«Ça fait bizarre de revenir ici, tu trouves pas ?»

Il me semble que nous ne sommes plus exactement les mêmes que lors de notre premier passage dans la ville abandonnée et ses vieux quartiers. Mes pas m’ont éloigné d’Enoville pour me diriger vers cette région pourtant nauséabonde et peu agréable, celle des restes tristes de Myrtha. Je devrais m’en tenir loin après mes mésaventures ici, pourtant j’y ai forgé d’innombrables souvenirs, certains heureux, d’autres moins. Surtout, j’ai envie de me soustraire à la sensation envahissante de la grande cité, celle où je ne croyais jamais remettre les pieds. Pourtant, certaines choses ne se contournent pas pour toujours. Je me devais de visiter mes parents après tout. C’est bien la moindre des choses. Mon expérience s’est avérée aussi anxiogène que je l’avais prévu. C’est presque en frôlant les murs que j’ai manœuvré les rues, jetant sans cesse des regards autour de moi, éperdu d’anxiété, à la recherche de ces visages que je désire à tout prix éviter.

À commencer par Jasper. Surtout, je ne veux pas voir Jasper. Je ne veux pas son regard sur moi, son incompréhension, son jugement. Je refuse de voir la déception dans ses yeux; de devoir lui justifier ce départ quelque peu violent. Et Shade. Même si une part de moi s’ennuie profondément de nos discussions et de sa présence, je ne crois pas avoir la force de l’affronter avant un moment. Alors je me suis éloigné d’Enoville, plein d’espoir de tous leur échapper… et à l’étendue de ma honte.

Je suppose que ce ne doit pas être bien étrange pour Hymne. Elle retrouve l’endroit où elle a passé la majeure partie de sa vie après tout. Je guette sa réaction, attentif à ses émotions. Si nous sommes loin de l’endroit où nous nous sommes croisés au départ, son visage ne s’en illumine pas moins. L’enthousiasme l’a gagnée et elle flotte autour de moi en regardant partout, comme pour s’imprégner de ce milieu pourtant plutôt immonde. Tout comme Enoville, ces vieux quartiers n’ont pas changé depuis notre dernier passage. Je me fais la réflexion que tous les deux nous retrouvons aujourd’hui notre terre natale, avec des réactions totalement opposées. À voir la Korillon aussi heureuse d’œuvrer là où pour elle tout a commencé, je me questionne sur sa capture. Lui ai-je volé son enfance sans le désirer ? L’ai-je privé d’un monde auquel elle était attachée ? C’est difficile à dire. Il me semble que le Pokémon Psy est toujours enthousiaste, heureuse et épanouie peu importe où elle se trouve, contrairement à moi qui me découvre des tendances casanières de plus en plus. Mon métier m’y oblige certainement, mais ce n’est pas tout.

«Ne t’éloigne pas trop tout de même, Hymne.»

Parce que j’ai peur que si je la laisse partir, elle ne reviendra pas ? Parce que sa présence est lentement devenue indispensable pour calmer mes plus violentes émotions ? La petite m’a entendu, car elle s’est arrêtée. Désormais je parviens mieux à la canaliser mais tout de même. Aujourd’hui regrette-t-elle la décision qu’elle a prise en venant avec moi ?

Je sais, je suis fragile. Ce n’est pas la faute d’Hymne si je doute, elle elle fait comme à son habitude. La regardant déambuler dans les ruelles, renverser une poubelle pour causer du bruit puis revenir en riant à sa manière si unique, j’en prends conscience. Ces derniers temps ont été plus difficiles pour mon anxiété, surtout avec cette visite à ma famille qui, somme toute, ne s’est pas mal déroulée. C’est juste que… Il y a une sensation d’accumulation. Et lorsque la fatigue s’installe, je ne parviens pas exactement à me mesurer à mes pensées parasites. Je doute et je me fatigue d’autant plus. C’est un cycle que je dois briser si je veux éviter de déraper à nouveau. Heureusement, la Korillon veille, à sa manière enfantine et naïve. Je peux sentir son regard sur moi à de nombreuses reprises. Elle revient toujours, pour secouer son grelot et me bercer de sa musique avant de repartir pour mieux dépenser son indomptable énergie. Ce rituel, après une dizaine de minutes, a finit de me rassurer : pour le moment Hymne n’a pas l’intention de me laisser seul face aux Vieux Quartiers. Je me laisse guider inconsciemment par ses mouvements à travers les rues. Je ne sais pas où je me trouve exactement, mais elle semble bien connaître cet endroit. Je me laisse donc être celui qui accompagne pour une fois plutôt que l’inverse. À voir où cela nous mènera.

Je profite de ne pas avoir à me soucier de ma destination pour me concentrer sur de simples sensations, comme celle de ma respiration. Je peux sentir l’air entrer et sortir de mes poumons avec de plus en plus de calme. Un état presque méditatif s’installe en moi, si bien que je ne remarque plus vraiment ce qui m’entoure. Seul le son du grelot d’Hymne me guide réellement et j’obéis à sa musique avec grande docilité. C’est drôle comment on peut trouver une sensation de paix dans les lieux les plus saugrenus. Ou peut-être est-ce simplement la présence de ma compagne. Dans tous les cas, alors que je reprends conscience, la ville a changé, devenant progressivement plus abîmée à mesure que nous avançons vers l’épicentre. Nous en sommes encore loin, si bien que j’arrive encore à respirer assez bien pour le moment. Hymne, elle, ne semble pas du tout incommodée. Par contre, voyant que je suis de retour parmi les conscients, elle vient me voir pour solliciter la compagnie d’un autre Pokémon originaire d’ici : Allégresse. J’accepte avec un sourire, il lui fera du bien de se délier les pattes. La chenille apparaît devant nous avec son habituel expression de défi, déjà prête à en découdre.

Elle ne met pas bien longtemps à dénicher un adversaire d’ailleurs. Sur un mur à moitié affaissé est juché une créature qui nous toise d’un air mauvais. Probablement cette place publique est-elle son territoire ? Je ne connais que peu de chose de cette espèce dont je mets un moment à me souvenir du nom. Il s’agit d’un Scorplane. Pendant un moment, j’appréhende un peu ce combat qui semble inévitable… N’est-ce pas que ces bêtes sont de type Vol ? Je peux voir d’ici son dard bien pointu, ses crocs acérés… On ne dirait pas un truc bien sympathique et pourtant la Lépidonille ne recule pas. Son assurance m’a toujours étonné, surtout voyant sa petite taille. La Korillon, elle, fait signe au nouveau venu avec son enthousiasme habituel. Je reconnais bien là ma petite équipe. Je soupire. Dire que je venais de retrouver la paix intérieure ! Le Scorplane siffle en notre direction, plus particulièrement celle de Allégresse qu’il semble avoir désigné comme son adversaire. Tant mieux, car je doute que la petite Hymne aurait été en mesure de se mesurer à lui. D’un geste leste, la chauve-souris se laisse tomber de son perchoir, glissant sans bruit, directement vers nous.

Le cri du Scorplane aussitôt me fait trembler. Dans quel genre de mouise la Lépidonille a-t-elle mis les pattes ? Qu’est-ce que je ferai si elle est blessée ? Nous sommes loin des centres Pokémon après tout. Je peux sentir la peur et le stress monter. Il me semble qu’il aurait été plus simple pour nous d’éviter ce combat et de quitter cette large place. Même Hymne semble un peu moins rassurée désormais, me rejoignant comme pour se rassurer. Pourtant ce qui suit nous surprend tous les deux. À l’approche de son adversaire, Allégresse s’est concentrée. Le Pokémon sauvage s’apprête à lui enfoncer son dard mais c’est sans compter l’étonnante agilité de la chenille qui saute brusquement sur le côté pour l’éviter, avant de se lancer héroïquement sur son dos. Que prépare-t-elle ? La voir s’envoler sur le dos du Scorplane désormais déstabilisé par le poids de la Lépidonille me fait couiner d’inquiétude. Puis, d’un coup de ses mandibules, elle mord la chauve-souris, à la base du coup, faisant hurler de douleur son ennemi. Sa trajectoire se trouve brusquement changée… Ils vont s’écraser ! Le Scorplane effectivement se dirige tout droit vers le sol, et je pense qu’Allégresse vivra le même sort mais elle saute au dernier moment, directement dans mes bras, laissant son ennemi se vautrer tout seul.

L’impact significatif du Scorplane sur le sol mêlé de la surprise accompagnant l’arrivée d’Allégresse dans mes bras me fait sursauter et reculer. Je mets un moment à réaliser ce qui vient de se passer… tout s’est déroulé beaucoup trop vite ! Tandis qu’un nuage de poussière s’élève autour de notre adversaire, Hymne et moi nous concentrons plutôt sur la petite chenille qui émerge rapidement d’entre mes mains, roucoulant de manière presque diabolique pour fêter son petit exploit. Voyant qu’elle n’a rien, je peux respirer un peu mieux. Malgré tout, je ressens encore une fois ce petit malaise face à son grand côté combattif : rien ne l’arrêtera jamais j’ai l’impression. La Korillon émet un petit bruit incertain, me cherchant des yeux. Malheureusement je n’ai aucune explication à lui fournir. Le comportement de notre amie ici présente m’est tout aussi étranger qu’à elle.

«Tu… tu as gagné je pense, Allégresse…» je fais à mi-voix, encore impressionné par sa performance.

Je n’aime pas les combats, mais je dois avouer que la petite était vraiment impressionnante contre cet adversaire que j’ai jugé rapidement plus puissant qu’elle. La petite saute de mes bras comme en voulant dire «bien sûr, tu t’attendais à quoi ?» et se dirige vers la chauve-souris qui se redresse très péniblement. Que va-t-elle faire ? Pour le moment, elle se contente de le regarder, presque désintéressé. Pour sa part, le Scorplane semble à la fois effrayé et respectueux d’elle… Qu’est-ce qui se passe ?

Effectivement, la chauve-souris se redresse difficilement, l’échine basse, observant la chenille d’un œil nouveau, bien plus modeste. Allégresse l’ignore presque, entreprenant de se nettoyer suite à ce court mais intense combat. Ce qui se produit alors me sidère : le Scorplane émet de petits bruits pour attirer l’attention de la chenille, comme en guise de soumission ! Cette dernière ne répond pas même pas. C’est là qu’il lève les yeux vers nous et se dirige en boitant quelque peu en notre direction. La Korillon s’approche à son tour, bien plus accueillante que notre alliée. Elle émet de petits bruits rassurants pour le Scorplane qui semble toujours aussi peu rassuré. En tout cas, il a de l’intérêt pour nous. Il veut entrer en contact. Je me penche vers lui pour attester de son état de santé. Hormis la mauvaise chute, il ne semble pas trop en mauvais état, peut-être un peu sonné. Par contre, la morsure de la chenille doit bien l’élancer. Je sors de mon sac un pot de pommade et le présente au Pokémon sauvage qui, curieux, renifle puis lèche la crème.

«Ce n’est pas pour manger, c’est pour ta blessure. Tu me laisse en mettre dessus ? Ça devrait te soulager.»

Je ne sais pas trop ce qu’il a compris, dans tous les cas il se montre docile quand je lui applique l’onguent. Je peux le sentir se détendre : il a compris au moins que de mon côté, aucun mal ne lui sera fait.

Moi qui le trouvais effrayant, je dois avouer qu’il est quand même un peu mignon. Alors que j’applique l’onguent sur la blessure, je l’entends émettre un petit grognement satisfait. Je range la crème dans mon sac en le regardant avec un sourire; pour sa part Allégresse est déjà partie plus loin à la recherche de son prochain adversaire. Maintenant que je sais le Scorplane en sécurité, il est temps de continuer notre route effectivement. Je salue donc le petit étranger avant de lui tourner dos. Hymne lui adresse elle aussi un dernier salut avant de me rejoindre, en tintant comme à son habitude. La voyant revenir à moi aussi promptement, je me demande ce qui m’a pris tout à l’heure de douter de son intérêt à rester avec moi. Je ne saurai jamais expliquer ce qui l’a mené à mes côtés, dans tous les cas nous sommes rapidement devenus inséparables, du moins je n’ai jamais pu trop m’éloigner d’elle ! J’apprends encore à apprivoiser son indomptable énergie, mais je dois avouer beaucoup apprécier sa présence et sa gentillesse. C’est d’ailleurs elle la première qui remarque que nous sommes suivis. Elle me le fait remarquer et je me retourne pour voir que le Scorplane nous a emboîté le pas, avec une certaine timidité. Voyant que nous l’avons repéré, il nous offre un regard plein d’espoir. Qu’espère-t-il ? De la nourriture ?

«Oh… Tu veux venir avec nous Scorplane ?»

J’ai mis du temps à comprendre, mais il semblerait que j’ai vu juste. Le Scorplane redresse la tête avec un grand sourire, battant de ses pinces pour signifier sa réponse positive. Oh ! Je ne m’attendais pas à autant d’enthousiasme tout de même. Heureuse d’avoir un nouvel ami, la Korillon se met à lui tourner autour en oscillant joyeusement, produisant une douce musique. Je récupère donc une balle vide dans mon sac et la lance sur le Pokémon sauvage qui y disparaît rapidement. Le tout est très bientôt confirmé : nous avons un nouveau compagnon dans l’équipe. Je me penche pour attraper la sphère et la range à ma ceinture. En d’autres circonstances, j’aurais rapidement libéré son occupant afin qu’il jouisse un peu de notre promenade, mais il vaut peut-être mieux pour le moment qu’il se repose suite à son dur combat. L’excitation m’a gagné, a remplacé l’anxiété que je ressentais en pénétrant dans les Vieux Quartiers. Encore, cet endroit est synonyme de renouveau pour moi, de nouvelles rencontres.

«Restons à l’affût, peut-être que d’autres Pokémon intéressants se cachent ici. Allégresse, tu t’occupes de notre protection, et toi Hymne, reste auprès de moi, on va voir si on peut trouver quelque chose d’intéressant tous les deux.»

J’offre un petit sourire à mon amie, le premier il me semble depuis trop longtemps. Cela semble la satisfaire, puisqu’elle se met à se dandiner sur place. Ça tombe bien, j’aime lui faire plaisir.

Ainsi nous nous remettons en route, laissant les événements de la capture derrière nous. Le silence s’installe de nouveau dans la vieille Myrtha, si on omet évidemment les murmures joueurs du vent. Même Hymne me semble silencieuse, mais un regard vers elle me rassure : elle est simplement concentrée à sa tâche de dénicher de nouveaux Pokémon. Ce n’était pas du tout mon plan en m’aventurant ici. Fuir Enoville habitait mon esprit, calmer le flot de mes pensées, me détendre. Or, j’ai trouvé en cet exercice de capture quelque chose qui y ressemble, ou du moins qui me distrait assez. Je sais aussi que la Korillon apprécie particulièrement ce genre de moments. Des fois, j’ai l’impression que son côté sociable ne peut être pleinement satisfait… Voilà qui m’amène à penser qu’elle est probablement mieux avec moi à Jude’s Creek. Au moins, à l’élevage, elle rencontre une panoplie de gens et de Pokémon différents. Dans cette vieille ville abandonnée, il devait souvent lui arriver de se sentir seule.

«Tu es heureuse avec moi, Hymne ?»

Je ne sais pas à quoi ça sert de lui demander, il me semble qu’elle répondra toujours à l’affirmative. Mais à la manière dont je la regarde, j’espère qu’elle comprendra que j’attends d’elle une réponse réfléchie, sérieuse. En est-elle simplement capable? J’oublie parfois à quel point elle est jeune, un bébé Pokémon.

Qu’interprète-t-elle réellement de mes paroles ? Je ne suis jamais certain de sa compréhension il faut le dire. Certains moments, je méprends son incompréhension pour de l’opposition il faut dire, particulièrement en ce qui touche l’espace personnel. Un concept qui demeure à élucider pour Hymne. Pourtant, la gravité de mes paroles l’a interpelée. Je sais qu’elle essaie de comprendre ce que je dis, même si elle ne se départit pas de sa candeur habituelle. Elle fait tinter son petit grelot comme pour tenter une réponse, et je devine qu’elle ne comprend pas tout à fait le sens de ma question. Je soupire. C’est probablement peine perdue d’avoir l’heure juste avec elle. Il faut dire qu’il y a d’autres moyens de me rassurer à ce sujet. Car c’est bien ce que j’espère. Avoir l’esprit tranquille par rapport à cela.

«C’est juste que des fois je me demande si tu ne serais pas plus heureuse de retour chez toi, à pouvoir faire ce que tu veux. Tu as toujours voulu me suivre, mais je me demande vraiment pourquoi. Ce n’est pas toujours facile d’interpréter tes désirs, car tu as toujours l’air trop heureuse !»

Trop ? Peut-être l’est-elle réellement, à vrai dire. Difficile de le savoir au vu de sa personnalité. C’est bien là le nœud du problème. Ça et mes insécurités aussi.