«Bonjour Daniel, je suis Rebecca Ebstein l’épouse de Samuel Ebstein. Je t’écris car mon mari a disparu hier soir de notre demeure de Nathalia. La dernière fois qu’il a été aperçu, peu avant 17 heures hier, il portait un manteau noir et une casquette à l’effigie d’un Keunotor, des jeans sombres ainsi que des baskets rouges. Ces derniers jours, il avait un discours de plus en plus incohérent et des indices indiquant l’arrivée d’une crise de manie. Il est aussi habité de pensées suicidaires depuis quelques jours. Nous craignons le pire. Nous apprécierions beaucoup ton aide pour le chercher dans les Vieux Quartiers, un lieu où il a l’habitude de se rendre lors de ses pires crises. Je te joins toute l’information nécessaire.»

Je suis mal. Si je n’ai jamais été particulièrement proche de Samuel, cette demande d’aide de la part de sa femme, quelqu’un que je n’ai jamais rencontré, m’a complètement bouleversé. En recevant ce courriel ce matin je n’ai pas hésité à tout laisser aux mains de mes employés pour rejoindre cette petite expédition au cœur des vapeurs toxiques, malgré la peur qui me noue les tripes. On m’a remis, pour l’occasion, un équipement de protection destiné à m’éviter le pire. Pourtant rien ne me protège de mes pensées houleuses, du trouble grandissant que je ressens face à la détresse de cette connaissance et ancien client du même centre de réhabilitation pour personnes atteintes de différentes problématiques de santé mentale. Samuel souffre d’un trouble bipolaire avec manie, qui l’emporte parfois dans des projets impossibles et dangereux, ou encore dans les abysses de la dépression. Chacun de ces deux pôles tout aussi souffrants l’un que l’autre.

C’est préoccupé donc que je fais mes premiers pas au cœur de ces sinistres quartiers, l’œil attentif, la main posée sur mes balles. Si mes compagnons sont restés à l’intérieur, c’est surtout pour leur éviter de respirer cet air toxique. Néanmoins je connais la réputation des lieux : plusieurs créatures pourraient venir à ma rencontre et ce faisant, j’aurai besoin de leur aide. Pourvu que ce ne soit pas nécessaire.

Le masque, déjà, m’indispose. J’ai l’impression d’être envahi de ma propre respiration, pourtant je poursuis ma route sans m’en soucier. Certaines raisons valent bien un peu d’inconfort; la vie d’un homme par exemple. Quelque part en moi je ne parviens pas à me résoudre : non c’est pleinement impossible, Samuel ne fera pas quelque chose d’imbécile aujourd’hui. Du moins pas tant que nous sommes là, à le chercher, à lui assurer notre soutien malgré cette maladie qui l’afflige et qui vient voiler ses sens. J’ai serré les dents sans même m’en rendre compte, intimidé par cette ville fantôme, par cette démarche, cet équipement… Je me demande combien de fois Rebecca a dû passer par ce genre d’action de grande envergure pour retrouver son époux, combien de fois elle s’est fait du souci pour lui. En l’épousant, elle connaissait parfaitement ce qu’il fait de vivre avec quelqu’un aux prises avec une telle condition. Je l’admire en un certain sens; ou du moins la respecte : il existe chez elle une force dont je m’inspire pour traverser cet endroit, délaissant le plus possible mes inquiétudes, mon manque flagrant de courage. Mes doigts passent d’une balle à l’autre, comme si je puisais chez mes alliés la force de poursuivre.

Il y a une créature non loin, je peux presque le sentir. J’entre dans un vieux bâtiment, craintif et prudent. La structure me semble peu solide, abîmée par le temps et les vapeurs particulières de cet endroit. Je n’aime pas le silence : en suivant cette piste je me suis éloigné des autres volontaires. Pourtant il me faut voir si ce bruit que j’ai entendu n’est pas mon ami. Mes doutes se trouvent rapidement vains, il ne s’agit que d’un Skélénox qui surgit du plancher en tentant de m’agripper les jambes. Dans un cri, je tente de m’en débarrasser avant de faire appel à Ardeur. Le petit singe tente tout d’abord de griffer son adversaire, mais voyant que ses attaques ne font que passer au-travers de ce corps spectral se décide à utiliser ses Flammèches. Le fantôme prend peur; il est probablement de bas niveau et n’avait aucun désir de poursuivre ce combat puisqu’il prend la fuite, quelques part dans les murs de cet immeuble. J’inspecte rapidement les lieux avant de conclure : non, Samuel n’était pas ici. Ce que j’ai entendu devait effectivement être ce pauvre spectre. Je rappelle donc Ardeur à sa balle pour le moment, espérant ne pas trop faire de mauvaise rencontre à nouveau.

Je laisse donc l’immeuble abandonné derrière moi, regrettant déjà la présence du petit singe. Fidèle à lui-même, le Ouisticram a proposé son aide, de son sourire qui aurait pu me convaincre. Néanmoins je n’ai pas pu m’y résoudre : la perspective de le voir souffrir pour simplement me rassurer ne fait aucun sens. S’il doit me protéger alors soit : ce sera de cette manière, la plus rapide possible pour lui éviter trop de dommages. C’est fou, maintenant que je me suis éloigné du groupe tout me paraît une menace et je sens l’anxiété qui augmente progressivement dans ma poitrine. Je la combats à l’aide des techniques apprises : j’adopte une respiration profonde qui m’aide à éloigner le stress. Puis je combats mes pensées erronées une à une.

Ça fonctionne, du moins c’était le cas avant qu’un tintement se fasse entendre au loin, quelque part. Gling gling ! Gling gling gling ! On dirait que le bruit se rapproche… Qu’est-ce que ce peut bien être bon sang ? Est-ce un autre volontaire qui, désirant nous alerter quant à la trouvaille que nous attendons tous, a fait sonner une cloche ? Sur mes gardes, je m’arrête de marcher pour voir un globe flotter jusqu’à moi. Un éclat pâle de soleil vient éclairer sa coquille dorée. Dans quelque temps, il sera sur moi.

Ce son me glace le sang. Il s’est formé ici une brume qui sans trop miner la vue crée une forme d’écran entre réalité et mensonge. En s’approchant, cette forme me paraît franchement inquiétante, son dessin parmi le brouillard me paraît particulièrement menaçant malgré sa grandeur dérisoire. Il en faut peu il faut dire pour activer mon imagination fertile et dramatique, peu pour me mettre sur mes gardes. Encore une fois, j’ai attrapé la balle d’Ardeur mais hésite à en faire appel. Quelque chose me pousse à une autre forme de prudence, quelque chose qui me rassure et m’appelle au calme. Il vaut mieux attendre de voir cette chose se préciser avant de me faire des conclusions hâtives à son sujet. Voilà qu’elle arrive finalement… Effectivement, une coque dorée, un ruban rouge, un grand sourire naïf… qu’est-ce que… ? Je l’ignore, mais à la manière dont elle danse autour de moi je dois m’avouer assez charmé.

«Tu es un Pokémon, mais je ne connais pas ton espèce. Tu fais beaucoup de bruit en tout cas.» je fais sans jugement.

Un coup du Pokédex m’apprend qu’il s’agit d’un Korillon, une créature capable d’émettre de nombreux sons effectivement. Un Pokémon psychique qui s’approche sans méchanceté, avec plutôt une grande curiosité. Que me cherche-t-il ?

Sa curiosité a quelque chose de charmante. Elle me rappelle un peu celle du Ouisticram. Néanmoins le Korillon est bien plus intrusif en son genre, s’approchant pour m’observer sous toutes mes coutures en portant une attention particulière au dispositif qui me permet de respirer en toute sécurité ici. Lui semble natif de cette région, j’ai l’impression que cet air ne lui fait plus rien… Que penserait-il d’un environnement plus pur tel que Jude’s Creek ? J’ignore pourquoi l’idée m’a traversée, dans tous les cas je tente de me débarrasser de l’examen un peu intrusif de la créature en me remettant en marche. Malheureusement le Pokémon Psy me suit avec acharnement, rigolant à chaque fois que je me retourne pour l’observer et le surveiller. Au bout d’un moment, je prends assez goût à ce petit jeu et fait exprès pour exagérer mes expressions faciales pour l’amuser davantage. C’est drôle, grâce à lui j’ai totalement oublié mes craintes préalables de cet endroit. Il m’a offert la distraction nécessaire à mes angoisses infondées.

«Tu connais bien cet endroit, n’est-ce pas Korillon ? Connaîtrais-tu un endroit où des personnes un peu perdues pourraient se rendre ? Je cherche un ami à moi tu vois… il ne va pas très bien et je suis inquiet pour lui.»

Que comprend la créature de mon petit discours ? J’imagine que nous le saurons bientôt.

Le Korillon m’observe en oscillant d’un côté et de l’autre. Son regard est rivé sur moi pourtant il est inattentif : il produit des petits tintements sans trop porter attention à ce que je viens de lui demander. Je soupire, c’était effectivement un plan un peu désespéré de mettre ma confiance en une petite créature comme celle-ci. Ce n’est pas bien grave. Au moins sa compagnie est agréable. Je lui souris donc avant de poursuivre ma route, rassuré de voir qu’il me suit toujours. Cette partie des Vieux Quartiers devaient être occupés jadis. Il s’agit d’une sorte de place publique, avec un terrain gazonné, quelques bancs rouillés et une vieille fontaine désaffectée. L’eau qui reste en son cœur est stagnante, il s’en dégage une odeur fort désagréable. Je peux voir le passage de mes coéquipiers dans la poussière : ils ne doivent pas être très loin. Ont-ils exploré chacun de ces bâtiments ? Le masque me serre, j’ai l’impression de ne pas respirer convenablement, ainsi je décide de prendre une pause avec mon petit compagnon qui sans la moindre gêne vient se jucher sur ma tête en émettant sa douce musique. Cette musique qui a quelque chose de féérique et de rassurant. Encore une fois, je suis heureux qu’il soit là à mes côtés.

«C’est quand même dommage ce qui s’est passé ici.»

Qu’est-ce qui attire Samuel dans un milieu aussi inhospitalier ? Quelle idée de grandeur l’a convaincu de s’aventurer ici ? Qu’espère-t-il ce faisant ? J’essaie de retracer ses pas, de me mettre dans sa peau; néanmoins je doute qu’il n’y aille de véritable logique à ses actions. Pas en ce moment, pas dans un tel état de détresse. Oh, il y a certainement une logique qui lui appartient, mais prétendre pouvoir la déchiffrer sans vivre le poids de sa maladie… Non, encore une fois je n’irai pas prétendre comprendre même si nous avons un vécu partagé lui et moi. Je soupire, bercé par la musique doucereuse du Korillon qui me semble désormais plus calme, presque contemplatif. Sent-il mon inquiétude et mon émoi ? Où est passée son énergie débordante ? Je décide de ne pas le questionner pour simplement apprécier ce moment un peu unique. Je peux me sentir m’attacher : le poids sur ma tête me paraît déjà familier en un sens. Néanmoins lui proposer maintenant de me rejoindre n’est pas opportun. Nous aurons l’occasion de nous pencher sur la question à un autre moment, un moment moins intime.

L’instant dure encore. La place est silencieuse, trop. Si Samuel se trouve réellement dans les Vieux Quartiers c’est ailleurs qu’il a trouvé refuge. Après un long soupir, je me redresse et incite mon nouvel ami à me suivre. Je constate que le groupe de volontaires s’est dirigé plus profondément vers l’Ouest, c’est vers le Nord donc que nous nous dirigerons. Je sais que plus nous progresserons, pires seront les émanations toxiques et plus inhospitaliers la route sera. Pourtant quelque chose me dit qu’un jeune homme en recherche d’une mission importante se trouverait nécessairement ici, à chercher je ne sais quoi. En espérant le retrouver assez rapidement. Tandis que nous marchons, je présente un peu Samuel au Korillon.

«Sam c’est vraiment un bon gars. Il te donnerait la chemise sur son dos si tu en avais besoin. Il a ce sens de l’humour un peu piquant mais… Cela fait partie de son charme. Parfois, j’ai l’impression qu’il fait l’andouille juste pour éviter de se confronter à ses émotions. Mais il n’est pas méchant du tout. Quand on s’est rencontrés au centre, il a été mon premier allié là-bas. Il m’a aidé à me sentir un peu plus à ma place.»

Une tâche presque impossible et pourtant réussie par le jeune homme au sourire contagieux.

«Tu as des amis ici toi ? C’est surprenant de penser qu’un être aussi joyeux puisse se plaire dans un lieu pareil. Tu me fais penser un peu à Entrain à vrai dire, je pense que vous vous entendriez bien tous les deux.»

En d’autres circonstances, je n’aurais pas hésité à appeler mon compagnon pour une rencontre entre les deux. Il faudra attendre d’être en lieu plus sûr. Pour le moment, nos pas nous mènent directement vers les zones les plus infectées et pourtant le Korillon ne fléchit pas un seul instant, affichant toujours la même bonne humeur. Pour ma part, je me suis mis à appeler au hasard dans les ruelles, visitant quelques immeubles que je dois illuminer d’une lampe de poche tant il fait sombre à l’intérieur. À chaque fois, le Pokémon Psy m’accompagne, à la manière d’une ombre et semble couvrir mes arrières. Il s’est fait cependant un peu plus silencieux depuis notre échange sur la place. Il y a ce sentiment d’oppression, de tension. Je n’aime pas ça et pourtant j’ai l’impression de me rapprocher du but. C’est dans une maison abandonnée que j’obtiens quelques réponses. Dans un coin de la pièce, une araignée nous surveille. Il s’agit d’un Mimigal qui nous voyant arriver se rétracte un peu sur lui-même. Je ne lui accorde qu’une brève attention puisqu’au centre du salon je retrouve quelque chose qui fait chavirer mon cœur.

La casquette Keunotor. Elle gît là, sur la moquette délavée, abandonnée depuis on ne sait combien de temps. La voyant, je me précipite à elle pour la récupérer, la pressant entre mes doigts en étant parcouru d’un mauvais pressentiment. Je donne l’ordre bref au Korillon de chercher à l’étage tandis que je fouillerai le rez-de-chaussée; étonnamment c’est sans rechigner que le petit s’éloigne pour obéir à ma demande. Resté seul ici, je me mets à arpenter toutes les pièces, l’estomac retourné, hanté par la peur de retrouver… Non, je ne dois pas céder à ces scénarios dramatiques qui m’assaillent. Je dois rester calme. Encore une fois, je prends un moment pour prendre de longues respirations histoire de calmer l’émoi qui lentement s’installe. La cuisine et la salle d’eau du rez-de-chaussée ne m’offrent rien du tout. Il y a ici une chambre, je mets un moment à la visiter puisque de nombreux meubles ont été renversés et leur contenu jonche le sol. Je vais même voir dans la garde-robe sait-on jamais… Pourtant je ne retrouve rien, rien qui m’indique qu’il pourrait être passé par ici. Je rejoins ensuite mon compagnon improvisé à l’étage et bientôt fais le même constat que lui : la maison est vide. Samuel est peut-être passé par ici, mais il n’y est plus. Je décoche mon walkie-talkie de ma ceinture. Il me faut prévenir les autres.

Mes mains me paraissent lourdes et engourdies alors que je m’empare de l’objet. Un instant, je ne parviens plus à me souvenir comment il fonctionne, ce qui me revient quelques secondes frustrantes après. Mon agitation a attiré l’attention du Korillon qui ne semble pas comprendre ce qui m’anime soudainement. Son regard se rive régulièrement vers la casquette alors que je parviens enfin à activer le walkie-walkie.

«Hello ? Hello ??»

De la statique. Voilà tout ce qui me répond pendant ce qui me semble une éternité. Je répète à quelques reprises, avant d’entendre l’appareil gricher entre mes doigts et une voix en émaner, celle de Rebecca.

«Rebecca à l’appareil, qui est-ce ?»

«C’est Daniel. Je me trouve dans la partie nord de la ville et j’ai retrouvé la casquette de Samuel abandonnée dans une maison. J’ai fouillé la maison, aucune trace de lui. J’aurais besoin d’aide pour fouiller le périmètre.»

Un silence. J’imagine que ce n’était pas les nouvelles qu’elle avait envie d’entendre. Je peux sentir mon cœur se serrer. Si cette entreprise est pénible pour moi, je ne peux même pas imaginer ce qu’elle peut vivre de son côté.

«D’accord. Nous arrivons. Envoie-nous tes coordonnées exactes je t’en prie.»