... vous avez... encore... besoin d'aide ?
– Par Arceus, articule-t-il du bout des lèvres sans que presque aucun son ne quitte sa bouche. »
Si c'est un rêve, c'est le rêve le plus bizarre de sa vie. A côté de la vision terrifiante de cette créature, le Fantominus est plutôt rassurant, et pour cette raison Gaspar reste en place quand le spectre s'approche de lui. Il a beaucoup plus peur de la souche et plus encore du cannibale. « Il faut faire... attention, avec les... Brocélôme... ils s-sont du genre... craintifs." »
Sans blague ? Il avait pas l'air craintif quand il le poursuivait dans les bois, vraiment pas, hein, et l'information étire les lèvres de Gaspar dans un rictus terriblement nerveux. Alors ce truc parle bien, hein ? « Ils ne... se montrent pas comme ça, v-vous savez... Vous avez... de la chance. »
De la chance ? D'avoir failli mourir mangé par un Brocélôme et un... un... ça, là, lui. « Je... me sens pas vraiment chanceux, là, dit-il sans pouvoir s'empêcher de continuer à ricaner comme un Poussifeu sur la ligne d'abattage. Il m'a... poursuivi dans toute la forêt et. Maintenant j'suis perdu. Enfin c'est pas... mon plus gros souci, là. »
La dernière phrase arrête son rire, et il adresse à la créature au visage vraiment flippant le regard le plus craintif du monde. « Tu... as l'intention de me manger ? »

L'inconnu partit d'un rire étrange, nerveux, étranglé, à l'écho tressautant qui lui donnait l'air d'un fou furieux. Ses yeux écarquillés continuaient de fixer Alistair avec un mélange dissonant de terreur et d'incrédulité, et le Champion coulait par intermittence son propre regard vide vers le visage échevelé de son interlocuteur, incapable de garder son attention portée sur lui plus de quelques secondes. "Je... me sens pas vraiment chanceux, là," glapit l'homme d'une voix rendue un peu trop aigüe par la peur. Il avait encore le souffle court et s'interrompit un bref instant pour inspirer une grosse goulée d'oxygène, les mains tremblantes, avant de grimacer à l'intention du Brocélôme toujours blotti sous le bras du Galarien. "Il m'a... poursuivi dans toute la forêt et. Maintenant j'suis perdu." Alistair eut une moue inquiète sous son masque impassible, et s'apprêtait à ouvrir la bouche pour s'excuser à nouveau et expliquer que le petit fantôme sylvestre n'avait probablement jamais eu l'intention de l'effrayer à ce point, mais l'autre enchaîna aussitôt, toute hilarité envolée : "Enfin c'est pas... mon plus gros souci, là."

L'inconnu considéra alors son cadet avec une mine effarouchée qui aurait sans doute inspiré le rire chez n'importe qui d'autre - mais pas chez Alistair. Face à la supplique muette de ce visage qui le contemplait avec effroi, le garçon ne sut comment réagir et se contenta de piétiner sur place, accentuant un peu plus les balancements réguliers de son corps malingre. Il avait mal agi, oui, il n'aurait pas dû ignorer la détresse de ce Dresseur en panique ; mais pourquoi donc fallait-il qu'on le défigurât comme s'il venait subitement de lui pousser une deuxième tête ? Ce n'était pas comme s'il allait le...

"Tu... tu as l'intention de me manger ?" murmura alors l'homme, formulant tout haut ses pensées les plus indicibles d'un ton empli de crainte. Sidérés l'un comme l'autre, Alistair et Doudou s'immobilisèrent le temps que leur esprit incrédule traitât cette question absurde ; même le Brocélôme sauvage pencha doucement sa tête de bois sur le côté, l'air de s'interroger sur l'intelligence de l'humain qui lui faisait face. Un silence inconfortable s'ensuivit, long, interminable, pour se rompre soudain lorsque le Fantominus du Champion explosa littéralement de rire, gloussant et chuintant si fort que son corps sphérique roula sur lui-même au milieu de ses fumées secouées de soubresauts incontrôlés. L'idée que cet inconnu vit en son maître si candide et inoffensif un terrible cannibale des forêts lui était visiblement d'un humour tordant, et il passa de longues minutes à ricaner tout seul, incapable de se maîtriser. Abasourdi, Alistair ne fit même pas mine d'arrêter les moqueries de son Pokémon ; son corps amorphe avait cessé de s'agiter sous le coup de la stupeur, et son masque lisse et inexpressif fixa sans sourciller le visage tordu d'appréhension de celui qui le pensait capable de le dévorer.

Le garçon ne pouvait pas le voir, bien sûr - et quand bien même il l'aurait pu, il ne s'en serait probablement pas rendu compte - mais avec son sinistre accessoire facial, les feuilles mortes qui parsemaient toujours sa chevelure ébouriffée, les vêtements lugubres qui pendaient lourdement sur ses épaules chétives, les larges semelles de ses grosses bottes à coque qui écrasaient sans pitié l'herbe sous ses pieds et les nombreuses chaînettes d'argent qui tintaient doucement contre ses flancs, il avait indéniablement l'allure d'un psychopathe échappé d'un mauvais film d'horreur ; on ne pouvait guère en vouloir à son vis-à-vis d'être impressionné, bien qu'il fît tout de même montre d'un certain excès dans l'expression de son émoi. "Euh... q-quoi ?" balbutia enfin le Champion, et sa voix frêle et hésitante contrasta étrangement avec l'aspect effrayant de son apparence. "J-je... que... pourquoi j-je voudrais vous manger ?" Doudou s'était arrêté de rire, et surveillait désormais l'évolution de la scène avec une œillade narquoise. "Je suis pas un m-monstre..." Alistair avait marmonné ces mots d'un air malheureux, et un réflexe de préservation le fit se reculer un peu. Il relâcha le Brocélôme pour serrer ses bras contre sa poitrine. "Je suis d-désolé, je voulais juste savoir... si vous alliez b-bien. Moi et Brocélôme, on voulait pas... v-vous effrayer..." Le Pokémon acquiesça d'un gémissement éploré ; Alistair recula encore, un pas, un deuxième, en secouant lentement la tête de droite et de gauche, les orbites dans le vague. "Je suis pas un m-monstre," murmura-t-il une nouvelle fois. Puis il redressa doucement la tête, planta ses yeux obscurs dans les prunelles anxieuses de son interlocuteur. "J-je... je suis un monstre ?" demanda-t-il alors d'une toute petite voix, misérable.

Les quelques secondes de silence qui suivent la question de Gaspar passent comme une éternité de plus - quand il ressortira d'ici, s'il ressort, il aura des cheveux blancs et des rides, c'est sûr. Cet absolu manque de réaction de la part de la créature lui fait craindre le pire - bien qu'il n'ait pas vraiment besoin d'aide pour ça - ; c'est vraiment terrifiant, ce visage inexpressif qui pend sur le côté, cette allure inarticulée, on dirait un pantin de film d'horreurs avec tous ces accessoires bizarres, les feuilles mortes, à moitié décomposées, qui parsèment ses vêtements... est-ce que c'est lui qui dégage un gaz toxique pour provoquer ça ? Est-ce que Gaspar est déjà empoisonné, est-ce qu'il va mourir et se nécroser comme ces pauvres feuilles innocentes... ?
Et puis d'un coup, le coeur du chanteur s'arrête ; le rire du Fantominus retentit comme une explosion et il en sursaute violemment, reculant d'un bond paniqué en poussant un petit cri de surprise. Bon sang, il a cru sa dernière heure venue, une deux ou troisième ou même quatrième fois en seulement dix minutes, c'est un peu trop pour lui, là. « Euh... q-quoi ? »
Qu'est-ce que c'est que cette voix, est-ce qu'il l'a volée à quelqu'un ? «J-je... que... pourquoi j-je voudrais vous manger ? »
Eh bien en voilà une bonne question, et à vrai dire Gaspar n'a pas la réponse, il s'attendait plutôt à l'entendre de sa bouche à lui ; enfin, si on peut appeler ça une bouche. Est-ce qu'il essaie de le leurrer ? « Je suis pas un m-monstre... »
Si Gaspar n'avait eu que le son, et pas l'image de ce visage affreux devant les yeux, il n'aurait eu aucun mal à croire cette affirmation tremblante ; la voix fragiile et tremblante de ce qui se tient devant-lui le fait au moins hésiter, la surprise lui fait même abandonner son expression terrorisée, sans le faire exprès.
L'individu recule, relâchant le monstre-souche pour se recroqueviller et cette fois, Gaspar comprend un petit peu mieux le vous m'avez fait peurde tout à l'heure. Contre toute attente, il semblerait que ce soit vrai. « Je suis d-désolé, je voulais juste savoir... si vous alliez b-bien. Moi et Brocélôme, on voulait pas... v-vous effrayer... »
Eh bien dans ce cas il faudrait peut-être voir à ne pas se balader accoutré de cette façon, se dit finalement le chanteur en retrouvant de sa superbe, plaçant ses mains sur ses hanches avant de froncer les sourcils. Quant au Brocélôme, il devrait essayer de ne pas pousser ces cris effrayants tout le temps ; pour son aspect flippant, il se débrouille, qu'il achète une guirelande.  « Je suis pas un m-monstre, répète le drôle de gars, et Gaspar s'apprête alors à répliquer qu'il n'a qu'à pas en avoir l'allure, dans ce cas. »
Sauf que l'attiteude vulnérable de ce drôle de truc ne peut pas lui échapper, quand bien même il frémirait de peur en voyant le visage livide se redresser vers lui. « J-je... je suis un monstre ?
– Je ne sais pas, répond-il donc, d'une voix un peu méfiante, en croisant les bras sur son torse. J'en sais rien, je te connais pas. Et tu en as un peu l'allure. »
Ouais, très clairement, mais bon, il ne faut pas juger les gens sur leur apparence, hein ? C'est en se répétant cette phrase mentalement que le chanteur parvient à rassembler assez de courage pour continuer, d'un ton aussi doux que possible dans la mesure où il est encore mort de trouille. « Tu... tu as un nom ? Et qu'est-ce que t'es, au juste ? »